La Philosophie à Paris

PENSEE / La grande politique : Nietzsche et le vitalisme (3)

26 Mai 2006, 15:24pm

Publié par Le Cazals

3. La Grande Politique

 

 

 

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Après Ecce Homo, Nietzsche passe sensiblement en même temps d’une sémiologie GM à une physiologie plus affirmée EH, d’une philosophie morale à une philosophie politique. L’intuition de la surface, c’est l’abolition des privilèges porteurs d’impasses —- les privilèges sont des droits hérités et non des droits conquis cf. SzTP XIV -—, la fin de la prééminence de la philosophie sur les autres disciplines créatrices. L’intuition de la surface, c’est aussi un revirement majeur qui s’opère dans la pensée de Nietzsche, lequel déclare dans une lettre à Carl Fuchs : la question de savoir qui je suis, je l’ai réglée pour la prochaine éternité dans le livre Ecce Homo. Maintenant il ne faut plus se soucier de moi, mais des choses qui justifient mon existence. — De même il se pourrait qu’au cours des prochaines années, les circonstances extérieures de ma vie connaissent une mutation radicale, que cela affecte jusqu’aux moindres détails (27 décembre 1888) FP XIV_417. Nietzsche vient d’annoncer la guerre de désespoir contre l’Etat allemand FP XIV_418, cf. 25[13-21]. Le constat est sans appel pour Nietzsche, l’humanité jusqu’à présent… a été dirigée par les ratés, les astucieux rancuniers, les prétendus « saints », ces calomniateurs et souilleurs de l’humanité EH IIIc,2. Il fait la prophétie de la fondation d’une oligarchie qui dominera les peuples et suscitera leurs intérêts : éducation pour une politique humaine commune VP IV,234. Comme nous l’avons vu dans notre deuxième partie, il faut prendre le terme dominer au sens d’affecter, d’exalter sa prétendue « hauteur », car c’est bien de communisme que nous parle là Nietzsche, mais d’un communisme « intéressé » plus que social, physiologiste plus qu’humanitaire. La vision que Nietzsche sur la Grande Politique est celle d’une guerre d’esprits. J’apporte la guerre. Pas entre les peuples : je ne trouve pas de mots pour exprimer le mépris que m’inspire l’abominable politique d’intérêts des dynasties européennes. J’apporte la guerre, mais une guerre coupant droit au milieu de tous les absurdes hasards, les nations, états et race… une guerre… entre vouloir vivre et désir de vengeance… entre sincérité et sournoise dissimulation 25[6],1. C’est une « guerre », entre hommes d’exception et hommes supérieurs (ou « hommes heureux », « hommes bons »), une rivalité entre « traîtres et tricheurs » dirait de manière pus élargie Deleuze. Telle est la conception que se fait Nietzsche de la Grande Politique : L’idée de politique se sera alors entièrement résorbée en une guerre des esprits, toutes les formes de pouvoirs se seront relativisées, — il y aura des guerres comme il n’y en a jamais eu sur terre, des guerres entre puissances 25[6],1.

 

 

 

 

 

 

En partant d’une représentation de la vie qui n’est pas la volonté de se conserver, mais la volonté de croître, j’ai ouvert une perspective sur les tendances fondamentales de notre mouvement politique, intellectuel et social européen. Nietzsche tire plusieurs conjectures notamment celles-ci : 1°) l’Europe démocratique ne tend qu’à une sélection sublime de l’esclave qui a besoin d’être commandé par une race forte, s’il veut se supporter lui-même ; 2°) une aristocratie ne peut naître que sous une longue période d’oppression (domination de la terre) VP IV,309. Ma philosophie vise la hiérarchie : non une morale individuelle 7[6] FP XII_274, VP III,727. Spinoza, par son éthique et par les voies de libération individuelles est sous-entendu comme d’autres ici. Spinoza est l’un des rares grands philosophes à ne pas figurer dans la liste des moralistes que Nietzsche a dressée 9[11]. Spinoza, par l’entremise de Goethe et de Hegel, est le véritable maître que Nietzsche se découvre, après Schopenhauer. Pour expliciter un peu plus le rapport de Nietzsche à Spinoza, et comprendre les méprises du premier sur le second. S’il n’a pas hésité à le critiquer, c’est essentiellement parce qu’il n’a lu que des commentaires spiritualistes sur lui. Nietzsche, à travers ces commentaires, interprète le conatus comme un simple principe de conservation et de persévérance de l’être 14[121] GS 349 BM 13. Par ailleurs ces mêmes commentateurs définissent le divin comme de l’éternellement-au-repos-en-soi-même, alors que la nature divine est cause immanente. A tort donc, Nietzsche y voit à la base du spinozisme un principe d’inertie (vis inertiae) et non d’immanence (vis immanentiae), c’est-à-dire une paralysie de l’énergie VP IV,33, un boudhisme GS 353, un poison raffiné par des confectionneurs BM 25. Même si Nietzsche joue sur les formulations pour dénoncer les velléités et le manque d’engagement, le malentendu provient pour l’essentiel de ce que les fameux commentateurs étaient eux-mêmes restés en deçà de la schize, du fossé qui sépare nihilisme et vitalisme, comme toute notre société nous pousse à le faire. En somme, l’inertie est le nihilisme et l’immanence le vitalisme. Si Nietzsche reconnaît à Spinoza un mérite c’est d’avoir su se contrôler pour engager la lutte avec des arguments et non avec des passions. Telle était la ruse de Spinoza, démêler l’écheveau des erreurs dues aux passions 14[91].

