PENSEE / La Hiérarchie : Nietzsche et le Vitalisme (2)
2. La hiérarchie nietzschéenne
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Il est un mot qui résonne désagréablement dans une époque de « droits égaux pour tous » et Nietzsche le savait pertinemment bien : c’est la hiérarchie. Mais pour dédramatiser le terme, pour désenfler toute polémique, toute réticence exagérée, disons, à la manière de Spinoza, que les hommes ne naissent pas citoyens mais le deviennent SzTP V,2. La hiérarchie se révèle être tout simplement l’agencement du monde, la prise en compte de la connexion et de la différence entre nihilisme et vitalisme. Dès l’automne 1872, Nietzsche écrit : la tâche du philosophe est d’appréhender la connexion interne et la nécessité de toute vraie civilisation, le remède préventif et curatif d’une civilisation, le rapport de celle-ci au génie du peuple LP I,21 ...et plus encore le rapport du génie au peuple. Cette connexion n’est autre que le rapport de la création au peuple, c’est-à-dire la hiérarchie. Cette hiérarchie vise une intensification au-delà de toute conservation du sentiment de vie, du vouloir-vivre, bref de la volonté de puissance 9[70] ; comme nous le verrons par la suite c’est aussi intensifier l’énergie spirituelle jusqu’à l’ivresse 9[70]. Les termes « agencement », « connexion » ou « différence » conviendraient largement pour traduire ce qu’est la hiérarchie nietzschéenne. Giorgio Colli, dans Après Nietzsche, traduit même l’idée de renversement des valeurs, de la nouvelle hiérarchie qui en découle, par le terme agencement. Nietzsche confirme même ce point de vue en précisant de ne pas envisager que l’espèce supérieure ait pour tâche de diriger l’espèce inférieure, mais de considérer que l’espèce inférieure est la base sur laquelle s’appuie l’espèce supérieure pour l’accomplissement de sa mission propre VP IV,337. Les termes « inférieur » et « supérieur » acquièrent ici un sens tout relatif, tout secondaire par rapport à l’idée de mission. De même l’idée de domination —- d’un « inférieur » par un « supérieur » -—, qu’affectionne Nietzsche, perd de sa force à la suite de cette citation. Le verbe dominer ne sert qu’à la clarté cynique de la distinction, qu’à une provocation du discours.
On peut comprendre que la hiérarchie n’est pas synonyme de domination, mais la marque d’une différence, d’un jeu de forces entre forces actives et réactives, si on pousse un rapprochement, un recoupement avec ce que nous disions au sujet du nihilisme et du vitalisme. Parler de nihilisme et de vitalisme, c’est convoquer, en vérité, les deux sens de la hiérarchie comme les expose Deleuze : 1°) la hiérarchie serait la supériorité des forces actives sur les forces réactives et 2°) elle serait aussi l’affirmation d’une organisation complexe où les faibles auraient vaincu et les forts seraient contaminés de ces mêmes forces réactives DzNP_68. Ces deux sens prennent donc la forme d’une tendance au vitalisme (1) et d’une tendance au nihilisme (2). Nietzsche insiste bien sur l’interaction, la réciprocité qui s’exerce entre les deux : Ma philosophie vise la hiérarchie : non une morale individuelle. Le sens du troupeau doit régner dans le troupeau, mais pas au-delà : les chefs du troupeau ont besoin d’une évaluation foncièrement différente de leurs propres actions, de même les indépendants et les bête de proie… Le centre de gravité de mes pensées ce n’est pas le degré de liberté qu’il convient d’accorder à l’un ou à l’autre ou encore à tous, mais le degré