MACHEREY / Foucault avec Deleuze
FOUCAULT AVEC DELEUZE.
LE RETOUR ÉTERNEL DU VRAI
[In : Revue de synthèse, n°2, avril-juin 1987, p. 277-285]
Le livre que Deleuze consacre à l’oeuvre de Foucault (Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, 13,5 x 22,7, 143 p. (« Critique »)), en vue de la faire apparaître comme « une des plus grandes philosophies du XXe siècle » (selon la prière d’insérer, au dos de l’ouvrage), rassemble six textes, composés à des périodes différentes.
Les deux premiers : « Un nouvel archiviste » (paru déjà, sous une forme à peu près identique, dans Critique, n° 274, en 1970) et « Un nouveau cartographe » (paru dans Critique, n° 343, en 1975) sont des comptes rendus de l’Archéologie du savoir et de Surveiller et Punir, réalisés au moment où ces livres avaient été publiés. Rassemblés ici dans un ensemble préliminaire, sous le titre : « De l’archive au diagramme », ils font voir comment Foucault, dans les années 1970, était passé d’une problématique du savoir à une problématique du pouvoir, la seconde reformulant en même temps qu’elle la résolvait la question introduite par la première. Ce passage a effectivement représenté dans l’oeuvre de Foucault une véritable césure, mais celle-ci est en fait seconde par rapport à une précédente, à laquelle Deleuze fait souvent allusion, sans lui consacrer d’analyse particulière : celle qui s’était opérée entre l’Histoire de la folie et la Naissance de la clinique d’une part, deux oeuvres encore marquées par la tentative d’une « phénoménologie » du geste et du regard, ramenant l’ordre du savoir à des « expériences » fondatrices, et Les Mots et les Choses et l’Archéologie du savoir d’autre part, qui, selon Deleuze, ont évacué cette référence à l’expérience, pour lui substituer la démarche d’un « nouveau positivisme » (Deleuze, p. 22).
Les trois textes suivants, dont la rédaction est contemporaine de la publication du livre de Deleuze, et donc postérieure à la mort de Foucault, sont rassemblés sous le titre : « Topologie : penser autrement ». Ils forment un ensemble systématique, exposant une rétrospection globale de l’oeuvre de Foucault. Les deux premiers de ces essais : « Les strates ou formations historiques : le visible et l’énonçable (savoir) » et « Les stratégies ou le non-stratifié : la pensée du dehors (pouvoir) », reprennent le contenu des articles précédents, et donnent une nouvelle présentation de la césure qu’ils avaient mise en évidence. Mais ils situent dans une perspective complètement nouvelle l’analyse des systèmes de savoir et des rapports de pouvoir, dans la mesure où ils en font le précédent, plutôt que le préalable, d’une analyse du sujet, dont les deux derniers livres de Foucault, L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, ont été l’occasion. Le troisième texte de Deleuze est consacré à cette analyse du sujet : « Les plissements ou le dedans de la pensée (subjectivation) ». On voit alors apparaître dans ce parcours une troisième césure : celle qui sépare une « pensée du dehors » d’une « pensée du dedans », et conditionne la constitution d’une problématique de l’intériorité.
Enfin, cet ensemble est complété par un développement présenté en annexe sur « La mort de l’homme et le surhomme », qui ouvre la tentative de Foucault sur l’avenir vers lequel elle s’était elle-même projetée, « l’avènement d’une nouvelle forme, ni Dieu ni homme, dont on peut espérer qu’elle ne sera pas pire que les deux précédentes » (Deleuze, p. 141).
