PENSEE / Nihilisme et vitalisme : Nietzsche et le vitalisme (1)
1. Nihilisme et vitalisme
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Nous allons voir en quoi nihilisme et vitalisme ne s’opposent pas mais se complètent, se prennent de vitesse et se renversent l’un l’autre. Tous les deux sont nécessaires. Pour le comprendre, il faut voir dans le nihilisme actif de Nietzsche, qu’il nomme « nouvelle version du pessimisme » 10[3] ou « philosophie à coup de marteau » CI, un simple scepticisme, une manière de faire table rase, de dégager un champ d’expérimentation pour la philosophie du futur mais aussi pour la vie. Deleuze dirait un nouveau plan d’immanence. Vient ensuite le vitalisme, l’activité créatrice proprement de la philosophie. Cette seconde étape est le peuplement du plan d’immanence par les concepts AC, VP ou les intercesseurs NW, ces personnages qui tels Dionysos ou Zarathoustra, rendent vivante la philosophie, l’animent. Cette deuxième phase constitue, en vérité, l’intensification, l’aboutissement de la première, c’est pour cela qu’on ne peut pas dire que nihilisme « actif » et vitalisme s’opposent. Le vitalisme a besoin du nihilisme pour se développer : « on ruinerait la source de la vie si l’on voulait se défaire de qu’il y a en elle, en un certain sens, de nuisible »[1]. Mais, d’un autre côté, le vitalisme a pour adversaire le « nihilisme passif », celui qui justement « ruine » tout effort. C’est en ce sens que le vitalisme a besoin de serre 9[139], de citadelle BM 26 pour se développer un dedans, se construire une retraite. Ce dedans est en relation directe avec le dehors immédiat que constitue le plan d’immanence. C’est un champ de batailles et d’exactions infinies. Bref, opposer radicalement, dialectiquement le nihilisme et le vitalisme, serait supprimer du même fait les conditions d’apparition, de développement du vitalisme, ce serait couper la tête de sa base.
La forme opératoire du nihilisme est le nivellement démocratique, c’est-à-dire un scepticisme qui porte sur l’autorité, bref un anarchisme destructeur [2]. Plus il y aura d’anarchisme, plus des hommes d’exception, des créateurs surgiront à l’épreuve de leur destinée. C’est peut-être là, la grande énigme de Zarathoustra ; la rédemption de l’humanité ; son Grand Midi ; la prise de conscience du peuple ; le déploiement d’une surface impersonnelle : la Terre, la Légère. Mais cette hiérarchie entre peuples et créateurs a été des plus mal comprises. Ce sont certainement les paroles les plus silencieuses qui sèment les tempêtes EH 0,3 : cet acte de suprême prise de conscience soi de l’humanité, Nietzsche le nomme aussi : Réévaluation de toutes les valeurs EH IV,1. Mais cette réévaluation hiérarchique n’est pas la différence entre une populace inférieure et l’homme supérieur. Cette différence, au contraire, est le résultat de la destinée (fatum), de l’éternel retour comme instance sélective. Si Nietzsche l’a volontairement appuyée avec le sceau de la noblesse, du « sentiment de distance », c’est pour faire resurgir la nouvelle « santé » qui se dégage de cette création. Mais, s’il est un regret chez Nietzsche c’est de n’avoir pu dépasser cette distance, de ne s’en être débarrassé, comme si elle était physiologique 22[29], comme si elle participait de cette « santé ». L’éternel retour est l’instance régulatrice qui fait l’arbitre, en quelque sorte, entre la liberté (volonté), la nécessité (déterminisme), la destinée (fatum) et le hasard. Un peu comme une diode électrique choisit parmi plusieurs courants d’intensités différentes, celle qui pourra passer. L’éternel retour est l’instance qui choisit parmi les volontés de puissance, celles qui reviendront et se perpétueront et celle qui périront. C’est l’éternel retour qui marque la différence entre un pessimisme, un nihilisme destructeur et un vitalisme pleinement créateur. L’éternel retour est enfin le garant de l’innocence du devenir CI IV,7, contre sa moralisation, sa négation. Le Destin de Zarathooustra n’est-il pas que survienne le Hazar AZ IV,1.
