30 Septembre 2025
Dans une première édition de plus de cinq cents pages de 1951 chez Payot de Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Henri Jeanmaire constitue une œuvre monumentale qui demeure, selon l'expression de Marcel Détienne, « le livre d'histoire le plus complet sans doute qui soit consacré à Dionysos ». Cette étude exhaustive, sous-titrée « l'orgiasme dans l'Antiquité et les temps modernes, origine du théâtre en Hellade (Grèce antique), orphisme et mystique dionysiaque, évolution du dionysisme après Alexandre », représente l'aboutissement de décennies de recherches menées. Henri Jeanmaire (1884-1960), normalien et agrégé de lettres classiques, qui fut l'un des pionniers de l'approche sociologique appliquée à l'étude de la religion grecque antique, entendait proposer une synthèse définitive sur l'ensemble du phénomène dionysiaque, depuis ses origines archaïques jusqu'à ses prolongements dans l'Antiquité tardive et au-delà.
Dans cette œuvre, l'approche méthodique développée par Henri Jeanmaire se distingue par son caractère résolument sociologique et anthropologique, marquant une rupture décisive avec les études précédentes qui tendaient à réduire Dionysos à ses dimensions mythologiques ou littéraires. Formé à l'école de Émile Durkheim et de Marcel Mauss, Henri Jeanmaire applique à l'étude du dionysisme les méthodes de la sociologie religieuse naissante, cherchant à comprendre les fonctions sociales du culte dionysiaque dans la société hellène. Cette démarche novatrice lui permet d'éclairer d'un jour nouveau les pratiques rituelles associées au culte de Dionysos, en montrant comment elles s'articulent avec les structures sociales, les systèmes éducatifs et les mécanismes d'intégration communautaire de la cité grecque. L'auteur refuse délibérément les interprétations purement symboliques ou allégoriques pour privilégier une analyse fonctionnelle qui situe le dionysisme dans son contexte historique et social concret.
Le propos central de l'ouvrage consiste à démontrer en quoi le culte de Dionysos constitue un ensemble religieux structuré, loin de l'image anarchique et désordonnée que véhiculait la tradition historiographique antérieure. Henri Jeanmaire montre que l'orgiasme dionysiaque, c'est-à-dire l'ensemble des pratiques extatiques et des rituels d'effervescence collective associés au culte du dieu, répond à des règles précises et remplit des fonctions sociales déterminées. Ces pratiques orgiastiques relèvent moins de la pure spontanéité ou de l'abandon de soi, que de techniques rituelles visant des états de mania dans un cadre institutionnel contrôlé. L'extase dionysiaque apparaît ainsi comme un phénomène social total, au sens où l'entend Marcel Mauss, mobilisant simultanément les dimensions religieuse, sociale, psychologique et corporelle de l'expérience humaine.
Henri Jeanmaire accorde une attention particulière aux dimensions initiatiques du culte dionysiaque et montre combien les mystères de Dionysos s'articulent avec les rites de passage et les mécanismes d'intégration sociale dans le monde grec. L'auteur démontre que les initiations dionysiaques, particulièrement celles qui concernent les femmes et les jeunes gens, constituent des institutions éducatives essentielles qui préparent les individus à assumer leurs rôles sociaux d'adultes. Ces rituels d'initiation mobilisent des techniques corporelles spécifiques, incluant la danse, la musique, la manipulation de substances psychoactives et diverses pratiques ascétiques, pour produire une transformation profonde de la personnalité des initiés. Le thiase dionysiaque, cette communauté religieuse organisée autour du culte du dieu, fonctionne comme un laboratoire social où s'expérimentent de nouvelles formes de sociabilité et où se négocient les rapports entre les sexes et les générations.
Montrant comment les représentations dramatiques athéniennes plongent leurs racines dans les rituels dionysiaques archaïques, Henri Jeanmaire établit une continuité génétique entre les pratiques orgiastiques primitives et l'émergence des formes théâtrales classiques, révélant comment la tragédie et la comédie grecques conservent la mémoire des anciens rituels de possession et de transformation. Le dithyrambe, ce chant choral en l'honneur de Dionysos, constitue selon l'auteur le chaînon manquant qui permet de comprendre l'évolution du rituel religieux vers la représentation artistique. Cette analyse novatrice éclaire d'un jour nouveau les origines du théâtre occidental et démontre l'enracinement profond de l'art dramatique dans les structures de la religiosité archaïque. Les Grandes Dionysies d'Athènes apparaissent ainsi comme un dispositif institutionnel complexe qui articule célébration religieuse, compétition artistique et affirmation de l'identité civique.