 

 

 

 

 

 

La question que l’on peut à présent se poser : Toute élévation du type «homme » a été jusqu’à présent l’oeuvre d’une société aristocratique BM 257, mais en sera-t-il toujours ainsi ? Certainement oui, si par « noblesse » on entend uniquement l’effort, l’entêtement, l’audace. On peut parler d’oligarchie —- véritablement -— car c’est le privilège du plus petit nombre d’être indépendants BM 29. Plus encore qu’une oligarchie sous laquelle se cache toujours le désir de tyrannie comme en témoigne Platon GM III,18, il faudrait parler d’une anarchie pour composer une noblesse, il faut beaucoup de nobles et d’essence diverse AZ —- de toute provenance BM. Même si l’anarchie est un terme que Nietzsche déteste dans un premier temps, on peut parler d’une anarchie de sang mélangé et impétueux. Nous avons vu précédemment que le nihilisme actif —- ou destructeur -— était mêlé au vitalisme et que même le vitalisme avait besoin du nivellement démocratique pour se développer : ces mêmes conditions à la faveur desquelles se développeront une égalisation et une médiocr(at)isation… sont au plus haut degré propices à faire apparaître des hommes d’exception BM 242.Voyons maintenant comment nous pourrions dégager au sein de la « hiérarchie du monde », de son « agencement », trois entités, deux processus, qui résumeraient dans ses grandes lignes la Grande Politique telle qu’elle est énoncée.

 

 

 

 

 

 

Peut-être la formule à retenir concernant la hiérarchie qui apparaîtrait après le Grand Midi serait-elle : il nous faut une nouvelle noblesse, ennemie de toute populace et de tout despotisme, et qui grave à nouveau sur des tables nouvelles le mot « noble » AZ III,12,11 ? Une noblesse qui indique où se situe la santé de l’Humanité et revendique sa part créative. il existe une « hiérarchie du monde » que nous nommerions : aristocratie, démocratie et oligarchie quant à ses modalités et « nivellement démocratique » et « mise à distance » quant à ses processus Ces deux tendances sont aussi deux routes VP IV,335 mais on ne les confondra pas avec les deux voie qui mènent au Grand Midi. Pour ce qui est des « modalités », il va sans dire que l’aristocratie regroupe la noblesse des hommes supérieurs, des meilleurs, la démocratie la noblesse versatile du peuple —- Nietzsche emploie le terme « populace » —-, et qu’enfin l’oligarchie forme la noblesse diverse mais rare des créateurs. Nietzsche lui-même a vu trois types d’hommes qui, dans la hiérarchie, l’agencement du monde, servent d’instruments les uns aux autres : ce sont les « puissants », les « affranchis », les « serviles » VP III,714. C’est encore la Grande Politique que Nietzsche élabore dès son Zarathoustra mais ce que l’on veut montrer ici, c’est que précisément deux « noblesses » entrent en concurrence pour attiser l’affection du peuple. L’une est noblesse de pouvoir, l’autre de puissance. L’une est une noblesse d’origine, de dynastie, l’autre est une noblesse de destinée ou plus exactement une noblesse de « sang » comme le dira Nietzsche. Il faut comprendre que les membres de cette dernière noblesse sont « préparés » dès l’enfance, mais n’appartiennent pas à une dynastie aristocratique. Pour lui une noblesse créatrice est de naissance, elle est programmée. Nietzsche est sans doute le premier à diagnostiquer la lente apparition d’une espèce d’hommes essentiellement supranationale et nomade qui… possède pour trait distinctif un art et une faculté d’adaptation maximalisés BM 242 —- dont le nationalisme et l’anarchisme (destructeur) sont les symptômes corollaires -—. Pour donner un exemple qui préfigure cette nouvelle « noblesse » pensons comme Nietzsche aux hommes de la mer [1] qui sont de grands pourvoyeurs de douleur, des forces de conservation et promotion de l’espèce humaine GS 318. Ils sont si inadaptés au plancher des vaches qu’ils finissent par décrépir dans les ports, ces « mondes flottants » [2], où se côtoient alcooliques, criminels et prostituées. Ce ne sont pas des « hommes accomplis », des « paysans vigoureux », car la société en a voulu ainsi, mais eux aussi comme toute l’Humanité pendront part à la rédemption. Telle est la prophétie de Nietzsche.