Vincent Descombes, philosophe analytique très intéressant, voit dans un article d’André Comte-Sponville[3] l’un des commentaires les plus pertinents sur l’œuvre de Nietzsche. Comte-Sponville s’attache à relever des citations de Nietzsche, à les confronter comme pour lui faire avouer son propre nihilisme, sa propre décadence. Son rejet porte sur le fait que pour Nietzsche il n’y a pas de vérité en soi ou toute faite, d’état de fait. Contre ce même Comte-Sponville, nous allons avancer quelques arguments.
Reprenons l’un des passages cités par ce dernier. Klossowski dans la traduction annotée qu’il en donne, remarque FP XIII_399 que l’alinéa a été mal reproduit dans le premier volume de la Volonté de puissance, celui utilisé par Comte-Sponville : qu’il n’y ait point de vérité ; qu’il n’y ait aucune conformation absolue des choses, aucune chose en soi — cela même est un nihilisme, et à vrai dire le plus extrême. De cet extrait on peut avoir deux lectures, l’une faible où Nietzsche apparaîtrait comme un nihiliste, l’autre forte où la « vérité » est une création de celui qui assume le fatum de l’existence. Ce sont la destinée et les épreuves de la vie qui sélectionnent la pensée affirmative. Et déjà les prédictions de Nietzsche quant à la pensée sélective (de l’éternel retour) s’opèrent : le fatum est une pensée exaltante pour celui qui a compris qu’il en fait partie VP IV,636. C’est aussi l’idée qu’il y a deux nihilismes. L’un passif, l’autre actif. Mais tous deux ruinent, anéantissent, disent non [4]. L’anéantissement par le jugement seconde l’anéantissement par la main 11[123]. Si l’on fait la synthèse des deux, le nihilisme « passif » comme le nihilisme « actif » sont un arrêt de la création. Pour le philosophe, c’est un repos, confirme Giorgio Colli ColEN_147. Le nihiliste est en quelque sorte l’homme du repos. Si, à plusieurs reprises, Nietzsche lui-même se dit nihiliste, c’est qu’il se désigne comme celui qui a atteint une véracité adulte. C’est le cas dans les fragments d’automne-hiver 1887-1888 : La croyance du nihiliste est une détente pour quelqu'un qui, tel un guerrier de la connaissance, se trouve sans relâche en lutte contre toutes sortes de vérités laides 11[108]. Plus en détail, 1°) le nihilisme passif est une régression de la puissance de l’esprit. Il élève en valeur tout ce qui réconforte, guérit, tranquillise 9[35],B. Il dissocie les valeurs et les buts qui dans la création sont réunis. C’est une façon d’éteindre l’élan créateur, d’amoindrir l’énergie spirituelle. C’est le mouvement inverse au « faire coïncider le voir avec le vouloir » de Bergson. 2°) Le nihilisme actif est le signe que la force de l’esprit a pu s’accroître, s’intensifier de telle sorte que les buts fixés jusqu’alors ne sont plus à sa mesure. Il détruit donc les anciennes valeurs. Ce nihilisme est donc accouplé à un scepticisme propre à toutes les grandes pensées. Ce nihilisme est la suppression qui accompagne toute substitution de valeurs, c’est l’aspect destructif de toute création. La nécessité demeure de balayer les valeurs anciennes, les épuiser avant d’en créer de nouvelles. 3°) Une création est alors possible, elle est même vitale.