de pouvoir que l’un ou l’autre doit exercer sur l’autre ou sur tous…7[6], FP XII_274. VP III,727. On retrouve là, quelque part, la loi toute bergsonienne de dichotomie : d’un côté une tendance à la simplification, de l’autre une tendance à la complication. Comme le dit Maurice Haar, cette partition du monde, cette connexion des forces évolue suivant deux pentes irréversibles qui mènent d’un coté vers la grégarisation, le nivellement, l’uniformisation, de l’autre vers la formation…d’hommes d’exception, de « grandes individualités solitaires » HaaNM. Dès Par-delà Bien et Mal BM 242 et en filigrane dans Ainsi parlait Zarathoustra, on peut relever le nivellement démocratique créateur d’hommes d’exception. C’est la reprise de l’opposition hégélienne maître-esclave, sous la forme de l’« homme supérieur » confronté à l’homme de la « populace ». Les deux ensembles forment en fait ce que l’on peut appeler les « hommes du commun », élevés par dressage, par le lent processus d’acculturation. Cette opposition dialectique tend à se résorber, se niveler par le jeu de la réciprocité des forces. Mais à cette opposition atténuée se surajoute la distinction entre ce même « homme du commun » et l’« homme d’exception ». Cette seconde « opposition » s’accentue par le jeu de la différence, c’est-à-dire le « pathos de la distance ». Il faut maintenir cette rupture, disjointe, ne pas refermer les bords de la fissure contre toute la tradition hégélienne, husserlienne ou heideggérienne[1]. C’est dans ce rapport sans réciprocité que se situe la vitalité d’un société, d’une humanité, son ouverture. La tradition phénoménologique que nous venons de citer est une philosophie pour « société close », son maître mot est d’ailleurs la mort de la philosophie qui n’est que le pas supplémentaire, après le « philosopher c’est mourir », qui nous enfonce dans le nihilisme. Nous allons de suite expliciter ce « philosopher c’est mourir » au travers d’un « philosopher c’est vivre », au travers d’une philosophie de la valeur.
Qu’est ce que la valeur ? C’est la plus haute dose de puissance que l’homme puisse absorber 14[8]. On peut donner une variante de la valeur. Le vrai critère des valeurs pour Nietzsche dans cette question est : quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter, quelle dose de vérité peut-il risquer ? 16[32] cf. 10[3]. Telle est la nature des âmes nobles : elles ne veulent avoir rien pour rien, et la vie moins que toute autre chose AZ III,12,5. On est bel et bien dans une philosophie de l’effort, de la Tyché (valeur), de ce qu’on obtient après l’effort. On en revient finalement à une philosophie de l’effort, de l’intensité chez Bergson, à une philosophie de la Tyché chez James ; toute acquisition de connaissance, toute compréhension est le fruit du courage, de la dureté envers soi, de la probité… 16[32] que d’autres nommeront ascèse Dz, rigueur Bergson, médecine ou raison Sz . Si l’erreur est lâcheté 16[32], Il faut aussi noter que dès la Naissance de la Tragédie [2] Nietzsche « croit » qu’il n’est pas possible de vivre avec la vérité 16[40],7, et que la « volonté de vérité » en serait une preuve, un symptôme de la dégénérescence. Même les artistes ont besoin de se faire un peu comédiens GS 99, s’ils veulent perpétuer leur enthousiasme ou, ce qui revient au même, leur inspiration. Ils ont besoin de s’inventer une philosophie en supplément, de construire une « théorie » qui accompagne leur métier, leur discipline. Sans cela, à la longue, ils n’y tiendraient plus GS 99.