 

 

 

 

 

 

Nietzsche en appelle même aux créateurs de tout genre pour qu’ils préparent et amène au grand jour cette rédemption. Continuateur de Schopenhauer, l’éducateur, il enseigne aux créateurs à délivrer par leur activité créatrice tout ce qui fut, à affranchir le passé dans l’homme et à transmuer tout « ce fut » AZ III,12,3. Ce qui a été possibilité de vie doit redevenir réalité : je l’ai voulu ! et c‘est ce que je voudrais désormais ibid.. Haine du statisme, haine du fixisme, c’est la formule que Nietzsche attribue à la rédemption. Ce qu’il y a de meilleur veut régner et Nietzsche en appelle à l’éternel retour de « ce qui a été ». De même que ce qui doit être, « ce qui a été » reviendra. Avant d’en appeler à une quelconque virtualité —- le Peut-être -—, Nietzsche lucide en appelle aux possibilités de ce qui a existé. La « bêtise » et les imbéciles ont beau nier « ce qui a été » ainsi que les nouvelles valeurs, ils ne pourrons nier ce qui sans cesse restera, ce qui sans cesse reviendra. Tout ce qui a eu de la valeur a été livré sans défense à la mémoire de l’homme du commun AZ III,12,11, c’est-à-dire à l’oubli, au nivellement comme érosion du temps. Face à cela surgit le grand homme, le créateur qui insuffle une nouvelle impulsion. Beaucoup ne savent pas s’obéir à eux-mêmes, le créateur est celui qui est capable de commander en même temps que d’obéir. Même si chacun possède ces deux côtés, « maître » et « esclave », beaucoup de ceux qui commandent quelque chose sont encore loin de le vouloir 12,7. Le créateur quant à lui n’a pas d’hésitation. Plus précisément, ils ne savent pas se commander à eux-mêmes tout en s’obéissant, c’est-à-dire conjuguer leur « faire » avec leurs « dire ». Plus d’un est capable de se commander, mais il s’en faut qu’il sache s’obéir AZ III,12,4. Au contraire Le créateur est celui qui fixe à la terre son sens et ses valeurs à venir AZ III,12,1 BM VI,211. Il est le garant de lui-même, il ne s’arrête qu’une fois sa tâche ou sa mission accomplie [3]. Mais parce que le créateur des nouvelles valeurs est aussi le destructeur des anciennes, il est jugé criminel aux yeux de la populace 12,26. Elle le hait et le créateur s’en méfie d’autant plus que son audace téméraire reste incomprise 12,7. C’est là que réside en grande part la bêtise humaine. La bêtise est l’inconsciente vanité humaine BM 230 qui se rencontre sous la forme de l’obéissance, de l’abnégation, de la résignation, de l’« objectivité » ; ce ne sont que le pessimisme et le dédain du faitalisme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nietzsche se donne donc une tâche, ainsi qu’aux créateurs de tous bords, de nuire à la bêtise GS 328. La bêtise c’est le langage qui resterait prisonnier d’oppositions là où il n’y a que des degrés échelonnés et persisterait dans cette erreur BM 24. Bergson, lui, l’appellerait verbalisme. Face à cela Nietzsche à plusieurs reprises réclame des éducateurs [4] : des sémiologues et des physiologues. Nietzsche reconnaît le droit à la bêtise pour le travailleur fatigué CI IX,30, pour l’ouvrier CI IX,40. Ce qu’il dénonce, ce n’est pas la société du travail, du salariat, mais la dégénérescence de l’instinct de vie que l’on retrouve dans toute les bêtises CI IX,40. Ce qu’il dénonce, c’est cette manière de vivoter en suivant la règle, c’est la plus funeste des bêtises dont nous périrons un jour GS 354. Par exemple, l’idée moderne de « liberté » est une preuve CI IX,41, un prétexte de cette bêtise. Nietzsche défend une toute autre conception de la liberté comme quelque chose que l’on a et que l’on a pas, que l’on veut, que l’on conquiert CI IX,38. La liberté pour lui est avant tout libération, conquête, rien qui ne nous soit donné à la naissance comme le prétendent les ‘Droits de l’homme’. Aux yeux de Nietzsche ce type civique d’éducation demeure un système qui ruine les exceptions au profit de la règle et ce qu’on appelait l’instruction, allant jusqu’à dresser le goût des médiocres contre les exceptions 9[139] 16[6]. C’est pour cela qu’il en appelle à une culture de l’homme passionné, une culture de la nuance, de l’expérimentation, du risque, c’est-à-dire à une culture de la création. L’« homme bon » sera d’autant plus vertueux qu’il prêtera attention au mal, il sera d’autant plus vil ou médiocre qu’il verra partout régner le mal et que son hémiplégie de la vertu se répandra16[6], 15[113]. Cette vertu n’est qu’une forme respectable de la bêtise 16[31]. De ce regard réprobateur qui fait du monde sensible ou « apparent » un monde hostile naîtra sa recherche d’un « monde vrai » et sa haine de la vie. Paranoïaque tout lui est hostile. C’est par contre-pied à ce tchandala, à ce mépris de la vie que Nietzsche dresse le paganisme —- au « païen de la foi » -— de Par delà bien et mal. Ce paganisme est une forme de naïveté éthique qui ne doit fonder le pessimisme cf. 15[81] ni se confondre avec la niaiserie 16[31]. Toute cette attitude contre la bêtise est donc en prise directe avec les réflexions de Nietzsche sur le but de l’homme, l’avenir du peuple ; elle est ce qu’il appelle l’amor fati [5] ou encore la vie dans les périls 15[94].