D’après ce résumé descriptif, on comprend que le travail réalisé par Deleuze sur l’oeuvre de Foucault a, d’abord, pour objectif de la déployer dans la suite rompue d’une démarche, qui procède par déplacements successifs de son champ d’investigation, correspondant à des reformulations de ses problèmes. Sur une période d’à peu près vingt-cinq ans, cette démarche détache quatre groupes de textes : 1) l’Histoire de la folie et Naissance de la clinique ; 2) Les Mots et les Choses et l Archéologie du savoir ; 3) Surveiller et Punir et La Volonté de savoir ; 4) L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi. La question que pose une telle périodisation, c’est d’abord celle de l’unité de la pensée de Foucault, qui s’est donnée pour objectif d’élucider successivement l’expérience, le savoir, le pouvoir et le sujet. L’interprétation proposée par Deleuze tend à montrer que le mouvement qui a assuré le passage de l’une de ces problématiques à la suivante procède d’une logique interne de développement : c’est comme si ces déplacements s’étaient enclenchés les uns les autres, selon une nécessité qui relève d’une signification globale. Ainsi, ce serait dans la mesure où il n’a pas toujours pensé aux mêmes choses que Foucault aurait persisté à penser la même chose : cette disparition de l’homme qui, faisant apparaître à la place ainsi laissée vacante les figures diverses du multiple, commande aussi finalement d’autres usages et d’autres soucis, c’est-à-dire une autre éthique.
Partons de la première césure, celle qui fait succéder à l’investigation de l’Histoire de la folie et de la Naissance de la clinique celle de Les Mots et les choses et de l’Archéologie du savoir, et qui fait de Foucault un « archiviste » au lieu d’un interprète.
Pour Sartre, paraît-il, Foucault était un « positiviste désespéré » (d’après un propos rapporté par A. Cohen-Solal : Sartre, Gallimard, 1985, p. 575) : cette formule devait alors signifier le rejet, sinon d’une métaphysique du sujet, du moins d’une ontologie de la liberté, rejet qui caractérisa, en effet, la pensée de Foucault, une fois qu’elle eut exorcisé l’image obsédante des grands fous (Hölderlin, Nietzsche ou Artaud), dont l’expérience sauvage était réputée traverser toute l’histoire et en déchirer l’écran d’un seul trait. Mais lorsque Deleuze parle du « positivisme raréfié » de Foucault, c’est dans un tout autre sens, à la fois plus singulier et plus radical, celui d’une révolution dans le domaine propre de l’épistémologie, qui conduit à prendre seulement en considération des énoncés libérés de toute relation à un référent, que celui-ci soit donné du côté d’un sujet ou du côté d’un objet : alors la connaissance n’est plus qu’une affaire d’inscription, l’inscription de ce qui est dit ou la « positivité du dictum » (Deleuze, p. 24), et l’archiviste-archéologue est d’abord un épigraphiste, dont le travail consiste à recueillir et à restituer des inscriptions, indépendamment de l’effet de sens qu’elles peuvent produire, et qu’elles semblent – mais ceci est pure apparence – recéler. Positivisme doit donc s’entendre ici en plusieurs sens : il s’agit, d’abord, de ramener tout l’ordre du savoir à de pures relations entre des énoncés ; ce qui signifie aussi que ces relations soient considérées indépendamment d’un présupposé unificateur, que celui-ci les homogénéise dans la perspective d’une signification ouverte ou dans celle d’une structure fermée, présupposé par rapport auquel ces relations ne seraient chacune en elle-même que des déterminations, marquées négativement. Épurer les énoncés de tout rapport à un référent, subjectif ou objectif, c’est encore faire l’économie d’une « dialectique », elle-même objective ou subjective, qui restituerait, en arrière des énoncés, la logique unitaire de leur engendrement. Du point de vue de l’épigraphie, les énoncés sont simplement donnés comme ça, et « derrière le rideau, il n’y a rien à voir » (Deleuze, p. 61), « il n’y a rien avant le savoir, ni en-dessous » (Deleuze, p. 117). Le seul a priori auquel soit subordonné le savoir est donc un a priori historique, recueillant l’ensemble des formules qui constitue, dans une forme nécessairement dispersée, le corpus savant ou sachant d’une époque.