Tout justement s’il est impossible de vivre avec la vérité c’est qu’elle est d’un autre monde que le monde sensible puisque, à parler de vérité et d’erreur, de leur rapport dialectique, on ne fait que poser l’existence d’un « monde vrai », d’un « au-delà ». Nietzsche réaffirme l’univocité de notre monde et nie les principes et donc une certaine forme de vérité immuable et nullement la quête de connaissances. Il y aurait donc une philosophie de la vérité, des principes, de la transcendance et une philosophie de la puissance, du tout, de l’immanence, celle que défend Nietzsche. Le critère de vérité chez Nietzsche, s’il en était un, serait le vouloir-vivre, vouloir la vie ascendante, c’est-à-dire la volonté de puissance, la puissance elle-même. Et inversement, il y a dégénérescence, décadence, partout où décline cette volonté, cette volonté de puissance 17[4],2. Ainsi on se trouverait face à une alternative. Il y aurait d’une part une philosophie de la mort ou de la dégénérescence et d’autre part une philosophie de la vie ou de la création. Platon, Descartes et Montaigne ne disaient-ils pas, chacun en leur temps : « philosopher, c’est mourir »[3]. Nietzsche nous dit encore que le point de vue de la « valeur » est bien le point de vue des conditions de conservation et d’intensification eu égard à des formations complexes FP XIV. La société, l’humanité, toutes les formations complexes regroupent à la fois des entités de conservation qui représentent le nihilisme, l’homme et sa mémoire, et des entités d’intensification qui représentent la vitalité, le surhomme et sa création[4].
Dans une réalité où le « but » manque CI VII,8, on doit désormais penser au surhomme, à l’avenir de l’humanité. L’homme est ce qui doit être dépassé... C’est-à-dire que l’homme est un pont et non un terme AZ III,12, 4-3. Cet avenir est un choix commun des hommes, une sélection opérée au sein de l’humanité. Comme le dit Deleuze, le surhomme désigne exactement le recueillement de tout ce qui peut-être affirmé, la forme supérieure de ce qui est, le type qui représente l’Être sélectif, le rejeton et la subjectivité de cet être DzN_40. Nietzsche en revient toujours aux conditions du Grand Midi, de la rédemption de l’humanité. Nous allons sous peu expliquer ces termes. Nietzsche ne souhaite pas préparer l’homme au Grand Midi, l’humanité à sa rédemption. Non, Nietzsche souhaite amener les conditions qui font qu’il y aura ce Grand Midi, cette rédemption. Le grand souhait de Nietzsche demeure celui-ci : si nous pouvions prévoir les conditions dans lesquelles pourront naître les individus de valeur supérieure VP IV,195 ! Mais mieux que cela, il propose de créer les conditions dans lesquelles on aura besoin d’hommes plus forts, qui de leur côté auront besoin d’une morale fortifiante VP IV,200, d’une ascèse renaturalisée VP IV,289. Deleuze cherchera plus les conditions qui font que la schize se produise, que la fêlure devienne rupture. Nietzsche énonce un principe : celui de l’éternel retour comme doctrine sélective fortifiant les forts, paralysant et brisant ceux qui sont las de la vie VP IV,225. L’éternel retour concerne les conditions toujours identiques qui font que ce n’est jamais le même qui revient, et la pensée de l’éternel retour fait que un homme accompli, celui qui est capable de l’anticiper, est celui qui digère tous les événements de sa vie GM III,16. Cet homme qui n’est plus un homme au sens classique du terme est capable de résilience[5], de rédemption, de renaître plutôt que d’être achevé par les circonstances, Les circonstances étant ces fameuses conditions que nous venons d’évoquer. Si Nietzsche emploie le terme « accompli » pour des hommes qui sont en perpétuel devenir c’est qu’ils vise l’« accomplissement » d’une mission. L’éternel retour est l’instance éducatrice par excellence. Rien ne nous apporte plus que la vie et, dans ce domaine, Nietzsche ne rejette pas les solutions extrêmes : disloquer complètement l’âme humaine, la plonger dans l’effroi, dans le gel, dans le feu et dans les ravissements pour qu’elle se libère GM III,20, qu’elle renaisse ouverte.
