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La Philosophie à Paris

PHILOSOPHE / Walter Benjamin

PHILOSOPHE / Walter Benjamin

Walter Benjamin
(1892–1940)

Walter Benjamin est un critique culturel et d'art, philosophe, essayiste, traducteur et penseur de la modernité.
Walter Benjamin est l’un des penseurs les plus énigmatiques, singuliers et influents du XXe siècle. Figure en marge du marxisme, il est surtout connu pour ses réflexions sur la modernité, sur les effets de la technologie sur l’art, sa lecture originale de l’histoire et son projet inachevé sur Paris au XIXe siècle. Son œuvre, longtemps restée confidentielle, exerce aujourd’hui une influence considérable, notamment dans les domaines de la théorie critique, de la littérature, de la sociologie de l’art, de la philosophie politique et de l’esthétique.

Jeunesse berlinoise
Né à Berlin en 1892 dans une famille juive bourgeoise et aisée, Walter Benjamin grandit dans les quartiers relativement aisés de Charlottenburg et Grünewald. Bien que juive, sa famille n’était pas particulièrement pratiquante, et si Benjamin s’intéressa plus tard aux thèmes messianiques issus de la tradition juive, il ne manifesta jamais d'attachement profond ni pour le judaïsme religieux ni pour le sionisme. Ce détachement fut une source de tension avec certains de ses amis, notamment le philosophe Gershom Scholem, qui tenta en vain de le convaincre d’émigrer en Palestine.

Une trajectoire universitaire contrariée
Benjamin mena des études supérieures mouvementées. Il entama un cursus en philologie à l’université de Fribourg, où il côtoya Martin Heidegger, mais trouva la ville peu hospitalière. Il retourna à Berlin et suivit les enseignements de Georg Simmel, philosophe dont l’approche de la modernité exerça une influence durable sur lui. Exempté du service militaire pendant la Première Guerre mondiale pour cause de forte myopie, il poursuivit ses études à Munich, où il assista aux cours de l’historien de l’art Heinrich Wölfflin et fréquenta brièvement le poète Rainer Maria Rilke. En 1916, il s’installa en Suisse et obtint un doctorat de philosophie à l’université de Berne, où il fit la connaissance du philosophe. Walter Benjamin retourna ensuite en Allemagne, avec l’intention d’obtenir son habilitation à enseigner à l’université. Il rédigea une thèse ambitieuse, L’origine du drame baroque allemand (Ursprung des deutschen Trauerspiels), dans laquelle il proposait une lecture allégorique des tragédies du début de l’époque baroque. Il y distinguait le Trauerspiel (drame du deuil) de la tragédie classique, en affirmant que le premier s’ancre dans l’histoire et non dans le mythe. Cette analyse novatrice fut mal reçue par les jurés de l’université de Francfort, et sa thèse fut rejetée en 1925, compromettant définitivement ses chances de carrière académique.

Privé de poste universitaire, Benjamin se lança dans une carrière de critique indépendant. Il publia de nombreuses chroniques littéraires et théâtrales, notamment dans la Frankfurter Zeitung et la Literarische Welt, grâce à l’appui de Siegfried Kracauer et Hugo von Hofmannsthal. Il entretint aussi des relations denses et parfois conflictuelles avec les penseurs de l’École de Francfort, en particulier Theodor Adorno, avec qui il entretint une correspondance intellectuelle durable. Au cours de cette période, il fit un voyage marquant à Moscou et en tira un journal lucide et empathique sur l’URSS de l’entre-deux-guerres. Il fit également la rencontre d’Asja Lacis, militante communiste et femme de théâtre, qui l’introduisit dans les cercles révolutionnaires et lui fit découvrir Bertolt Brecht, dont les idées sur le théâtre épique influencèrent profondément sa pensée.

Le débat : Walter Benjamin était-il un philosophe ou un simple critique littéraireou culturel ?

H. Arendt, « Walter Benjamin », Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 248. 

« Benjamin était un philosophe. Il l’a été au cours de toutes les étapes et dans tous les domaines de son activité. En apparence il a écrit surtout sur des thèmes de littérature et d’art, parfois aussi sur des sujets à la frontière entre la littérature et la politique, mais rarement sur des questions conventionnellement considérées et acceptées comme des thèmes de pure philosophie. Mais dans tous ces domaines son impulsion vient de l’expérience du philosophe. » Gershom Scholem, Benjamin et son Ange, trad. P. Ivernel, Paris, Rivages, 1995, p. 33.