On comprend qu’ainsi soit exorcisé le mythe d’une expérience originaire, constituant l’objet et le sujet à l’intérieur de leur corrélation, quel que soit d’ailleurs le sens, de l’objet vers le sujet ou du sujet vers l’objet, dans lequel soit interprétée cette corrélation. Mais on voit aussi de quel prix se paie une telle réduction : ne doit-elle pas, suivant la rigueur de son exigence, identifier l’ordre de l’épistémé à celui d’une doxa, c’est-à-dire, en diluant la massive rigueur des prétendus systèmes de connaissance, la ramener à la facticité d’un « c’est dit ou inscrit comme ça », qui reste en apparence le dernier mot de l’archivisteépigraphiste ? En effet, le « positivisme » de Foucault, minutieusement attentif à l’exactitude des énoncés, élude du même coup toute question sur la vérité qui serait donnée en eux, et donc aussi avant eux : celle-ci n’étant tout au plus qu’un effet dérivé de leur fonctionnement. Or, vider le savoir de son contenu de vérité – de manière à ce qu’il ne soit plus seulement l’expression mais l’effecteur de ce contenu qui, alors, n’en est plus un – n’est-ce pas en même temps lui ôter son caractère de savoir, en en donnant une caractérisation strictement formelle ?
Mais le positivisme de Foucault n’est pas seulement un positivisme de l’énoncé, identifiant le savoir à tout ce qui se dit à une époque : il replace aussi les énoncés dans le réseau que tisse autour d’eux leur rapport à des « visibilités », c’est-à-dire à des institutions : la prison ou l’asile, par exemple, en tant qu’ils sont en corrélation nécessaire avec le droit pénal et le savoir médical. Or ces institutions, dont le regard ne peut contourner l’opaque présence telle qu’elle lui est imposée en quelque sorte de l’extérieur, ne sont pas seulement la concrétisation ou l’application d’un système de pensée qui leur préexisterait sous la forme de discours librement produits : car les théories qu’on élabore sur la culpabilité et sur la maladie sont aussi bien des effets du fonctionnement de ces institutions, dont elles ne peuvent de toutes façons être détachées. Comme l’avait déjà montré l’Histoire de la folie, tout ce qu’on a pu penser de la folie ou de l’aliénation a tenu à cette existence massive de l’Hôpital et de l’Asile. C’est ici que le positivisme de Foucault apparaît comme étant aussi un « pragmatisme » (Deleuze, p. 59). Ce qui constitue un savoir, c’est en effet la synthèse entre des pratiques qui ne sont pas seulement discursives, mais qui s’effectuent aussi dans un autre ordre, non plus seulement ordre de mots mais ordre de choses. La vérité est ce qui résulte de cette combinaison entre deux formes qui interfèrent sans se confondre, et sans qu’il soit possible de réduire l’une à l’autre. Deleuze parle à ce propos d’un « néokantisme » de Foucault (p. 67) : « Parler et voir, ou plutôt les énoncés et les visibilités sont des Éléments purs, des conditions a priori sous lesquelles toutes les idées se formulent à un moment, et les comportements se manifestent. » Ainsi le problème de la vérité est-il non pas écarté mais divisé si l’épistémé n’est pas pure doxa, c’est parce que ce que « sait » une époque n’est pas seulement ce qu’elle pense, au sens de la pensée discursive, mais aussi ce qu’elle voit et ce qu’elle fait. Et, pour que le contenu de ce savoir fasse l’objet d’une compréhension authentique, il faut que l’unité de ces éléments soit à chaque fois reconstituée : « Il faut bien que les deux moitiés du vrai entrent en rapport, problématiquement, au moment même où le problème de la vérité exclut leur correspondance ou leur conformité » (Deleuze, p. 70). La vérité ne préexiste pas, comme un sens, à sa manifestation, parce qu’elle dépend d’une synthèse dont les conditions sont toujours originales : « Ce sont les énoncés et les visibilités qui s’étreignent directement comme des lutteurs, se forcent ou se capturent, constituant chaque fois la vérité » (Deleuze, p. 73). S’il n’y a rien avant le savoir, c’est parce que celui-ci dépend du jeu réciproque de ces formes qui s’apparient en restant hétérogènes, et maintiennent leur disparité jusque dans les figures qui les unissent.