Une philosophie de la valeur pose en vérité le primat de la relation sur les termes c’est-à-dire que la valeur n’est pas l’« en soi » mais la relation. Cela veut aussi dire qu’il n’y a que des puissances, des forces qui sont l’ « essence » même des choses. Contre Schopenhauer qui ne s’est complètement libéré de Kant, Nietzsche affirme que l’opposition entre « chose en soi » et « phénomène » est insoutenable 9[91]. Plus précisément, I’« en-soi » est même une conception absurde : une « nature en soi des choses » est un non-sens : nous n’avons jamais les concepts « être » et « chose » que comme concepts de relation 14[103]. Donc dans la réalité et dans la philosophie de Nietzsche, il n’y a aucune « substance », plutôt quelque chose qui en soi aspire au renforcement ; et qui ne veut qu’indirectement se « conserver » (qui veut se surenchérir… ) 9[99]. On retrouve là les deux dimensions : autoconservation —- nihilisme -— et autodépassement —- vitalisme -—. Réduire et même l’opposition de l’« en soi » comme vérité et le phénomène comme illusion, entre le monde intelligible et le monde sensible, c’est s’extirper de la définition ancienne de la métaphysique. Pour Nietzsche l’en-soi n’a pas de valeur, pas de « loi » BM 21. C’est en posant que l’« en-soi » ne peut se dépasser que Nietzsche s’extirpe de ce fait de l’ancienne métaphysique, de l’ « entortillement définitif dans la métaphysique » dont l’accuse Heidegger dans ses Essais et Conférences (p.71). Mais il s’échappe aussi de la métaphysique selon la définition pragmatique d’Heidegger, une pensée qui oublie l’être au profit de l’étant. Comme l’analyse Deleuze quand il parle d’univocité de l’être, Nietzsche —- comme Bergson et Spinoza -— les comprend sous la forme d’une coexistence virtuelle. Nous avons bien relevé cette contrainte qui semble venir des structures métaphysiques déposées dans le langage HaaNM_83 : ce sont les termes vérités et erreurs. Et le critérium de vérité comme volonté de puissance et la « volonté de vérité » 18[3] balayent le soupçon heideggérien. A aucun moment Nietzsche « ne reste enfermé à l’intérieur de la métaphysique » (Essais et Conférences, p.71). Reprenant l’idée d’une philosophie de la valeur, nous pouvons dire que la vérité n’est pas à conquérir, mais qu’elle est une valeur à construire, une hiérarchie nouvelle à instituer : il n’y a pas de hiérarchie de valeurs dans les choses VP IV,640 ! c’est à nous qu’il appartient de la créer. La vérité ne serait pas quelque chose qui serait là à trouver et à découvrir — mais quelque chose qui est à créer et qui donne le nom à un processus, une détermination active 9[91]. On retrouve cette idée d’une immanence de la connaissance dans la formule « comprendre c’est égaler » 9[76]. Egaler et non égaliser 9[173]. Se faire l’égal et non rendre égal, absent d’intérêt. Nietzsche, par prendre un exemple, se choisissait des maîtres en fonction de l’intérêt qu’ils lui suscitaient, de l’enthousiasme dont ils l’affectaient. Ensuite il se hissait de son propre effort à leur niveau de compréhension. Nietzsche est omnivore, il digère tout car c’est bien à un estomac que l’esprit ressemble le plus BM 230. Mais il n’a pas d’« en soi », mais une énorme capacité d’oubli comme chez Mirabeau GM I,10, comme chez les artistes du monologue GS 367, il n’est qu‘un lieu de passage, de transit spirituel. La meilleure sagesse consiste à oublier, à passer son chemin AZ III,9. En vérité, plutôt que l’» en soi », Nietzsche, à la même époque où Bergson établit un passé en soi contemporain d’un présent qui passe, pose la coexistence de deux processus, de deux synthèses dans le temps. Pour lui un monde subsiste ; il n’est pas quelque chose qui devient, quelque chose qui passe. Ou plutôt : il devient, il passe, mais il n’a jamais commencé à devenir et ne cessera pas de passer — il se maintient dans ces deux processus FP XIV. Par ailleurs ceci prouve bien que l’éternel retour n’est pas un retour à l’identique, au même, puisqu’il n’y a pas de principe, de fondement qui préexistent : « il n’a jamais commencé ». Ce qui revient ce sont les excès, les intensités pures de la volonté de puissance DzDR_61. Il y a pas d’» en soi », de substances, mais la coexistence des processus. Dans l’« en soi », il n’y a aucune relation causale ; …aucune « loi » ne le régit BM 21. Dire que l’« en soi » n’a pas de la loi, c’est dire qu’il n’a pas de propriétés et c’est reprendre l’axiome revient si souvent chez Descartes : « le néant n’a pas de propriété ». Spinoza fait remarquer combien Descartes n’a pas pesé le sens et les conséquences cette proposition DzSE.