« Pour moi, ce qui définit la signification de Benjamin pour ma propre existence intellectuelle est évident : l’essence de sa pensée en tant que pensée philosophique. Je n’ai jamais pu envisager son œuvre à partir d’une autre perspective (...). Certes, je suis conscient de la distance entre ses écrits et toute conception traditionnelle de la philosophie… . » Lettre de Theodor Adorno de 1967 cité par Gary Slmith (voir infra).

Une écriture fragmentaire et moderne
Dans les années 1920, Benjamin élabore un style très personnel, fragmentaire et poétique. En 1928, il publie Einbahnstraße (Sens unique), une œuvre composée de brefs textes aphoristiques, d’impressions urbaines et de réflexions philosophiques. Ce style inclassable — à mi-chemin entre la poésie, la critique sociale et l’auto-analyse — devient caractéristique de son œuvre. Il collabore également à la traduction allemande de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, et entame une série d’essais sur Brecht, publiés à titre posthume sous le titre Comprendre Brecht (Versuche über Brecht).

— Dans les années 1930, Benjamin entame son grand œuvre, inachevé : Le Livre des Passages (Das Passagen-Werk), immense montage de citations, notes et fragments sur Paris au XIXe siècle. Ce projet visait à penser la modernité capitaliste à partir de ses espaces matériels : galeries marchandes, affiches, vitrines, architecture de fer et de verre. Inspiré par le surréalisme, Benjamin y développe la figure du flâneur — cet observateur errant des foules — comme icône du capitalisme urbain. Avec le Passagen-Werk et la figure du flâneur, c'est Paris comme allégorie du capitalisme moderne. Autour de ce projet, gravitent des essais majeurs sur Baudelaire, la mode, l’architecture, les intérieurs bourgeois, les objets — autant de tentatives pour saisir les « rêves » de la société moderne et ses contradictions. Walter Benjamin est un des rares marxistes à proposer explicitement, dans son Livre des passages (inachevé, années 1930), « un matérialisme historique qui aurait aboli en lui-même l’idée de progrès », s’opposant ainsi aux « habitudes de la pensée bourgeoise ». On peut postuler que le passage est l'autre nom du problème, en ce que ce dernier n'est pas un blocage mais au contraire nourrit l'existence en ce qu'il marque un avant et un après. Le capitalisme est aussi un rêve collectif, qu’il savoir faut interpréter, une religion fétichiste — l'argent et la marchandise — avec ses « intérieurs bourgeois ». Les passages en sont aussi le reflet. Chez Walter Benjamin, l’analyse du fétichisme est menée dans le cadre d’une enquête sur la manière dont le capitalisme produit une série de fantasmagories marchandes qui captent l’imaginaire social et sont travaillées par les aspirations utopiques visant son dépassement.

— En 1936, Benjamin publie son essai le plus célèbre : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Il y analyse les conséquences des nouvelles technologies comme la photographie et le cinéma quant au statut de l’œuvre d'art. L’œuvre d’art se transforme et, selon lui, perd son aura avec lâge de la reproductibilité technique. Si l’œuvre d’art traditionnelle possédait une aura — une unicité liée à sa présence dans un temps et un lieu singuliers — la reproduction mécanique détruit cette aura, rendant l’art plus accessible et aussi plus politisable. Il y voit une possibilité d’émancipation (notamment par le cinéma révolutionnaire), mais aussi un risque de manipulation fasciste des masses. Cet essai devint une référence incontournable dans les débats sur la culture de masse, le cinéma et les médias. L’art perd son aura mais gagne en pouvoir politique à l’ère technique.