Tel est donc le « positivisme » de Foucault : il consiste à affirmer que le savoir dépend de la combinaison entre des appareils et des théories, telle qu’elle s’effectue historiquement, sans qu’il soit possible d’expliquer cette combinaison par des « causes », que celles-ci soient de l’ordre de la pure expérience ou de la pure pensée, puisqu’il n’y a au contraire d’expérience et de pensée que sur la base de cette combinaison, ou plutôt sous son horizon.
Toutefois, il ne suffit pas de constater l’existence de cette synthèse, et d’en répertorier les figures concrètes. Il faut encore se poser la question des conditions sous lesquelles elle s’effectue, étant entendu que ces conditions n’ont rien à voir avec une cause, quelle qu’en soit la nature, matérielle ou idéale. C’est ici qu’intervient ce que Deleuze appelle la « pensée du dehors », et ceci constitue une nouvelle étape dans la démarche de Foucault. Si une époque dispose d’institutions et de discours, dont la corrélation constitue l’ordre de son savoir, c’est parce qu’elle répartit ceux-ci à l’intérieur d’un réseau, ou d’un « diagramme », qui obéit à la seule logique de la dispersion des forces, c’est-à-dire à une stratégie de pouvoir. Stratégie « anonyme », « muette », et « aveugle » (Deleuze, p. 80), qui précède le savoir, et les relations de formes qu’il institue, dans la mesure où elle se tient au dehors de ces formes, et, comme telle, reste extérieure au savoir, et doit donc aussi être ignorée. C’est ainsi que la stabilité du savoir s’édifie sur la dynamique évanescente et informelle des rapports de forces, vis-à-vis desquels elle représente une tentative de fixation nécessairement provisoire : l’ensemble des appareils et institutions, l’État lui-même, qui donnent voix au pouvoir et le nomment, selon l’opération du savoir qui organise à l’aide de ses formes la matière pure d’un pouvoir proliférant sans règles.
Le problème de la vérité peut donc être à nouveau posé, dans de nouveaux termes : la vérité n’est pas « dans » le savoir, parce qu’elle circule entre le pouvoir et le savoir, comme ce qui résulte de l’adaptation d’une matière et d’une forme ; ainsi, elle est plutôt au dehors du savoir, non comme une autre forme, qui en contrôlerait idéalement le système, mais comme cette exigence d’un rapport à une matière, sans lequel l’organisation du savoir, sous le double aspect de ses discours et de ses appareils, ne serait qu’une structure creuse, incapable de susciter par sa propre spontanéité les critères de sa légitimité. La vérité est au-dehors du savoir, parce qu’elle dépend elle-même du rapport du savoir à son « dehors », qui constitue en dernière instance pour le savoir la condition de sa synthèse. Ainsi, « penser ne dépend pas d’une belle intériorité qui réunirait le visible et l’énonçable, mais se fait sous l’intrusion d’un dehors qui creuse l’intervalle, et force, démembre l’intérieur » (Deleuze, p. 93). Si le savoir engendre ses objets, visibles ou énonçables, à partir des lois de son organisation, indépendamment de toute relation à un référent extérieur objectif ou subjectif, il reste que son fonctionnement est lié à l’existence d’une matière ou d’un contenu, qui n’est pas vis-à-vis de lui comme un objet ou un référent, puisque ce contenu échappe complètement à ses règles, et demeure comme tel de l’ordre du non-su : il est de la nature de ce pouvoir, qui maîtrise, de ne pouvoir lui-même être maîtrisé.