Ma tâche, nous dit Nietzsche, est de préparer à l’humanité un instant de la plus grande prise de conscience, un Grand Midi où elle…pose dans son ensemble la question du pourquoi EH IIId,2 ? Mais existe-t-il déjà aujourd’hui assez d’orgueil, d’audace, de courage, de conscience de soi, de volonté spirituelle, de volonté de responsabilité, de liberté du vouloir, pour que « le philosophe » sur terre soit désormais possible GM III,10 ? Relevons bien que Nietzsche dit « préparer à l’humanité un instant… » et non « préparer l’humanité à un instant… ». Nietzsche a délaissé son côté éducateur, pour celui de guerrier. Si Nietzsche, à la fin de son œuvre, malheureusement interrompue, insiste sur la philosophie comme une physiologie, c’est qu’il ne perd par de vue les conditions qui mènent à la rédemption. Nietzsche sait très bien que si l’homme veut sortir d’une société coercitive à la Hobbes, il doit prendre la « prérogative », l’initiative de libérer l’homme de ses entraves individuelles qui le maintiennent au sein du troupeau. L’homme doit pour cela aller avec de plus en plus d’assurance vers ce qui est sain, « noble », porteur d’énergie ou encore créateur. Il doit y aller de lui-même ou y être préparé. C’est en cela qu’une bonne connaissance physiologique mène à la rédemption. C’est en cela que l’une de ses conditions est physiologique, Nietzsche l’appelle la grande santé. Nous nous plaçons toujours dans l’optique de mieux cerner le Zarathoustra de Nietzsche. Pour comprendre ce type, il faut d’abord avoir une idée claire de sa condition physiologique d’existence : à savoir ce que j’appelle la grande santé. Je ne saurai mieux expliquer cette notion, l’expliquer le plus personnellement que je ne l’ai déjà fait dans le Gai savoir EH IIIf,2 : c’est une santé que l’on ne se contente pas d’avoir, mais que l’on conquiert encore et que l’on doit conquérir continuellement, parce qu’on l’abandonne et doit l’abandonner sans cesse GS 382. Voyons en quoi « grande santé » et « éducation » sont liées dans le seul but de la « rédemption ». Ce sont les deux voies physiologiques qui mènent au Grand Midi, à cette rédemption...