Contre Comte-Sponville, à nouveau, qui ne voit en Nietzsche qu’un décadent, montrons en quoi le vitalisme prend le pas sur ces deux formes de nihilisme, en sachant bien que, chez Nietzsche, le nihilisme actif demeure présent sous la forme d’un scepticisme. Jusqu’à trente six ans, Nietzsche bénéficiait d’une clarté de dialecticien par excellence EH I,1, s’en suivent des années de décadence, de crise dont Nietzsche s’est sorti par sa seule force. Elles préfigurent l’intuition de l’éternel retour en tant qu’épreuve : je me suis pris en main, j’ai recouvré la santé par moi-même : la condition pour y parvenir c’est qu’on soit fondamentalement sain EH I,2. Sain et non décadent, voilà ce que l’on peut affirmer contre l’accusation de décadence. En dernier mot, Nietzsche est l’anti-thèse d’un décadent. De cet aphorisme d’Humain trop humain où Nietzsche affirmait je suis un décadent et en même temps un commencement HH I,20, on ne retiendra finalement que l’aurore d’une nouvelle philosophie. Notre philosophe serait encore un décadent, si la maladie ne l’avait contraint à la raison, à abandonner son « idéalisme » bâlois, teinté d’altruisme EH II,2. En effet, cette évolution se poursuit. A partir du Crépuscule des idoles et d’Ecce Homo, un second virage s’opère même dans la pensée de Nietzsche, après la première intuition que fut celle de l’éternel retour. Virage qui sera vite interrompu par la folie mais sur lequel a bien insisté Deleuze : ce serait une erreur de croire que ses dernières œuvres sont excessives et disqualifiées par la folie DzN_41. Toutefois le projet de réévaluation de toutes les valeurs est lancé, projet de renversement qui le rapproche un peu plus de l’intensité du Zarathoustra. Ce qui marque ce changement dans la pensée de Nietzsche,, c’est ce que l’on peut appeler l’intuition de la surface. Elle transforme la noblesse tout en haut de l’axe hiérarchique en une simple différence sur la surface que peuplent les intensités de la Terre. Cette intuition, Foucault est le premier à l’entrevoir dans la préface de Ecce Homo [5]. On peut en reconstituer la genèse à partir des fragments posthumes qui préparent Ecce Homo 22[29] & 24[1],11. Dans un fragment contemporain de l’écriture d’Ecce Homo, on retrouve cette intuition à l’état brut, sous forme d’un mea culpa : dans un contact immédiat, je n’ai jamais pu me débarrasser d’un sentiment de distance (le fameux pathos de la « distance ») qui finalement doit être physiologique : je ressens la distance, le sentiment d’être différent [6] dans tous les sens du terme… remontant toujours à la surface au-dessus de tout élément trouble 22[29]. Il est une forme de vie qui résiste à la dégénérescence, c’est-à-dire un vitalisme vainqueur du nihilisme. Comme Nietzsche le dit ailleurs, montrant toute la subtilité de sa pensée avec un accent de nihilisme : Il faut se garder de combattre la décadence ; elle est absolument nécessaire, elle appartient à tous les temps, toutes les époques. Ce qu’il faut combattre de toutes nos forces c’est l’introduction du virus contagieux dans les parties saines VP III,61. 15[41]. Cette idée de vigueur corporelle et spirituelle, cette forme de vitalité on la retrouve dans un autre extrait :
« A quoi au fond, reconnaît-on l’accomplissement physique ? A ce qu’un être accompli est taillé dans un bois qui est à la fois ferme, tendre et parfumé, il fait du bien même à notre odorat. Il n’a de goût que pour ce qui lui fait du bien : son plaisir, son envie, cesse là où est franchie la mesure de ce qui lui convient. Il devine des remèdes contre les lésions, il utilise les hasards malheureux comme fortifiants. D’instinct, de tout ce qu’il voit, entend et vit, il amasse son capital : il est un principe de sélection, il élimine bien des choses. Il est toujours dans sa société bien à lui, il commerce avec des livres, des hommes et des paysages : par son choix il honore ce qu’il choisit, ce qu’il admet, ce à quoi il fait confiance… — Eh bien, je suis tout l’opposé d’un décadent : car c’est moi-même que je viens de décrire » 24[1],11.
Tout revient inexorablement à la surface dès que l’épreuve de l’éternel est relevée… Après le crépuscules des idéaux, des vérités de la pensée qui prend trop racine, apparaît, dans ce long extrait, la première formulation d’une pensée « rhizome », d’une pensée qui s’étend partout où l’élément vital et affirmateur se manifeste. On ne peut plus voir la pensée de Nietzsche comme une « radicelle », comme une pensée qui s’en prend à toutes les déductions, mais plutôt comme un rhizome qui a trop vite avorté. Nietzsche n’est ni un constructeur de système ni un simple destructeur d’idoles qui frappe du marteau. Comme il le dit : Je me méfie de tous les systèmes et constructeurs de système et les évite : peut-être découvrira-t-on derrière ce livre sur la volonté de puissance, le système que j’ai voulu éviter 9[188]. Cette intuition de la surface va même au-delà, chez Nietzsche elle est conscience de l’humanité. L’intuition de la surface est la conscience de la différence, des inégalités qui peuplent un même monde : la Terre. C’est sans doute pour cela qu’il se targue de dire : j’ai l’âme (conscience) la plus vaste qu’homme ait jamais eue 25[6] ou encore j’ai le privilège de posséder la plus fine sensibilité à tous les signes d’instincts sains [AM1] EH II,10. La pensée de Nietzsche est à voir comme un perspectivisme qui mène à la grande santé, au Grand Midi, à la rédemption. On doit préserver la surface de la conscience — la conscience, oui, c’est une surface EH II,9. Bergson dirait une pointe, parce que « sa » conscience obéit au possible, n’est pas encore ouverte, déployée EH II,9. Pour Nietzsche la conscience déployée n’est pas le repli de l’individualité, l’intensification de l’égoïsme mais au contraire l’énergie spirituelle qui anime l’humanité.