 

 

 

 

 

 

En quelque sorte c’est au peuple de vouloir, de choisir parmi les deux noblesses laquelle le guidera vers son Humanité, sa vigor et sa virtù. Le prise de conscience du peuple tient en un vouloir créateur et délivrant : j’ai choisi la noblesse des créateurs et « moi, je l’ai voulu ainsi », telle est la rédemption AZ II,20. Délivrer les hommes passés, et qu’au lieu de dire : « Cela fut », on dise : « C’est ce que j’ai voulu », voilà ce que j’appellerais la rédemption AZ II,20. Nietzsche quelque part met de côté le rapport entre hommes supérieurs et hommes inférieurs. Je me suis lassé de ces hommes supérieurs, des ces meilleurs nous dit-il, il pense aux politiciens, aux Bismarck, aux Hohenzollern. Notons pour l’exemple que les deux rois que rencontre Zarathoustra représentent l’impuissance du pouvoir : le roi de gauche symbolise les moyens et le roi de droite symbolise les fins. En quelque sorte il y a impuissance quand la cause efficiente est séparée de la cause finale ou que la valeur est séparée du but. On peut aller plus loin est même dire qu’il n’y a ni causes finales ni causes efficientes en niant l’agir volontaire VP IV,638 . Causa efficiens et finalis sont finalement une seule et même chose dans leur conception fondamentale 14[98], dans leur immanence. Ce sur quoi il se concentre désormais ce n’est plus la transcendance, mais l’immanence. Elle marque le rapport singulier mais essentiel dans la philosophie de Nietzsche du peuple au créateur qu’est Zarathoustra. D’une relation qui n’admettait pas forcément de réciprocité, Nietzsche passe à une contagion dans les deux sens, une double détournement du peuple comme du créateur : pourquoi Zarathoustra ne se laisserait-il pas instruire par le peuple, puisque le peuple se laisse instruire par Zarathoustra AZ II,20 ? L’un comme l’autre se reconnaissent parce qu’ils sont différents, « hiérarchiquement » différents. Après avoir couru en vain après l’« homme supérieur » qui n’était qu’un écho de son propre cri de détresse, qu’une ombre de lui-même, Zarathoustra s’intéresse au peuple bigarré présent autour de lui et qui pousse ce même cri [6]. La plupart des « joyeux convives » sont infirmes mais, pour Zarathoustra, c’est bien le cadet de ses soucis qu’il manque un œil à celui-ci AZ II,20, désormais c’est le surhomme qui le tient à cœur AZ IV,13,2. A travers ce récit, Nietzsche en appelle à la constitution d’un nouveau peuple, de nouvelles énergies, de nouvelles sources. Mais qu’est-ce qu’un peuple ? Une multitude qui tente une expérience AZ III,12,25 ; une multitude qui sans doute cherche une alternative au « qui peut commander ? qui doit obéir ? » aux accents si dialectiques [7]. N’y a-t-il des « affranchis » qui ne sont ni les « puissants » ni les « serviles » que nous connaissons déjà VP III,714.