Cette éducation à la dure, guidée par la virtù, est la voie consciente, culturelle pour accéder au renversement des valeurs. Il s’agit de tenter la sélection méthodique, artificielle et consciente du type opposé à « l’homme grégaire » et à ses vertus VP IV,303. C’est en cela que Nietzsche préfère les orgueilleux aux vaniteux. S’il ménage les vaniteux plus que les orgueilleux, c’est qu’il sait que là où il y a orgueil, il naît quelque chose de meilleur encore que l’orgueil AZ II,21. Son éducation sélective n’a pas prise sur les hommes supérieurs qui ont réussi, sur les vaniteux qui sont incapables d’aller jusqu’au bout des choses, comme le font les créateurs. Nietzsche ira même jusqu’à défendre sous certaines condirions ces moyens de sélection que sont les institutions du mariage VP IV,254-260 ou de l’école VP IV,271. Il ne délaisse jamais son côté éducateur plus que son côté guerrier. Nietzsche revêtant le masque du guerrier n’a jamais abandonné sa toge d’éducateur, héritée de son premier maître, Schopenhauer. S’il a toujours affirmé être plus près de Socrate qu’on ne le pensait, c’est qu’il pense que l’homme orgueilleux a plutôt besoin d’aiguillons (l’elenchos de Socrate) que d’entraves CI VII,1. Une éducation qui veut arriver à ses fins admet une petite dose d’opportunisme. Il faut avoir une certaine mauvaise foi pour cela et arriver masqué sous une forme acceptable ou provocantes suivant les circonstances. Un éducateur ne dit jamais ce qu’il pense mais seulement ce qu’il pense des choses par rapport à l’utilité de son élève. Il doit être dissimulé pour ne pas se laisser deviner ; c’est aussi une partie de sa maîtrise de faire croire à sa sincérité VP IV,222. Immoral et jusqu’au-boutiste, il faut qu’il soit capable d’user de tous les moyens de sélection et de dressage : certaines natures n’avancent que sous le fouet de la raillerie, d’autres… ont peut-être besoin de louanges. On peut donc éduquer par dressage ou par appel. Tout est bon pour inculquer VP IV,270 En cela l’éducation touche toujours à l’orgueil : sans cette simple estime pas d’éducation possible. Et on en revient à ce que nous disions auparavant : un tel éducateur se place par delà le bien et le mal ; mais il ne faut pas qu’on le sache ibid. [6]. Tel est le machiavélisme pessimiste et profondément vitaliste de Nietzsche.
Intéressons-nous plus particulièrement à l’art. L’art est rédemption de celui qui voit, qui veut voir le caractère terrible et problématique de l’existence, bref le décadent. L’art est rédemption de celui qui on seulement voit, mais vit, veut vivre le caractère terrible et problématique de l’existence, bref l’homme tragique, le guerrier 17[2],2. Enfin l’art est la voie d’accès à des états de souffrances voulus. Mais cette souffrance est transfigurée, divinisée. Nietzsche l’appelle « spiritualité » 9[8]. « Masochiste », il parle même de grande volupté 17[2],2. C’est la spiritualité que Deleuze confère à la peinture dans son Francis Bacon DzFB. Il n’y avait que Bacon dont la vie fut si particulière pour l’atteindre. A cette vision de l’art comme rédemption s’ajoute une autre lecture de l’art les instincts réactifs sont en fait signes de grande santé. Rédemptioon et grande santé vont de pair, elle concernent tous les individus qui s’écartent du troupeau n’hésitant pas à perde leur personnalité. Ce sont les états d’exception qui conditionnent l’artiste : tous ceux qui sont profondément liés et étroitement confondus avec des phénomènes morbides : de sorte qu’il ne semble pas possible d’être artiste et de ne pas être malade 14[170]. Ceci ne concerne pas seulement l’art, mais aussi la science. Toutes les sciences ont désormais à préparer la tâche d’avenir du philosophe ; cette tâche doit être comprise comme la résolution du problème de la valeur, comme la détermination de la hiérarchie des valeurs… GM I,fin. Cette tâche est La rédemption ou Grand Midi, c’est-à-dire la réévaluation de toutes les valeurs. Pour Nietzsche il existe donc deux trajectoires qui mènent à la rédemption, à la réévaluation des valeurs : les deux voies du Grand Midi 13[2] [7] . L’une est naturelle comme la prédestination, l’autre est culturelle et nécessite donc un dressage physiologique pourrait-on dire [8]. L’une est l’acceptation naturelle de l’éternel retour, ce peut être la résilience ou la grande santé des novateurs, l’autre est l’acceptation culturelle de l’éternel retour par une éducation physiologique qui consiste à apprendre à ne retenir que ce qui est sain. Ce sont les créateurs qui fixent les valeurs acceptées, les nouvelles santés qui ne