L’intuition de la surface déborde donc l’individualité comme repli de la conscience. Le sujet est une fiction 9[91], 9[108]. En effet l’ « âme », le « Moi » sont projetés sur la réalité, partout où il y a un devenir 9[63] qu’ils recouvrent de leur substance. Le concept de substance est une conséquence du concept de sujet, et non l’inverse 10[19]. La critique de la conscience comme individualité touche aussi la question de la volonté ainsi que celle du « connu », de l’habituel.
1°) Nietzsche n’hésite par à critiquer, à saborder la conception de la « volonté » chez son maître Schopenhauer dont il dit qu’elle est l’ « en-soi des choses » 14[121] cf. GS 99, BM 19. C’est à sa substantialité qu’il s’en prend, au fait que pour Schopenhauer il n’y aurait qu’une volonté unique. Cela ne concerne pas seulement Schopenhauer, Nietzsche relève quelque chose de très particulier : chez le philosophe, de manière générale, la volonté manque malgré tous ses discours sur la volonté 16[23]. Cela tient à la volonté de se dépasser, de se contraindre à un certain ascétisme, c’est-à-dire dès qu’on a affaire à une « dépersonnalisation », une désagrégation de la volonté 17[6],2. Mais cela se comprend aussi autrement, en ce que la volonté n’est pas l’action : dans le cas où nous voulons nous sommes simultanément ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent… nous avons d’autre part l’habitude de passer outre cette dualité et de nous abuser nous-mêmes à son sujet grâce [AM2] au concept synthétique « je »… de sorte que celui qui veut croit de bonne foi que vouloir suffit à l’action BM 19. Nietzsche critique par là même le sujet agissant, l’acteur.. Cette volonté ne touche plus l’action, mais une mise à l’écart par rapport à l’action morale ou politique. Nous y reviendrons à la fin de cette partie quand nous parlerons de la contagion, de la redistribution de l’énergie spirituelle. Plus encore que l’acteur, c’est l’individu « responsable », c’est l’arrangement des choses qui se cache derrière, que critique Nietzsche. car plus radicalement toute doctrine de la volonté a été inventée principalement à fin de punir, c’est-à-dire avec l’intention de trouver un coupable CI IV,7, et c’est au principe de responsabilité que l’on a affaire là. La liberté elle-même est mise dans le même sac car, qu’est-ce que la liberté? C’est avoir la volonté de répondre de soi. C’est maintenir les distances qui nous séparent. C’est être indifférent aux chagrins, aux duretés, aux privations, à la vie même CI…. Pour en revenir, une dernière fois, à cette volonté écartée de l’action, on retrouve cela très nettement dans l’ « involontarisme volontaire » de Deleuze[7]. Son souhait, personnel, est justement de se « dépersonnaliser », de contaminer le « peuple » au moyens de mots d’ordre excessifs, de le mettre en branle par affection. Mais cela reste l’apanage des plus grands, de ceux qui se surmontent eux-mêmes, car devenir impersonnel — c’est la vertu des personnels CI IX,….
2°) Ce qui est personnel est ce que l’on croit connaître le plus, c’est l’illusion propre à la conscience, à l’habitude. Il en va ainsi du prétendu instinct de causalité qui n’est que la peur de l’inhabituel et la tentative d’y découvrir quelque chose de connu. C’est une quête non de cause, mais de connu 14[98]. Ce qui est personnel nous apparaît donc à tort comme connu, potentiellement connu. Mais quand on croit à « cause et effet », on oublie toujours l’essentiel : ce qui se passe. On reste alors dans une vision « possible » des choses qui pose ce monde-ci pour « connu » 14[168], comme étant fait de possibles et il présuppose un monde vrai, un monde inconnu, qui n’est que le résultat du premier mensonge, de la première erreur de l’intelligence qui croit tout « connaître ». Le « connu » est aussi le plus habituel : La jubilation de l’homme de connaissance ne serait-elle pas justement la jubilation du sentiment de sécurité retrouvée ?… Ce philosophe s’imagina le monde « connu » lorsqu’il l’eut ramené à l’« Idée » GS 355 Et contre toute idée de partir de l’introspection, des faits de conscience parce qu’ils seraient le monde le mieux connu, Nietzsche s’exclame : Erreur des erreurs ! l’habituel est ce qu’il y a de plus difficile à « connaître », c’est-à-dire à voir comme problème, comme extérieur à nous. Le contraire du monde des phénomènes, de la représentation n’est pas le monde « vrai », mais le monde informe et informulable du chaos des sensations 9[106],3.
