535. La vie pour Nietzsche et pour Bergson.
On reproche souvent à Nietzsche, les dialecticiens les premiers, de ne pas définir la vie. Nous ne reviendrons pas sur ce qui est le côté tragique de l’existence défendu par Nietzsche. Il y a toujours un risque à parler de la vie en général, de la substantialiser un peu comme le fait Bergson avec l’élan vital. Reste que pour Nietzsche : « la vie … est l’expression des formes de croissance de la substance », c’est-à-dire l’expression des volontés en vue de la puissance (Willes zur Macht). Cette vie est au fond une « vie dans les périls », une vie faite d’audace ou de virtù, la vertu sans moraline, moralinefrei. Pour donner un exemple, Nietzsche disait de Kant : sa façon de travailler lui enlève le temps de vivre quelque chose, — je pense, bien évidemment, non à de grands « événements » extérieurs, mais aux destins et aux soubresauts auxquels est soumise la vie la plus solitaire et la plus silencieuse, si elle a du loisir et se consume dans la passion de penser NzA°V,481. La plus grande distinction ne se trouve pas en une vie bonne et une survie comme le supposent les platoniciens. Ce n’est là qu’une manière morale et donc déguisée de mépriser ce qui vit. La distinction majeure ne se situe pas plus entre ce qui est vivant et ce qui est inerte, puisque le vivant n’est qu’une extraction de l’inerte, sa complexification. Mais si vous cherchez à définir la vie, les tenants de l'intelligence et de la matière, vous diront que vous la réduisez et si vous ne la définissez pas, tel un axiome (une hypothèse de départ plutôt qu'un principe), ils vous diront alors qu’à leurs yeux vous demeurez dans le vague. Tels sont les deux versants d’une même rhétorique : si vous avez un axiome, vous ne pouvez pas définir et, si vous définissez, vous réduisez. La technique consiste à jouer sur deux tableaux et les tenir pour incomplets chacun séparément tout en évitant de se pencher sur les textes.
Si la vie est, pour Bergson, ce qui augmente sa puissance en se divisant, il n'en reste pas moins que l'humanité telle que nous la connaissons actuellement n'est pas « préformée dans le mouvement évolutif ». Pourtant tout se passe comme si un être indécis et flou, qu'on pourra appeler comme on voudra, homme ou surhomme, avait cherché à se réaliser, et n'y était parvenu qu'en abandonnant en route une partie de lui-même BgEC_266-267. Insistons bien sur le « comme si ». Ces déchets sont représentés par les lignes divergentes. Non seulement Bergson, sous la forme de la durée ou de la vitalité intérieure est un penseur de la contingence radicale qui couple fermement l'impression de durée à l'imagination, mais il s’ouvre pour se resituer dans l' « élan de la vie » où la vie ne se divise pas en éléments mais plutôt en tendances : tendances d'accumulation ou de dépense, de contraction ou d'expansion. S'il y a des éléments, s'il y a des individus et des cellules, cela se rapporte à un autre processus : l’individuation chrétienne. Nous estimons au contraire que, dans le domaine de la vie, les éléments n'ont pas d'existence réelle et séparée. Ce sont des vues multiples de l'esprit sur un processus indivisible. Et c'est pourquoi il y a contingence radicale dans le progrès, incommensurabilité entre ce qui précède et ce qui suit, enfin durée BgEC_29 n. 1. Individualité et sociabilité sont liées EC_260-261 comme les deux faces d'un élan indivisible, comme deux vues de l'esprit : deux idéalités comme leur construction sémantique l'indique.
La part de la contingence est donc grande dans l'évolution. Contingentes, le plus souvent, sont les formes adoptées, ou plutôt inventées. Contingente, relative aux obstacles rencontrés en tel lieu, à tel moment, la dissociation de la tendance primordiale en telles et telles tendances complémentaires qui créent des lignes divergentes d'évolution. Contingents les arrêts et les reculs ; contingentes, dans une large mesure, les adaptations. Deux choses seulement / sont nécessaires : 1º) une accumulation graduelle d'énergie; 2º) une canalisation élastique de cette énergie dans des directions variables et indéterminables, au bout desquelles sont les actes libres BgEC_255/256.
Le chaos, c’est-à-dire l'incohérent, est pour Bergson la coexistence de deux ordres, il naît précisément de cette contingence relative — par exemple celle de l'histoire et celle de l'évolution. Nous disions en effet que tout ordre apparaît nécessairement comme contingent. S'il y a deux espèces d'ordre, cette contingence de l'ordre s'explique : l'une des formes est contingente par rapport à l'autre ... Il n'y a pas l'incohérent d'abord, puis le géométrique, puis le vital : il y a simplement le géométrique et le vital, puis, par un balancement de l'esprit entre l'un et l'autre, l'idée de l'incohérent. BgEC_141 ou un chaos dans l' « esprit ». Que la vie soit en réalité d'ordre psychologique BgEC_258, est bien la preuve que l'on en est à une idéalité faite de finalité où la conscience et le psychologique préexisteraient — en suspens. Dans ce mouvement de pensée, ce qui acquiert une dimension de nécessité est l’accumulation et la dépense d'énergie sous la forme d'une puissance de création et non d'un pouvoir de coercition. Ce n’est plus l’esprit classique comme intelligence posée sur la matière qui opère. La matière comme vue de l’esprit demeure ce qui est déterminé à agir et à être agi chez les tenants de l'idéalisme. Que la vie soit une réalité d'ordre psychologique ne fait que répondre à la question que pose L’évolution créatrice : existe-t-il une durée (une contingence) en dehors de notre liberté intérieure ? Le fait que cette contingence ne soit pas radicale, par l’usage fabulatoire de l’imagination, amène chez Bergson une part de scepticisme vis-à-vis de la possibilité d'un changement radical de l’histoire. La vie serait donc la contingence qui ouvre à deux dimensions « nécessaires » que sont l'accumulation et la dépense d'énergie. La vie comme contingence de la nécessité est une manière de repousser l'usage de lois par la puissance de l'indéterminé. Précisons que l’indéterminé est l’activité organisatrice et non son contraire l’indétermination comme ce qui ruine. Les matérialistes institutionnels parlent volontiers de nécessité de la contingence et ressortent alors leur Dieu métaphysique comme principe anhypothétique, la matière leur servant de corrélat. À leurs yeux, il n'y a que le matérialisme dialectique et le matérialisme démocratique qui vaillent. La puissance encore une fois n'est que la dynamis platonico-aristotélicienne ou la potentia spinoziste : la possibilité d'agir et de penser de pair. Il se crée là un dispositif affectif 917.