La contribution spécifique d'Henri Jeanmaire à l'étude de l'orphisme dionysiaque mérite une attention particulière car il consacre plusieurs chapitres à l'analyse des relations complexes entre le culte de Dionysos et les doctrines orphiques, montrant comment ces deux traditions religieuses s'interpénètrent et se nourrissent mutuellement tout au long de l'histoire grecque. L'orphisme dionysiaque développe selon Henri Jeanmaire une théologie sophistiquée de la mort et de la résurrection qui préfigure certains aspects des religions à mystères hellénistiques. Les mythes orphiques de Dionysos Zagreus, ce jeune dieu dévoré par les Titans avant de renaître sous une forme nouvelle, constituent des récits étiologiques qui fondent théoriquement les pratiques rituelles de catharsis et de régénération spirituelle. Cette dimension sotériologique du culte orphique de Dionysos témoigne de la capacité d'innovation théologique de la pensée religieuse hellène et de son aptitude à élaborer des systèmes doctrinaux comparables en complexité aux grandes traditions mystiques orientales.
L'évolution du dionysisme après Alexandre constitue l'un des aspects les plus originaux de l'analyse jeanmarienne et connaît une transformation profonde dans le contexte de la civilisation hellénistique, en s'adaptant aux nouvelles conditions politiques et culturelles de l'époque post-classique. Le dionysisme hellénistique développe des formes syncrétiques inédites, s'enrichissant d'éléments empruntés aux cultes orientaux et aux traditions religieuses locales des régions conquises par Alexandre. Cette plasticité du dionysisme témoigne de sa vitalité et de sa capacité d'adaptation aux contextes culturels les plus divers. Les associations dionysiaques de l'époque hellénistique et romaine constituent des laboratoires sociologiques où s'expérimentent de nouvelles formes de sociabilité religieuse qui préfigurent certains aspects du christianisme primitif.
L'ouvrage de Jeanmaire se distingue par la richesse de sa documentation et l'ampleur de son corpus de sources qui mobilise l'ensemble de la tradition littéraire helllène et latine, des témoignages épigraphiques et archéologiques, ainsi que les données de l'ethnologie contemporaine pour construire une interprétation synthétique du phénomène dionysiaque. Cette érudition impressionnante n'est jamais gratuite mais sert constamment l'argumentation sociologique qui structure l'ensemble de l'analyse. Jeanmaire met les outils de la critique textuelle et de l'analyse philologique au service d'une vision d'ensemble qui privilégie la compréhension des mécanismes sociaux (d'intégration et d'activation) sur l'accumulation des détails érudits. Cette synthèse entre rigueur philologique et perspective sociologique fait de l'ouvrage un modèle méthodologique qui a profondément marqué les études grecques de la seconde moitié du XXe siècle.
L'approche comparative développée par Henri Jeanmaire n'hésite pas à confronter les données grecques avec les matériaux ethnologiques contemporains pour éclairer les mécanismes de fonctionnement des cultes extatiques et des pratiques initiatiques. Cette méthode comparative, inspirée de l'école sociologique française, permet de dégager les constantes anthropologiques qui sous-tendent les phénomènes religieux au-delà de leurs variations culturelles spécifiques. Jeanmaire montre ainsi que l'orgiasme dionysiaque participe de structures rituelles universelles que l'on retrouve dans de nombreuses sociétés traditionnelles, tout en conservant ses spécificités proprement grecques. Cette perspective comparative ouvre la voie à une anthropologie historique de la religion qui dépasse les cloisonnements disciplinaires traditionnels. La méthode sociologique inaugurée par Jeanmaire a inspiré les travaux de Jean-Pierre Vernant, Marcel Détienne, Pierre Vidal-Naquet et de toute l'école française d'anthropologie historique aussi nommée école hellène de Paris.
La réception critique de « Dionysos. Histoire du culte de Bacchus » a souligné la qualité exceptionnelle de cette synthèse qui demeure, soixante-dix ans après sa publication, une référence indépassée dans le domaine des études dionysiaques. Marcel Détienne, dans son compte rendu de la réédition de 1970, salue dans cet ouvrage « une des plus remarquables analyses de sociologie religieuse » produites dans le champ des études hellènes.