 

 

 

 

 

 

Il faut noter que la prise de conscience du peuple, sa lente éducation s’appuie sur les mêmes moyens innocents que ceux du prêtre ascétique, par exemple l’éveil du sentiment de puissance de communauté GM III, mais élargi au peuple, à l’humanité entière. Encore plus puissants comme moyen est le « débordement des sentiments », des affects actifs : il faut susciter l’enthousiasme qui se trouve au fond de tous les affects intenses GM III,19, anesthésier la souffrance par l’affect GM III,15. Ces affects actifs remplacent peu à peu les mensonges du peuple BM 260, les « vérités » tendues vers le peuple par les hommes supérieurs, comme nous le verrons dans notre quatrième partie sur Spinoza[AM1] . Tout à l’opposé, une éducation « nihiliste » cherche par le dressage à asseoir la règle. Elle fait de toute exception et de toute expérimentation un détournement, une contagion maladive 9[139]. Ce type d’éducation voit dans la création, une ruine, un gaspillage. Comme nous l’avons déjà dit ce n’est qu’à partir du moment où une culture possède un excédent de forces, que son instruction peut s’offrir comme serre pour une culture de luxe 9[139]. Nous nous trouvons face à deux formes de la volonté de puissance : le fort et le faible, l’affirmation et le négation de la vie pour Deleuze ou encore l’homme d’exception et le médiocre : La compréhension, l’affirmation de la réalité est pour le fort une nécessité du même ordre que pour le faible, la lâcheté et la fuite devant la réalité, — l’« Idéal » — sous l’inspiration de la faiblesse EH IIIa,2. La forme forte de la volonté de puissance est la virtù, l’idéal, la raison de la Renaissance ou « culture supérieure » VP III,39. C’est en cela qu’il ne faut pas confondre l’humanisme avec la décadence VP III,54, il n’était pas tourné vers l’homme, ni vers l’humanitaire VP III,61, mais vers l’umanità comme Voltaire VP III,39. Il s’agit de prendre conscience non pas en tant qu’individu mais en tant qu’humanité 9[60]. Dans ses dernières années Nietzsche mènera sa critique du sujet. Le sujet n’est qu’une forme restreinte de la volonté de puissance. Nietzsche s’en prend à l’individu comme « personne » unique car souvent la personnalité lui manque. La forme affaiblie de la volonté de puissance se rencontre sous trois degrés [8]. 1°) chez les opprimés comme volonté de « liberté » (criminels, anarchistes). 2°) chez une espèce ascendante comme volonté de « justice » c’est-à-dire égalité de droit avec la classe dominante 3°) chez les plus forts et les plus riches sous la forme d’un « amour de l’humanité ». Bref liberté, justice, amour, voilà les trois degrés affaiblis.

 

 

 

 

 

 

