Suite à l'extrait de Nietzsche sur l'homme rationnel et
l'homme intuitif que nous vous présentons, il nous parraisait intéressant de faire une nouvelle rubrique : INTUITION ET CONCEPT. Pour un lien avec ce que nous abordons par ailleurs, il
semble que Deleuze soit le premier, après Spinoza, à faire la jonction entre le concept et l'intuition au travers ers de la schize et de ce qu'il nomme le processus de dramatisation ou
actualisation des Idées (Cf Différence et répétition et La méthode de dramatisation in Iles Déserte et autres textes). Idées chez Deleuze est à comprendre comme intuitions (ou essences pour
Spinoza), elles sont déterminées par les intensités qui nous traversent. Ainsi la schize entre le virtuel et l'actuel est pour Deleuze ce qui fait la jonction entre l'intuition ou
l'idée et le concept qui en découle. On comprendra dès los pourquoi Deleuze est parfois jugé trop conceptuel parfois critiqué pour ces intuitions. Mais c'est aussi pourquoi il demeure
chez Deleuze un dimension du chiasme comme nous l'avons vu par ailleurs, c'est-à-dire un dimension de l'Un, pour Badiou. Anthony
Il y a des époques où l'homme rationnel
et l'homme intuitif se tiennent l'un à côté de l'autre, l'un dans la peur de l'intuition, l'autre dans le dédain de l'abstraction ; et le dernier est presque aussi irrationnel que le premier est
insensible à l'art. Tous deux désirent dominer la vie : celui-ci en sachant affronter les besoins les plus importants par la prévoyance, la prudence, la régularité; celui-là, en tant que héros «
trop joyeux », en ne voyant pas ces besoins et en ne prenant comme réelle que la vie déguisée en apparence et en beauté. Là où, peut-être comme dans la Grèce antique, l'homme intuitif dirige ses
armes avec plus de force et plus victorieusement que son adversaire, une civilisation peut se former favorablement, la domination de l'art peut se fonder sur la vie : cette dissimulation, ce
reniement de l'indigence, cet éclat des intuitions métaphoriques et surtout cette immédiateté de l'illusion accompagnent toutes les extériorisations d'une telle vie. Ni la maison, ni la
démarche, ni le vêtement, ni la cruche d'argile ne trahissent que la nécessité les atteignît : il semble qu'en eux dût s'exprimer un bonheur sublime, une sérénité olympienne et en quelque sorte
un jeu avec le sérieux. Tandis que l'homme conduit par les concepts et les abstractions n'en fait qu'une, défense contre le malheur, sans même obtenir le bonheur à partir de ces abstractions;
tandis qu'il aspire à être libéré le plus possible des souffrances, au contraire, posé au coeur d'une culture, l'homme intuitif récolte déjà, à partir de ses intuitions, à côté de la défense
contre le mal, un éclairement au rayonnement continuel, un épanouissement, une rédemption. Il est vrai qu'il souffre plus violemment quand il souffre : il souffre
même plus souvent parce qu'il ne s'entend pas à tirer des leçons de l'expérience, il retombe toujours dans l'ornière dans laquelle il est déjà tombé. II est aussi déraisonnable dans la douleur
que dans le bonheur, il crie fort et reste sans consolation. Au sein de la même disgrâce, combien est différent le stoïcien, instruit par l'expérience et se maîtrisant au moyen de concepts! Lui
qui ne cherche d'ordinaire que sincérité, vérité, liberté devant les illusions et protection contre les surprises trompeuses, il pose maintenant dans le malheur le chef-d’œuvre de la
dissimulation, comme celui-là dans le bonheur; il n'a pas un visage humain mobile et animé, mais porte en quelque sorte un masque aux traits dignement proportionnés, il ne crie pas et n'altère
pas le son de sa voix : quand une juste nuée d'orage se déverse sur lui, il se cache dans son manteau et s'éloigne d'un pas lent sous l'averse.
Nietzsche le livre des philosophes, éd. GF, III, 2 , PP.
132-133 ou éd. Kröner, X, parrmi les pp 189 à 215.