Ainsi le pouvoir ne double pas le savoir, pour lui assurer un fondement ou une garantie légitime : mais, le savoir ne tirant sa stabilité que de lui-même, le pouvoir agit sur lui seulement pour le désorganiser, comme une force permanente de contestation, qui dément l’inaltérabilité apparente de ses formes. Au mythe du Pouvoir comme forme, qui n’est en fait que l’image mystifiée qu’en donne un savoir, Foucault oppose donc la réalité mouvante des pouvoirs, dont la fonction est essentiellement déstructurante, puisqu’elle conditionne simultanément les mécanismes de l’assujettissement et de la résistance, sans jamais donner les moyens d’en surmonter la contradiction. Pas davantage qu’il n’y a de vérité inscrite une fois pour toutes dans le savoir, il n’y a de vérité définitive du pouvoir, celui-ci ayant comme on dit le dernier mot : car le pouvoir, qui est le dehors du savoir, est aussi tout au-dehors de soi, sans dedans, absolue dispersion de ses forces, qu’il ne parvient lui-même à retenir dans aucune figure définie et fixée ; et ainsi il n’y a pas du tout de dernier mot. La fonction du savoir, d’où il tire sa légitimité propre, c’est donc de prêter occasionnellement au pouvoir cette organisation qui essentiellement lui manque, en lui offrant cette représentation arrêtée de lui-même en dehors de laquelle il n’est que le flux incessant et imperceptible de relations fuyantes, qui l’oppose indéfiniment à soi. L’union du savoir et du pouvoir n’est pas scellée à partir d’un principe qui leur serait commun, mais au contraire elle suppose leur irréductible disparité, qui leur permet justement de se compléter à travers leurs apports réciproques. Car, pourrait-on dire, un savoir sans pouvoir serait vide, et un pouvoir sans savoir aveugle.
Des analyses précédentes se dégageaient les concepts d’un savoir et d’un pouvoir sans sujet. Pour faire place à une problématique de la subjectivation – c’est à celle-ci que sont consacrés ses deux derniers livres –, il a donc fallu que Foucault pensât quelque chose d’encore tout à fait différent, dans une perspective dont ses précédents ouvrages l’avaient tenu écarté : ce repli du savoir et du pouvoir par lequel et dans lequel le sujet se creuse à lui-même un lieu de refuge. C’est alors qu’aux grandes figures de l’extériorité succèdent celles de l’intériorité : si les dernières avaient été, littéralement, exclues par les premières, c’était pour se trouver recluses dans un autre espace qui leur est propre. Comment comprendre la nature de cet « espace du dedans » ?
Or le sujet ne fait pas irruption dans les recherches poursuivies par Foucault comme un objet radicalement nouveau, qui ne serait accessible qu’à condition que soient complètement effacées les traces de ses démarches antérieures, et en constituerait ainsi la dénégation ou le reniement : mais son concept est précisément ce qui ressort au contraire des précédents concepts du savoir et du pouvoir, dont il est le résultat. Ainsi le dedans, ou si l’on peut dire le dedans du dedans, n’est-il pas un pur dedans, illusoirement refermé sur lui-même, et dont l’image apaisée se substituerait tout d’un coup aux figures violentes du dehors ; mais il est le dedans du dehors, ou encore le dedans tel qu’il se forme lui-même à partir du dehors d’où il est paradoxalement issu. « Le dedans comme opération du dehors : dans toute son oeuvre, Foucault semble poursuivi par ce thème d’un dedans qui serait seulement le pli du dehors, comme si le navire était un plissement de la mer (Deleuze, p. 104) ; et cette formule de « l’embarcation comme intérieur de l’extérieur » est encore reprise un peu plus loin (p. 130). Car il ne peut y avoir de positivisme du sujet : le sujet, c’est-à-dire ce qui s’intériorise, n’est pas donné comme ça, mais il est lui-même le produit d’un processus de subjectivation, dont les conditions sont données au-dehors, dans l’existence de ce qui est donné au-dehors et que le sujet replie.