Face à cet affaiblissement, la doctrine de l’éternel retour prône la vie éternelle comme affirmation triomphante de la vie au-dessus de la mort CI X,4. Dans « De la vision et de l’énigme » AZ III,2 Nietzsche suppose l’éternel Retour comme la possibilité hypothétique d’un nouveau rapport du présent pris en lui-même avec le passé pris en lui-même. « Et si tout ce qui est a déjà été ? ». Tout reviendrait, mais « en vain ». Concevons cette pensée sous sa forme la plus effrayante : l’existence telle qu’elle est, dépourvue de sens et de but, mais revenant inévitablement sans s’achever dans le néant : l’« éternel retour » FP II,1343. Nous sommes là face à une conception nihiliste et négatrice de la vie, qui ne reflète pas ce qu’est réellement l’éternel retour. En effet les guillemets signifient que l’on n’a pas encore affaire à la véritable conception de l’éternel retour. L’éternel retour est, de manière positive, une épreuve de sélection, qui différencie ce qui est créateur de ce qui ne peut revenir à la vie que de manière appauvrie, affaiblie. Cette conception engage donc les individus, suivant deux pentes, deux lignes qui sont l’autoconservation de la vie, pleine de complications et de réactions, d’une part et l’autodépassement de la vie, son intensification, sa plénitude d’autre part. Comme le dit Nietzsche sur un tout autre sujet, il y a deux points de départ de l’ivresse : une plénitude démesurée de vie et un état d’alimentation maladive du cerveau 14[68]. L’éternel retour n’apparaît plus exactement comme une instance de sélection entre faibles et forts, mais plutôt une différenciation entre nihilistes et vitalistes, entre les « épuisés » et les « accomplis ». Penser comme Maurice Haar que seuls les forts, ceux qui tiennent leur existence pour digne d’être infiniment répétée, seront capables de soutenir une telle pensée, est inexact puisqu’ils ont tend de mal à advenir HaaNM_56-57. En effet, selon Gilles Deleuze l’un des plus grands mots de La volonté de puissance VP I,395 est : « On a toujours à défendre les forts contre les faibles » DzB_65. C’est encore Deleuze qui donne un sens tout pertinent au concept de faible : Nietzsche appelle faible ou esclave, non pas le moins fort, mais celui qui, quelle que soit sa force, est séparé de ce qu’il peut DzB_69. Si les faibles finissent toujours par se rendre maître des forts, c’est parce qu’ils ont le plus grand nombre, ils sont aussi plus rusés CI IX,14. On peut même donner une autre définition du faible comme étant celui qui ne croit pas à la vie et donc à l’éternel retour. C’est pour cela en fait que les types réactifs sont si résistants et que cette doctrine est douce envers ceux qui n’ont pas foi en elle ; elle n’a ni enfer, ni menaces VP IV,244. Nietzsche qui s’est évertué à pourchasser la culpabilité et les châtiments ne peut pas réintroduire, sous une autre forme, une instance coercitive. Celui qui n’a pas la foi ne sentira en lui qu’une vie fugitive VP IV,244, une vie simple consommatrice de plaisirs. Nietzsche sait très qu’il ne sert d’accabler les faibles ou les médiocres mais qu’il faut plutôt en bon éducateur piquer leur orgueil, les aiguillonner. Accabler les faibles comme le font si bien le prêtre et le tyran [9], c’est empêcher qu’un peuple ne se forme comme il semble se constituer à la « fin » du Zarathoustra inachevé, où tous les ratés et les infirmes s’assemblent. Si Nietzsche a constaté la grande résistance des types maladifs et réactifs, il sait aussi que cette épreuve est à surmonter continuellement pour celui qui doit sans cesse sacrifier sa grande santé GS 382. Ce n’est pas nous qui revenons sans cesse, ce sont les conditions toujours identiques qui font que nous nous dépassons ou pas, et ne revenons jamais identiques. L’éternel retour (« ce qui revient nécessairement ») porte en lui les conditions qui font qu’un jour il y aura rédemption, Grand Midi. L’éternel retour, c’est l’instance de la destinée qui liquide la nécessité, l’ancienne nécessité. Pas plus qu’elle n’est déterminée, elle n’est fatalité, pas plus qu’elle n’est hasard, elle n’est finalité [10], car la volonté de puissance est tout cela à la fois. Cette nécessité comprend le hasard et les lois, le chaos et l’ordre. Au dernier point cela pas la prédestination mais la Destinée : je veux aimer seulement ce qui est nécessaire. Amor fati : que ce soit mon dernier amour GS* IV,276. Cette nécessité, cette destinée, cette volonté, cette fortune ne sont autres que la réalité confuse et l’éternel retour, l’instance de la volonté de puissance qui sélectionne parmi elles laquelle reviendra. L’épreuve de l’éternel retour est donc d’élire, de sélectionner le plus naturellement la « noblesse » des créateurs à venir. Les rares élus sont ceux de l’avant-propos de l’Antéchrist, ceux qui comprennent AC,0 le Zarathoustra, la dure nécessité de l’Eternel Retour. L’éternel retour est l’instance anti-dialectique par excellence. Jusqu’à présent, dans nos sociétés closes, c’est le déterminisme qui a été le fatum de l’existence VP IV,639. Mais ce fatalisme extrême est au fond identique au hasard et à l’activité créatrice VP IV,641.

