20 Avril 2025
Gloria Evangelina Anzaldúa
(1942–2004)
Gloria Evangelina Anzaldúa, née le 26 septembre 1942 à Harlingen, fut une penseuse majeure des études chicanas, du féminisme radical et de la théorie queer. Militante, écrivaine, poétesse et intellectuelle autodidacte, elle a consacré sa vie à la lutte contre les oppressions croisées liées au genre, à la sexualité, à la race, à la langue et à la classe sociale. Son œuvre, profondément marquée par sa propre expérience en tant que femme chicana, lesbienne et issue d’un milieu ouvrier, a contribué à redéfinir les contours de l'identité, du langage et de l'engagement politique.
Anzaldúa grandit dans une région frontalière entre les États-Unis et le Mexique, dans la vallée du Rio Grande au Texas, un espace à la fois géographique et symbolique qui deviendra central dans sa pensée. Issue d’une famille modeste de métayers, elle est confrontée très tôt aux réalités du racisme, de la pauvreté et de l'exclusion. Elle développe dès son plus jeune âge une conscience aiguë des inégalités et une sensibilité aux tensions entre les différentes cultures qui cohabitent dans cette zone frontalière. Malgré de nombreuses difficultés, elle poursuit des études universitaires, obtenant une licence à l’Université Panaméricaine du Texas, puis une maîtrise à l’Université du Texas à Austin, en anglais et éducation.
Dans les années 1970, après plusieurs années passées à enseigner, Gloria Anzaldúa décide de se consacrer à l’écriture et s’installe en Californie. C’est là qu’elle commence à s’impliquer activement dans les milieux féministes et queer, tout en dénonçant les limites des discours dominants au sein même de ces mouvements. Elle critique notamment ce qu’elle appelle la cécité de couleur et de classe du féminisme blanc, qui invisibilise les expériences des femmes de couleur. En 1981, elle coédite avec Cherríe Moraga l’ouvrage This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color, un recueil révolutionnaire de textes écrits par des femmes racisées qui remettent en cause l’universalisme des discours féministes traditionnels. Ce livre, devenu culte, marque un tournant dans les débats féministes et amorce une réflexion collective sur les oppressions multiples et entrecroisées.
Mais c’est avec la parution en 1987 de Borderlands/La Frontera: The New Mestiza qu’Anzaldúa affirme pleinement sa voix. Ce texte singulier, à la croisée de la poésie, de l’essai et de l’autobiographie, explore le concept de "borderlands", ou terres frontalières — à la fois territoires géographiques, frontières linguistiques, culturelles et identitaires. Refusant les logiques binaires qui structurent la pensée occidentale (homme/femme, blanc/noir, hétérosexuel/homosexuel, Mexicain/Américain), elle propose la figure de la "nouvelle mestiza", une conscience multiple et mouvante, capable d’habiter les contradictions. Pour Anzaldúa, être mestiza ne signifie pas seulement être de sang mêlé, mais aussi incarner une forme d’existence hybride, complexe et en constante transformation. À travers cette figure, elle célèbre la diversité, la fluidité identitaire, et valorise les marges comme lieux de résistance et de création.
La spiritualité joue également un rôle central dans la pensée d’Anzaldúa. Loin de se limiter à une critique des systèmes de pouvoir, elle propose une forme d’activisme spirituel qui allie transformation intérieure et engagement politique. Elle puise dans les traditions indigènes, les pratiques mystiques et les mythes pour construire une vision du monde inclusive et transformatrice. Elle introduit notamment les concepts de nepantla, un état d’entre-deux, et de nepantlera, une personne qui navigue entre différents mondes culturels, sociaux ou spirituels. Cette vision, à la fois profondément personnelle et universelle, constitue une véritable philosophie de la frontière et du passage.
Jusqu’à sa mort le 15 mai 2004 à Santa Cruz, en Californie, Gloria Anzaldúa a poursuivi son travail d’écriture, de réflexion et de transmission. Elle a reçu de nombreux prix littéraires et universitaires, et ses œuvres sont aujourd’hui étudiées à travers le monde. Son héritage intellectuel est immense : elle a ouvert la voie à une pensée intersectionnelle avant même que ce terme ne devienne courant, et elle demeure une source d’inspiration pour les mouvements féministes, queer, antiracistes et décoloniaux.
En 2022, son œuvre majeure Borderlands/La Frontera a été traduite en français sous le titre Terres frontalières, La Frontera, La nouvelle mestiza, permettant à un public francophone de découvrir l’ampleur et la force de sa pensée. Gloria Anzaldúa nous laisse une œuvre puissante et poétique, un appel à embrasser la complexité du monde et à refuser les frontières figées — qu’elles soient physiques, symboliques ou intérieures. Jules Falquet et Ruby Faure ont donné différents cours sur cette philosophe chicana à Paris 8 en 2024.