C’est bien une critique de la conscience que Nietzsche mène là, de la conscience comme ce qui serait le plus accessible à notre compréhension. En réalité, le problème de la conscience (de la prise de conscience) ne nous apparaît que lorsque nous pourrions nous passer d’elle GS 354, de « cette réflexion dans un miroir ». Toute action parfaite est justement inconsciente et n’est pas voulue, la conscience exprime un état… souvent maladif 14[128]. Et même l’intensité de la conscience est inversement proportionnelle à l’aisance et à la rapidité de la transmission cérébrale 14[131]. Toute prise de conscience trahit donc une certaine morbidité, un manque de sûreté dans l’action 14[142]. Nietzsche pose aussi les bases de la réévaluation de toutes les valeurs, de la possible rédemption qu’il veut provoquer en expliquant que la conscience (et non la raison) est née de la nécessité pour l’individu d’exprimer une situation de détresse au groupe auquel il appartenait. Ainsi la conscience n’appartient pas proprement à l’existence individuelle de l’homme, mais bien plutôt à ce qui en lui est nature communautaire et grégaire GS 354. C’est donc sur une conscience à la surface encore plus élargie que veut compter Nietzsche quand il parle du Grand Midi comme le retour à soi de l’humanité, comme sa prise de conscience. Mais pour cela il faut apprendre à détacher de soi son regard, c’est indispensable à qui veut beaucoup embrasser du regard AZ III,1. Bref ce contre quoi Nietzsche s’emporte est le processus de subjectivation propre aux sociétés démocratiques, l’intensification extrême de l’égoïsme qui perd toute subtilité. Tout grand homme possède une force rétroactive, il fait date et tout le passé doit être relu à partir de lui GS 34. De même Nietzsche est la pointe excessive, l’avancée philosophique qui selon lui-même rend légitime toutes les aberrations qui l’ont précédée 25[6]. Si l’on met en rapport ces deux phrases il devient explicite que le vitalisme comme pointe d’accélération justifie tout le nihilisme qui l’a précédé et qui en est la base. En somme les créateurs sont les rédempteurs de l’humanité. Nietzsche, quant à lui, serait le rédempteur des Allemands. Une vie de créateur rachète les siècles d’humanité qui l’ont générée, c’est cela que veut affirmer Nietzsche. Sommet de l’évolution, le créateur, le grand homme oblige qu’on ait une autre vision du monde.
Non seulement il faut des créateurs, mais il faut aussi les conditions qui permettent d’entendre ces créateurs ; il faut préparer l’écoute parallèlement à l’apparition des créateurs. Pour Nietzsche, le plus immoral est alors de nier les différences, de faire croire à l’homme du commun que tout est égal pour asseoir un pouvoir et qu’il n’y a pas de création possible. Il dénonce l’esprit démagogique VP III,667 qui se cache derrière cette assertion. Cette critique du démagogue, de l’orateur, du politique, Nietzsche l’émet ainsi : peut-on se dissimuler qu’il faut qu’un esprit, qu’un goût soient de médiocre niveau pour avoir des répercussions populaires vastes et profondes 11[32]. Nietzsche dans un de ses fragments s’en prend à l’opinion de Buckle sur les « grands hommes ». Buckle affirmait que l’essentiel et le plus précieux chez un tel « homme supérieur » résidait dans son aptitude à mettre les masses en mouvement, bref[AM3] résidait dans l’action qu’ils exercent… Mais la « nature supérieure » du grand homme réside dans sa différence, dans son incommunicabilité, dans sa « distance » hiérarchique — non dans un quelconque effet : et cela même s’il ébranlait la terre 16[39]. Nietzsche prône donc une valeur de relation pour ce qui est « supérieur » et non une valeur en soi. C’est cette « distance », cette non-relation qui créerait elle-même la valeur. C’est en ce sens que Nietzsche s’est fait penseur de la solitude qui réveille toutes nos âmes éteintes. Par cet extrait sur Buckle, on comprend aussi que Nietzsche admet les aberrations, les ébranlements velléitaires propres à la société, à la vie humaine. Mais il prône une contagion, une communication qui se ferait sans réciprocité.