Pour découvrir ce sujet, il a fallu que Foucault accomplisse un véritable trajet initiatique, qui l’a ramené au monde des Grecs. « Ce que les Grecs ont fait, ce n’est pas révéler l’Être ou déplier l’Ouvert, dans une geste historico-mondiale. C’est beaucoup moins ou beaucoup plus, dirait Foucault. C’est ployer le dehors dans des exercices pratiques » (Deleuze, p. 107). C’est ainsi que Foucault, qui était parti d’ailleurs, c’est-à-dire en fait d’ici où nous sommes, est arrivé aux Grecs, chez lesquels il a rencontré un ordre inédit : ordre du sujet, en rapport avec des savoirs et des pouvoirs eux-mêmes distribués selon des ordres qui n’ont plus rien à voir avec ceux qui déterminent aujourd’hui notre propre manière de voir, dans l’horizon desquels s’étaient maintenus les travaux antérieurs de Foucault. Mais cette étrangeté était nécessaire pour révéler ce qui constitue la figure authentique de l’intériorité, qui n’est pas comme un dedans immédiatement donné et accessible, ici et maintenant, mais qui doit faire l’objet d’une véritable conquête.
Ce retour, dont la valeur est essentiellement symbolique, n’est pas un mouvement en arrière, qui nous ramènerait vers un passé saisi dans sa positivité, c’est-à-dire comme il a été : puisque le monde mental des Grecs tire pour nous sa valeur du fait précisément qu’il n’existe plus, et représente ainsi exemplairement l’absence même d’une positivité. Foucault n’a donc pas cherché à comprendre ce que les Grecs ont été historiquement, en rapport avec leurs propres systèmes de savoir et de pouvoir qu’il a en quelque sorte mis entre parenthèses, mais il a voulu saisir en quoi ils constituent pour nous un double ou une image de notre propre activité de subjectivation, elle-même étrangère aux systèmes de savoir et de pouvoir, auxquels elle oppose sa faculté indéfinie de métamorphose. « La lutte pour une subjectivité moderne passe par une résistance aux deux formes actuelles d’assujettissement, l’une qui consiste à nous individuer d’après les exigences du pouvoir, l’autre qui consiste à attacher chaque individu à une identité sue et connue, bien déterminée une fois pour toutes. La lutte pour la subjectivité se présente alors comme droit à la différence, et droit à la variation, à la métamorphose » (Deleuze, p.113). Ce que nous apprennent aujourd’hui les Grecs, mais qu’ils ne savaient peut-être pas eux-mêmes autrefois, c’est que le sujet se définit d’abord par ce rejet ou ce refus d’une forme arrêtée, rejet ou refus qui n’a de sens que parce qu’il s’oppose comme une résistance au mouvement inverse qui, par le jeu des savoirs et des pouvoirs, a toujours tendu au contraire à fixer les forces dans des formes.
Le sujet n’existe donc pas comme une nouvelle forme, coiffant le savoir et le pouvoir, et les maîtrisant : mais il est justement un repli absolu par rapport à toute forme. Étrangeté du sujet, qui n’est soi-même que dans la mesure où il parvient aussi à se tenir au plus loin : ce qui précisément a été tout à l’heure reconnu comme étant au-dedans du dehors. C’est pourquoi le sujet n’est pas, son nom même de « sujet » l’indique, objet d’un savoir, pas plus d’ailleurs qu’il n’en constitue le sujet ou le fondement : pour « maîtriser » le sujet, il faut se placer en quelque sorte hors-savoir, dans un autre lieu qui n’est pas celui d’un nouveau rassemblement, mais au contraire d’une dispersion. Deleuze explique ainsi la référence que fait Foucault à Heidegger, en en expliquant les limites. « Il n’y a pas de doute que Foucault a trouvé une forte inspiration théorique chez Heidegger, chez Merleau-Ponty, pour le thème qui le hantait : le pli, la doublure » (Deleuze, p. 118). Cette inspiration ne joue que sous la condition d’être décalée. « Tout se passe comme si Foucault reprochait à Heidegger et à Merleau-Ponty d’aller trop vite » (ibid.). Heidegger et Merleau-Ponty tentent, en effet, de dépasser d’emblée le savoir vers son fondement, comme si l’entrelacement de ses deux aspects, le visible et l’énonçable, était déjà le pli de l’Être. Mais l’Être n’est pas au-delà du savoir comme sa vérité, parce qu’il ne se tient lui-même en aucun lieu ; et la pensée du sujet ne consiste finalement en rien d’autre qu’en l’affirmation de ce non-lieu, d’autant plus radicale qu’elle n’est pas localisable, et reste donc évanescente. Ainsi Deleuze écrit : « Il y a toujours eu chez Foucault un héraclitéisme plus profond que chez Heidegger, car finalement la phénoménologie est trop pacifiante, elle a béni trop de choses » (p. 120). Ce qui confère au sujet sa valeur propre, par laquelle il est rapport absolu à soi, c’est sa puissance de déstabilisation.