sont en rien les valeurs « établies » et la tendance à la sécurité. Ces deux voies expliquent aussi la double lecture que Nietzsche donne de la réalité et à laquelle on prête tant de contradictions. Du point de vue nihiliste, le plus passif, il y en a et, du point de vue vitaliste, elles sont surmontées. Ce ne sont que les masques d’un même acteur qui parle à un individu fait de multiples âmes, à un public fait de multiples personnalités. Ce ne sont que les masques d’un même éducateur qui sélectionne dans son auditoire ceux capables d’entendre sa parole. En somme, toute une partie de son discours porte sur la création —- au travers d’un vitalisme -— en même temps qu’une autre partie, confondue à la première, porte sur les moyens d’une éducation par une sorte de lavage de cerveau préalable —- nihilisme actif -—. Vitalisme et nihilisme actif sont les deux registres d’un même discours. Chez Nietzsche il y a toujours une double lecture des choses : une vision pessimiste, propre au nihilisme actif, et une vision immoraliste, propre au vitalisme [9]. Son nihilisme est synonyme de pessimisme destructeur[10], de scepticisme et son vitalisme est synonyme d’immoralisme, de création de nouvelles valeurs qui ne sont pas celle de la morale « établie ». Ce qui distingue alors le nihilisme passif du nihilisme actif, c’est que le nihilisme et le vitalisme de Nietzsche sont par-delà le bien et le mal, de cette limite « établie » par la morale. Nihilisme et vitalisme sont destruction et création. Le nihilisme passif quant à lui ne franchit pas la limite du bien et du mal, la limite « établie » de la morale.
Il s’agit toujours pour Nietzsche de défendre et d’intensifier le libre esprit. Il doit se manifester parmi les « hommes accomplis », sous la forme de la grande santé ou mieux encore de la résilience et parmi le peuple, sous la forme d’une éducation physiologique. Dans les deux cas le libre esprit est contagion, diffusion. Le libre esprit est de loin le principal élément raisonnable dans notre éducation : que chacun soit soldat, il n’y a pas d’autre moyen de répandre sur tout un peuple, par dessus tous les fossés de rang social, d’esprit et de tâche, une virile bonne volonté réciproque 25[15]. La rédemption, c’est-à-dire le dépassement de la hiérarchie initiale, est le seul but, la seule perspective finale que Nietzsche offre à l’humanité.
Nous avons déjà vu que la hiérarchie n’est pas la domination, même si elle peut s’accompagner d’un sentiment de domination. De même la grandeur n’est pas dans la noblesse des attitudes. Si l’on prend l’exemple du militarisme de Napoléon qui a fasciné Nietzsche. Il voyait dans Napoléon le « grand homme » par excellence et en même temps quelqu'un qui méprisait les honneurs, un contempteur d’honneurs 14[97]. La « grandeur » d’un homme réside dans ses possibilités absolues d’accélération ou de ralentissement, c’est-à-dire dans la marge de liberté de ses convoitises et davantage dans la puissance encore plus grande avec laquelle il sait prendre à son service des monstres splendides 9[139]. Peu importe qu’il ait des sentiments « nobles » ; il suffit qu’il apprécie pleinement ce qu’il y a de plus fort et de plus décisif dans la masse VP IV,190. On peut donc dire de la puissance organisatrice de Napoléon qu’elle n’avait rien à voir avec la « noblesse », la civilisation supérieure VP III,61. Nietzsche avoue donc là que le concept de noblesse n’est pas nécessaire. Nietzsche pèche par excès de conscience aristocratique, par orgueil. Cet orgueil collectif du clan dans la conscience, dans la personne VP IV,348. La haine du système de nivellement démocratique n‘est qu’une façade : au fond, Zarathoustra est fort content qu’on en soit arrivé là. Il peut à présent s’acquitter de sa tâche VP IV,186. Nietzsche en réalité a vu monter en lui des sentiments démocratiques qu’il a cherché à refréner sous le concept raffiné de noblesse[11]. Le raffinement du noble a une délicate saveur de luxe alors que le raffinement de la plèbe réside dans sa méfiance envers le bonheur du noble. Il explique encore cette pensée à la fin de son œuvre, dans les Fragments posthumes. Que la stupidité et la décadence doivent se répandre, c’est en cela que consiste le progrès. Le nivellement de l’humanité, le mythe de l’égalité, est une bonne chose qui doit s’étendre jusqu’à l’exploitation massive de l’homme, puisque c’est ainsi qu’un contrecoup peut surgir ColEN_147. Ce contrecoup « jaillira » sous la forme du surhomme comme but et « surgira » des hommes d’exception comme les prétendants, les intercesseurs du surhomme.