De cette anti-démagogie découle aussi sa critique des ‘Droits de l’Homme’, du « tous les hommes naissent libres et égaux en droit », de ce droit qui nie le fait, dissimule la réalité et sabote toute action sur la réalité. Le fait que tout homme quelque soit sa condition puisse devenir, avoir son propre parcours, est par là nié. De même la possibilité d’hommes d’exception comme moteurs de l’humanité se trouve rejetée. Ce qui dérange Nietzsche ce n’est pas que l’on nie un « état de fait », à savoir l’inégalité des hommes mais que l’on nie, que l’on nivelle l’éventuel parcours, le devenir de chacun dont l’une des conséquences est alors l’inégalité entre les hommes. Les ‘Droits de l’Homme’ forment l’un des obstacles sur le pont qui mène au surhomme, la surcharge qui coule la barque embarquée vers un Peut-être Z IIII,12,17. C’est encore la glace qui résiste au dégel et qui masque que tout s’écoule, tout devient Z IIII,12,8. L’universalité des ‘Droits de l’Homme’ n’est que la marque d’un fixisme, d’un tout est figé et d’un nihilisme, tout est vain. Nietzsche dénonce ce « progrès » comme tous les « progrès » modernes. La définition qu’il donne du « progrès » moderne est de s’avancer pas à pas plus en avant dans la décadence CI IX,43. Le progrès peut-être tout aussi bien perçu comme un agencement, une constitution différente et plus tardive de notre société : les symptômes de cette tardivité en sont la délicatesse ou la sénilité physiologique CI IX,37 [8]. Mais tous les grands novateurs ont aussi cette fragilité[9]. Encore une fois, la décadence est nécessaire et même inévitable. Encore une fois, il faut se garder de combattre la décadence ; elle est absolument nécessaire, elle appartient à tous les temps, toutes les époques. Ce qu’il faut combattre de toutes nos forces c’est l’introduction du virus contagieux dans les parties saines VP III,61. 15[41]. Mais sous ces airs dialectiques —- sain/malsain – se cache une contagion à double sens, qui n’est en rien une communication, mais plus un double détournement, une appropriation réciproque. Au final Nietzsche admet aussi une contagion de l’esprit, une acculturation des parties « saines » ou plus exactement créatrices vers le peuple. C’est la distribution que l’on peut envisager ainsi, ce que Deleuze appellera « sortir de la philosophie avec la philosophie ». La contagion, le double détournement consiste dans le fait que régulièrement, une culture inférieure emprunte d’abord à une qui lui est supérieure… ses aberrations, puis sent un charme s’exercer sur elle, et enfin, par l’entremise des vices et des faiblesses qu’elle s’est appropriés, se laisse envahir par un peu de la force détentrice de valeur de la civilisation supérieure. Cela se passe aussi autour de soi GS 99. Il y a imprégnation d’une énergie spirituelle, cela s’est passé avec Spinoza, Nietzsche, Bergson ou Deleuze chez leurs jeunes lecteurs : ce sont ces aberrations et ces vices du philosophe… que l’on commence toujours par emprunter et dont on fait un objet de croyance : on va au plus simple, car ces vices et ces aberrations sont toujours plus faciles à imiter et n’exige pas un long traitement GS 99. C’est ainsi que l’immanence par son mouvement aberrant —- la fameuse déterritorialisation de Deleuze -— a conquis peu à peu la tradition philosophique qui reposait sur la transcendance de l’Un. Elle l’a contaminée et elle y produit ses substitutions, ses accélérations successives. Ainsi, tantôt, pour Nietzsche —- sceptique -—, il faut qu’un esprit, qu’un goût soient de médiocre niveau pour avoir des répercussions populaires vastes et profondes 11[32], c’est le démagogue, l’enchanteur ; tantôt, pour Nietzsche —- vitaliste -—, une pensée souveraine exerce une action transformatrice VP IV,240, c’est le philosophe, le créateur de valeur et de sens, de puissance et d’intérêt.