 

 

 

 

 

 

Même si l’art se manifeste en l’homme, malgré lui, sous deux formes : 1°) la vision, le rêve et 2°) l’orgiasme, le mouvement 14[36], il ne faut pas aborder cette distinction —- accouplée dans la réalité -— du point de vue de l’art comme stimulant de la vie mais plutôt du point de vue de l’ivresse comme stimulant. Or le dionysien et l’apollinien sont deux catégories de l’ivresse et l’essentiel dans l’ivresse c’est le sentiment de la force accrue et de la plénitude CI IX,8 ; IX,10. Pensons à l’essai d’autocritique de 1886 qui servira de préface à La Naissance de la Tragédie (1872). Le dionysiaque et l’apollinien ne feraient que transposer la relation entre Volonté et Représentation —- prise à Schopenhauer -—, elle-même dérivée de la distinction kantienne entre chose en soi et phénomène HaaNM_65. Apollon qui est identifié avec le principe d’individuation, des belles apparences et des formes plastiques, désigne aussi la loi de la phénoménalité, et l’apollinien, principe de la science joue le rôle du « principe de raison » HaaNM_72. Dionysos qui occupe la place de la volonté, du vouloir comme délivrance AZ III,12,16, est la délivrance même hors des liens de l’individuation, la brisure même de l’ « anneau ». Par le mot « dionysien » s’expriment une tendance irrésis­tible à l’unité, un dépassement de la personne, du quotidien, de la société, de la réalité, comme abîme d’oubli, quelque chose qui enfle douloureusement, passionnément, jusqu’à des états plus sombres, plus pleins, plus instables ; un oui extasié dit oui au caractère total de la vie, toujours pareil à lui-même au milieu de ce qui change…,. Par le mot « apollinien » s’exprime la tendance à l’« être-pour-soi », à l’« individu type », à tout ce qui simplifie, détache, rend fort distinct, non équivoque, caractéristique: la liberté soumise à la loi. FP XIV. Il y a une différence de « tempo » entre ces deux états d’ivresses, l’ivresse apollinienne étant marquée par un calme extrême, une absence de conflit 14[46]. L’homme apollinien est visionnaire par excellence CI VIII,8. L’homme dionysien est au haut plus degré l’instinct compréhensif et divinatoire CI VIII,8, mais par son délire, son auto-affection, il se détache peu à peu de la volonté. Le concept de dionysien porte en lui-même une critique faite à Schopenhauer, un mélange de confiance et de méfiance présent dès le commencement. Nietzsche s’en prend à la condamnation pessimiste de la vie dans la pensée Schopenhauer 9[84], et se retourne contre celui qui fut en fait son premier maître. C’est l’athéisme qui a été ce qui l’a conduit à Schopenhauer EH IIIb,2. C’est, vers 1876, par le concept de « dionysien » qu’il s’était forgé pour affirmer la vie qu’il se sortira de l’emprise de son maître, mais aussi de Wagner VP III,325, 9[42]. Lui aussi effectuera sa sortie, son arrachement comme Spinoza avec Descartes, Bergson avec Spencer. Il tournera contre le vitalisme et le pessimisme schopenhaueriens les armes d’un hégélianisme minimal, d’une généalogie de la culture et d’une pensée de l’activité artistique comme pulsion anti-nihiliste HaaNM_69.

 

 

 

 

 

 

 

Pour en revenir au nihilisme passif —- et même phénoménologique -—, dire « que tout se vaut » c’est dire que rien ne vaut la peine, que rien n’a de valeur, que tout effort est vain. C’est ainsi que « le savoir nous étouffe » par sa manière de déprécier la vie. Nietzsche expédie aux oubliettes le savoir de l’intellect et en appelle à la compréhension de l’intuition, à une puissance de la raison que nie Kant. Ce dernier a raison quand il dit que par l’intelligence ne nous donne qu’une connaissance relative des choses, même Nietzsche est d’accord là-dessus : La nature des choses… est purement et simplement incompréhensible à l’intellect, à l’entendement. Mais ne pas chercher d’autres moyens tel est la bêtise kantienne. Kant nie que la puissance de l’esprit qu’on appelle raison existe au travers de l’intuition intellectuelle. Il y a même chez Kant un autodénigrement de la raison qui décrète qu’il a y a bien un royaume de la raison et de l’être, mais justement la raison en est exclue GM III,11 ! C’est là que se révèle au grand jour le rationalisme de Nietzsche. Son rationalisme lui autorise une critique des raisonnements déductifs sans concession au travers de l’intelligence, du « sérieux ». Pour lui l’intelligence est marquée par une hypocrisie, un mensonge fait à elle-même qui la maintient dans l’erreur et une incapacité à atteindre la puissance. C’est un paradoxe mais l’intelligence si elle n’est pas contrariée touche à la bêtise, car il y a chez elle non seulement une fixation sur la matière mais aussi certaines valeurs déprimantes que Bergson prête aussi à l’intelligence BgMR. Pour Nietzsche, c’est le faitalisme GM III,24 ; VP III,73-74. Ce qui compte alors pour Nietzsche, c’est la capacité à s’affecter soi-même, c’est la capacité à susciter son propre intérêt, à se dépasser soi-même. L’intérêt est ici synonyme de puissance. En cela comme Bergson ou Spinoza, Nietzsche préfère l’intuition. La preuve est pour Nietzsche que l’intuition n’est jamais désintéressée, car elle est l’intérêt même que suscite l’affect GM III,12. On a là tout le contraire de l’objectivité de l’intellect, de son côté déprimant. On est face à l’intérêt de la vie elle-même GM III,11, on peut même dire son sens. Nietzsche s’en prend au passage à l« homme désintéressé » BM 220 qui dit libérer ou délester le peuple de ce qui a peu d’intérêt. Mais cet « homme désintéressé », cet homme supérieur et intelligent, se charge de ce qui ne suscite pas l’intérêt du peuple, et prend ces choses « avec sérieux », se les accapare avec un intérêt certain : intérêt du « désintéressé ».