S’il faut voir la « noblesse », c’est sous un autre jour. La noblesse est d’aurore. Le « noble » c’est le « bien-né » GM I,10. Cet individu « bien né » porte en lui à la place de la cruauté quelque chose comme une « débauche de probité » BM 230. Tandis que l’individu noble vit face à lui-même avec confiance et franchise (gennaios, « de noble extraction », souligne la nuance « sincère » et sans doute aussi « naïf »), l’homme du ressentiment, l’homme faible, n’est ni sincère, ni naïf, ni droit et honnête avec lui-même GM I,10. Nous reviendront plus loin sur cette naïveté. Le noble est celui qui prend le bon départ, qui relève une promesse, non celui qui est « supérieur » à l’arrivée, qui prend la posture d’un homme arrivé. Si Nietzsche préfère en tout les hommes accomplis, c’est qu’ils sont en perpétuel devenir en vue de l’accomplissement même de leur mission. Le sentiment de distance chez Nietzsche prend une toute autre tournure. Ainsi, jusqu’à présent ce fut la rareté et le fait d’ignorer cette rareté qui rendait noble. Cette ignorance était indispensable pour ne pas devenir calomnieux envers tout ce qui habituel, proche et indispensable, bref ce qui contribue le plus à conserver l’espèce (insistons sur le « conserver »), et de manière plus générale envers ce qui a été la règle dans l’humanité jusqu’à présent, et ce au profit de l’exception. Et Nietzsche de conclure sur le sens ultime du noble : devenir l’avocat de la règle — voilà qui pourrait être la forme et le raffinement ultimes sous lesquels le sens du noble se manifeste sur terre [12]. Si Nietzsche parle ainsi c’est que pour lui le noble va contre la majorité mais avec froideur, avec une générosité refroidie VP IV,353/356. Ceci induit que la noblesse soit de rechercher des situations où l’on a constamment besoin d’attitudes VP IV,356, des contraintes pour contrôler ses émotions [13]. Mais la grandeur n’a rien de l’attitude, d’une manière de maintenir les distances, si ce n’est pour brider son esprit et pour le tenir refroidi. Nietzsche lui-même, comme nous l’avons vu, reconnaît ne pas s’être « débarrassé » du « pathos de la distance » à l’origine de son goût aristocratique. Même si la noblesse demeure avant tout la marque d’une différence, elle trahit parfois chez Nietzsche un « pathos de l’attitude » qui ne fait pas partie de la grandeur EH II,10. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre cette « grandeur » qui est la « mesure », la « valeur » d’un homme [14] ; elle est alors « noblesse » d’esprit et de cœur, non d’attitudes et d’impulsion.
Nietzsche reconnaît ses erreurs de parcours et dit dans le texte : jusqu’à ma dernière maturité je n’ai fait que manger mal… je m’appliquais très sérieusement à la négation de mon vouloir-vivre EH II,1. Ce n’est qu’après l’intuition de l’éternel retour et l’intuition de la surface que Nietzsche fit de sa volonté de santé, de vivre, sa philosophie EH I,2.