Nietzsche se fait l’inquisiteur de notre société, il traque, il recherche les symptômes de la décadence, et ce « mal » est peu à peu cerné : le plus grand danger pour l’homme, ce sont les maladifs : les éternels misérables, vaincus, humiliés GM III,14. Ces derniers ont tendance à se regrouper en troupeau [10] et à nier l’exception et par là même l’énergie spirituelle qui peut en découler. Mais la cible favorite de Nietzsche reste le christianisme comme institution 25[15] car lui-même sait qu’il a besoin d’un adversaire puissant s’il veut asseoir une nouvelle « noblesse » d’exception. L’homme a subi une fois de plus une altération de la personnalité ; cette fois, son sentiment d’amour, il l’a appelé Dieu 14[130]. C’est la marque d’un doute quant à l’unité de la personnalité 14[125]. En effet, Nous avons emprunté notre concept d’unité à notre concept du « moi » — notre plus ancien article de foi 14[79], de cette foi qui est le pont aux ânes 10[49]. Mais ce concept de « moi » ne reflète pas le fait que certaines personnes n’ont aucune personnalité et d’autres plusieurs. L’élan d’amour pour Nietzsche est tout le contraire du geste altruiste et désintéressé, au contraire l’élan d’amour passerait par un certain égoïsme, qui permettrait un certain rapport hiérarchique ou mieux un clivage qui ferait que les singularités de chacun, ses richesses soient respectées. Prendre le parti de pulsions « désintéressées » : c’est les laisser travailler au service de l’égoïsme, du dressage du moi EH II,9, et c’est être, comme nous venons de le dire, dépourvu d’un égoïsme peu subtil EH II,2 [11]. N’oublions pas que le christianisme est un système CI IX,5, et comme tout système il repose sur la création d’exceptions, qui sont comme ses déchets, ses rejets, sa production essentielle, non sur la diffusion d’un quelconque amour. Le christianisme en tant que judaïsme du Nouveau Testament est une religion de tchandala [12]. Ce mot Nietzsche l’a introduit dans sa philosophie au contact de son ami d’études, le Pr. Paul Deussen, premier spécialiste occidental de la culture indienne. Tchandala signifie en fait déjection, excrément des classes supérieures 14[190]. La société moderne n’est pas une société, un « corps », mais un conglomérat malade de tchandala 16[53] . VP III,65, de décadents considérés comme excréments de la société 16[52]. C’est toute la théorie de l’épuisement, tout le thème de l’épuisé, du décadent que l’on retrouve là. Mais le regard de Nietzsche semble changer : ces déchets sont aussi parmi les classes opprimées (malades mentaux, criminels, anarchistes) Cf. GM II. N’oublions que Nietzsche souhaite bien au contraire accompagner le nivellement démocratique pour que surgissent le surhomme alors que le christianisme désormais entrave ce progrès au lieu de l’accélérer GM I,9. Ceci explique que deux discours se mélangent dans la parole de Nietzsche. Ces deux visions —- nihiliste et vitaliste —- que nous avons déjà vues, ces deux regards coexistent. 1°) On a l’intransigeance de l’homme supérieur, de l’homme de bon sens : une société ne pourrait pas tolérer des anarchistes et des adversaires de principe à l’intérieur d’elle-même 14[198]. 2°) On a le discours plus labile, plus subtil, de l’homme créateur d’exception, de l’homme qui renverse ces mêmes valeurs de la société :. une société, de plus en plus « prospère », aurait un sentiment de puissance d’autant plus fort qu’elle pourrait s’offrir le luxe le plus exquis pour elle, — laisser impuni celui qui la lèse GM II,10. Pensons aux criminels, aux anarchistes. En effet le sentiment de puissance n’est rien d’autre que l’affectivité c’est-à-dire le pouvoir d’être affecté pour Deleuze DzNP_70. Ce qui généralise le type du criminel c’est la sanction publique, elle fait de ces hommes hors normes des malfamés. Le prêtre comme modèle a jusqu’à Nietzsche prévalu et les hommes de valeur, d’intensité supérieure ont été dépréciés : tels l’homme de science, l’artiste, l’esprit libre, le comédien, le négociant, le grand explorateur… tous ces types d’hommes qui ont pris une autre importance à partir de la Renaissance. L’esprit