La démarche de Foucault s’achève donc dans une topique, dont Deleuze présente pour finir le schéma complet. « C’est de cette manière qui ne doit plus rien à Heidegger, que Foucault comprend la doublure ou le pli. Si le dedans se constitue par le plissement du dehors, il y a entre eux une relation topologique : le rapport à soi est homologue du rapport avec le dehors, et les deux sont en contact par l’intermédiaire des strates qui sont des milieux relativement extérieurs (donc relativement intérieurs). C’est tout le dedans qui se trouve activement présent au dehors sur la limite des strates » (Deleuze, p. 127). Ceci signifie aussi que le dedans du sujet, c’est-à-dire l’intimité qu’il conquiert sur soi en se maîtrisant, ne trouve nulle part ailleurs à se loger que dans l’interstice qui sépare les strates épaisses du savoir, et l’éparpillement des forces au pouvoir. Présence évasive, incertaine, qui a la minceur d’un pli, aussitôt effacé puis retracé, et tire sa certitude de son incertitude même.
Il fallait garder aux dernières pages écrites par Deleuze sur les dernières pages écrites par Foucault leur caractère quelque peu énigmatique, pour faire apparaître aussi leur valeur prophétique. Car le « positivisme » de Foucault est ce qui l’a finalement conduit de la considération de l’histoire à une certaine pensée de l’avenir, qui est aussi la clé de sa position philosophique. En affirmant que le savoir, le pouvoir, et le sujet ne sont en rapport que pour autant qu’ils parviennent à se maintenir sur des plans distincts, qui donnent à la pensée, selon les conditions historiques de ses époques, ses dimensions épistémologique, politique et éthique, Foucault a du même coup renoncé à une problématique unitaire de la vérité, ramenant celle-ci à des présupposés homogènes et uniformes, à l’intérieur d’un ordre dont l’allure serait fixée une fois pour toutes. Mais cela ne signifie pas que, ayant déplacé le champ d’application de son concept, il ait renoncé à penser la vérité comme telle, c’est-à-dire d’une certaine manière à philosopher car toute son entreprise est tendue en fait vers la recherche d’une autre vérité, dont les règles ne soient pas seulement formelles, et dont la figure ne puisse donc être établie de manière définitive. En suivant les métamorphoses de la vérité, dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire en lui déniant la faculté de se définir à partir d’une forme donnée une fois pour toutes, Foucault n’est pas, comme on le dit trop souvent, revenu à un scepticisme généralisé, ou à la dénégation sauvage de tout concept : mais il a cherché plutôt à formuler les conditions de possibilité d’une nouvelle manière de penser, se tenant délibérément à côté des archétypes (« l »’homme, mais aussi bien « le » réel, ou « la » science) qui tentent vainement de contrecarrer cette transformation ; car celle-ci est en fait la seule condition permanente à laquelle soit assujettie la production de vérité. Ce qui distingue la lecture que Deleuze présente de l’oeuvre de Foucault, c’est qu’elle restitue à cette production sa puissance et sa fécondité, ou encore le pouvoir qu’elle détient de se propulser sans cesse sur de nouveaux terrains, et d’inventer de nouvelles formes d’organisation. Après tout, une authentique histoire de la vérité est celle qui ne privilégie pas seulement ses réalisations passées, en constatant le fait qu’elles ont été, mais encore s’intègre dynamiquement à leur développement : alors elle saisit aussi le frémissement qui accompagne, voire même précède, l’invention de ses formes ultérieures ; et elle signifie l’urgence de « penser autrement ».
Pierre MACHEREY,
Université de Paris-I.