 

 

 

 

 

 

Contre ce nihilisme, il s’agit toujours pour Nietzsche de défendre et d’intensifier le libre esprit. Contre ce nihilisme, il faut admettre cette intuition que longtemps nous n’avons su vers quoi diriger notre audace… Notre destinée à nous — c’était la plénitude, la tension, l’accumulation de forces AC,1, désormais il faut libérer cette énergie sous forme spirituelle et corporelle. C’est quand l’intensité de nos forces retombe, c’est quand la rédemption de la hiérarchie que le rapport de réciprocité entre peuple et création n’est plus possible ou actuel [11], c’est quand il y a un déclin des valeurs créatrices que toute cette antithèse de l’ « égoïste » et du « non-égoïste » s’impose de plus en plus à la conscience de l’homme GM I,2. Et encore une fois c’est le christianisme qui sert de terreau à ce que Nietzsche dénonce comme étant l ‘intensification de l’égoïsme 15[110] : bien que le christianisme ait placé au premier plan la doctrine du désintéressement et de l’amour, sa véritable influence historique reste l ‘intensification de l’égoïsme, de l’égoïsme individuel poussé à sa dernière extrémité 14[5]. Mais il s’en prend pas directement à l’égoïsme qui est l’une des trois choses que l’on a le plus maudites, le plus cruellement vilipendées et calomniées AZ III,10,1. Nietzsche défend au contraire une certaine forme naïve d’égoïsme, un égoïsme intact qui a sa source dans une âme puissante AZ III,10,2. En somme Nietzsche est contre une jouissance égoïste BM 230, mais pour une souffrance égoïste, une discipline de la grande souffrance BM 225. Si c’est une forme de retenue qui est le moteur des choses, moteur que Nietzsche appelle « noblesse », la naïveté est une prudence imprudente et se moque de la dignité « kantienne », de l’orgueil sans frein de l’homme BM 21.

 

 

 

 

 

 

Au sujet de la dignité propre la morale, Nietzsche qualifie Platon de dévoyé LP IV,194 et 24[1],8, dans les écrits théorétiques de 1872-1873 qui suivirent la publication de la Naissance de la tragédie. Cette anticipation se vérifiera, s’explicitera par la suite. Elle reprend sous une autre forme la distinction nihislisme-vitalisme. Platon a cette fascination à double sens appelée « idéal » qui permit aux natures nobles de se méprendre elle-même et d’aborder le pont qui mène à la « croix » CI X,2. Ce pont mène à la croix et non au surhomme, à Dionysos car la grande opposition nietzschéenne est celle de Dionysos contre le « crucifié », opposition ultime si l’on tient compte des dernières lettres précédant la folie et l’aphasie de Nietzsche. Déjà Avec Socrate le goût grec s’altère en faveur de la dialectique. Ni Socrate ni ses « malades » n’étaient libres d’être raisonnables, — ce fut de rigueur, ce fut leur dernier remède car on ne choisit la dialectique que lorsqu’on n’a pas d’autres moyens CI II,5-6-10. Mais Platon a vu dans l’homme comme un terme, ou plus exactement comme un pont menant à une impasse : la « croix » [12]. Le seul moyen de salut fut pour lui le monde intelligible. L’humanité est bien, à l’embranchement

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