qui les anime : se dépenser et même se gaspiller, non se dispenser de vivre. C’est l’esprit de vigueur, d’audace —- vigor et virtù -—. Nietzsche opère peu à peu une résonance entre les grands hommes et les grands criminels. Tous s’inclinent devant la loi de l’hubris. Ce sentiment de puissance lui viendra de ses « grands hommes » qui affecteront le peuple et libéreront fous, anarchistes et criminels. Les malades et les fous ont eu pour eux une sorte de fascination. Ils sont plus intéressants que les gens bien portants VP III,709. Le « génie » leur est même apparenté. Sous un angle vital, le type du criminel c’est le type de l’homme fort placé dans des conditions défavorables CI IX,45 celui qui trahit, rompt le contrat 14[197], dans des conditions d’oppressions. Ces mêmes anarchistes, ces mêmes criminels prennent donc un tout autre aspect aux yeux de Nietzsche. Ce sont des traîtres de l’ordre ancien ou actuel. C’est dans notre société… châtrée qu’un homme près de la nature, qui vient de la montagne ou des aventures de la mer dégénère fatalement en criminel CI IX,45. Nous pouvons ajouter que sous couvert de secret d’État, toute société, tout État a su tirer parti de ses « salopards », de ses « barbouzes », de ses « terroristes » anarchistes ou islamistes, souvent pour mettre en place une chape de plomb. Ce sont des procédés d’intimidation et de terrorisme, preuves que les « puissants » commencent à douter de leur propre puissance VP IV,338 : Patriot Act. Loi martiale. etc. … Le vitalisme idéalise le grand criminel alors que le nihilisme passif ravale, calomnie, avilit le pécheur. Aux porteurs de feu, ne réserve-t-on pas le châtiment des incendiaires AZ I,0,2. Nietzsche effectue donc peu à peu une réévaluation des anarchistes —- ceux qui ne sont pas insurrectionnels -—, des criminels, des déchets malfamés de notre société. Notons, tout de même, qu’il reste une anomalie sur laquelle Nietzsche émet une réserve. Elle concerne le fanatique, le possédé, l’épileptique religieux 14[68], brefs les états mystiques ressentis comme divins, comme de hauts degrés de puissance : Ce qui induisait en erreur, c’était l’expérience de l’ivresse… c’était celui qui était le plus enivré, l’« extatique », qui devait se trouver au plus haut degré de puissance 14[68].
Pour conclure cette partie, Il nous fallait montrer que nihilisme et vitalisme étaient dans un rapport de réciprocité, un rapport finalement « dialectique », l’un servant de base à l’autre, l’autre plus vigoureux renforçant le « laisser aller » du premier [13]. Il est une forme de nihilisme, qui avec le ressentiment et la mauvaise conscience, marque la vie réactive. Ce nihilisme passif est un triomphe des faibles, qui tend à couper la société de son vouloir, de sa partie vitale et créatrice. Il en est une seconde qui se rapproche d’un pessimisme, d’un scepticisme et qui fait du nihilisme actif une accentuation de la puissance d’esprit, de l’énergie spirituelle.
[2] Sur le problème de l’autorité dans une démocratie : Le peuple considère toujours un abus dont il ressent les effets comme une objection contre ce dont on abuse : tous les mouvements d’insurrection contre des principes… argumentent toujours ainsi, avec l’arrière-pensée de présenter un abus comme inévitable et inhérent au principe (14[134]) …c’est-à-dire l’argument d’autorité. Ce que je combats : l’exception qui fait la guerre à la règle au lieu de comprendre que le maintien de la règle est ce qui donne de la valeur à l’exception (VP IV,266)
[3] André Comte-Sponville, La brute,le sophiste, l’esthète : « l’art au service de l’illusion » in Pourquoi nous ne somme pas nietzschéens, Paris, Grasset-biblio essais, 1991. Se référer à la page 82
[4] Deleuze qui a repéré les deux nihilismes, ne les a pas saisi dans leur ampleur. C’est pour cela qu’il parle d’un goût pervers quand il lit Nietzsche DzP_15 et que sa lecture de Nietzsche semble parfois se faire l’avocat du diable. Cette difficulté à admettre de nihilisme se révèle à propos du Non de Zarathoustra AZ IV, qui attendait le livre V jamais écrit pour dire Oui . Pour Deleuze, sans dou