— Arrive 1940 et s'étalent les 20 Thèses-fragments de Sur le concept d’histoire de Walter Benjamin constituent un texte unique, inclassable — dont l’interprétation est aujourd’hui incontournable.  Elles s'affichent telles une boussole dans la tempête de l’Histoire. Écrits à la toute fin de sa vie, dans un contexte tragique d’exil et de désespoir avec la tentative de fuite hors de la France occupée ainsi que le pressentiment de sa mort, ces 20 fragments, rédigés à la main et glissés dans une enveloppe confiée à Georges Bataille à la Bibliothèque nationale, prennent une forme elliptique et presque oraculaire. La cible principale de Walter Benjamin dans ces thèses, c’est l’historicisme bourgeois, qui voit dans l’histoire une marche inévitable vers le progrès. Il s’attaque à cette vision linéaire et tranquille du temps. L’histoire doit être lue à partir des vaincus, pas des vainqueurs. La philosophie de l’histoire de Walter Benjamin puise à trois sources très différentes: le romantisme allemand, le messianisme juif, le marxisme. Il ne s’agit pas d’une combinatoire de points de vue contradictoires, mais d'une originalité, d'un édifice propre. S'il plaide aussi pour la discontinuité historique, s'il critique le discours du progrès en tant que conception bourgeoise satisfaite, la délégitimation du Grand Récit de la modernité capitailste et occidentale que fait Walter Benjamin n'a pour autant rien de post-moderne avant l'heure. — — Ce qui frappe dans ces Thèses, c’est leur style oraculaire, poétique, fragmentaire, très éloigné de la langue universitaire. Benjamin y déploie une pensée allusive, allégorique, mais rigoureuse. L'intelligence y remplace le dogme. Il n'y z pas de schéma historique figé, pas de prophétie, mais un effort pour penser, en pleine nuit, un geste d’espérance lucide. Aujourd’hui, dans un monde ravagé par des crises successives, la pensée de Benjamin résonne puissamment : elle arme la critique face aux discours de progrès ; elle valorise les luttes oubliées, les révoltes passées, les silences dans l’histoire officielle ; elle déplace l’idée de révolution : ce n’est plus aller vers l’avant, mais sauter hors du cours du temps, Walter Benjamin fait une critique de la temporalité authenitque à la Heidegger ; enfin sa pensée relie politique et spiritualité sans tomber dans la religion, par un simple matérialisme messianique, comme le dit Michael Löwy. Il ne faut pas « contempler le cours des choses », il faut l’interrompre, faire coupure, plonger dans un territoire où le temps est flottant, percolant, où tout est passage. Ce que Benjamin propose à la place, c’est une philosophie de l’histoire disjonctive, qui refuse la continuité apparente du progrès, et veut lire l’histoire du point de vue des vaincus — ceux qui, d’habitude, ne laissent pas de trace, ou dont les voix sont étouffées par les récits dominants. — — — Influencé par le messianisme juif dont celui du kabbaliste Isaac Louria, on retrouve là asussi l'amitié de Gershom Scholem, Walter Benjamin postule un  messianisme laïc et pense que le présent contient en lui une puissance de rédemption du passé. Il ne s’agit pas d’un futur radieux, mais d’un maintenant (Jetztzeit) chargé d’un potentiel révolutionnaire. C’est une pensée messianique sans messie, un espoir sans illusion, qui considère que saisir l’instant, et non attendre l’avenir, serait l’acte révolutionnaire par excellence. Chaque seconde est une porte étroite par laquelle le Messie peut entrer. Benjamin dit qu’il faut tirer le frein d’urgence de l’histoire. Autrement dit, interrompre le continuum destructeur, désarticuler le temps « homogène et vide » dans lequel la bourgeoisie inscrit son autorité. Le rôle du révolutionnaire, ce n’est pas d’accélérer l’histoire, mais de l’interrompre pour sauver les fragments oubliés du passé. C’est une posture anti-téléologique, radicalement différente du marxisme vulgaire ou du progressisme naïf. Elle s’ancre dans une lecture dialectique et tragique de la lutte des classes. — — — — L’Ange de l’histoire. Dans la neuvième thèse, Benjamin convoque le tableau de Paul Klee Angelus Novus pour donner corps à sa vision : « L’ange de l’histoire a le visage tourné vers le passé. Là où nous voyons une chaîne d’événements, lui voit une seule et unique catastrophe qui entasse ruine sur ruine. » Mais l’ange ne peut pas réparer : une tempête, celle qu’on appelle le progrès, le pousse inexorablement vers l’avenir. Cette image résume, à elle seule, toute la violence du XXe siècle et de l’histoire comme amnésie, comme accumulation de désastres acceptés, consentis, normalisés, que seul un geste supposé critique peut arrêter. Pour Walter Benjamin, les questions importantes qui se posent à la société ne sont pas « des problèmes techniques limités de 
caractère scientifique, mais bien les questions métaphysiques de Platon et de Spinoza, des Romantiques et de Nietzsche ». Pensons à la temporalité historique. Anisi: 

« Confiante en l’infinité du temps, une certaine conception de l’histoire discerne seulement le rythme plus ou moins rapide selon lequel hommes et époques avancent sur la voie du progrès. D’où le caractère incohérent, imprécis, sans rigueur, de l’exigence adressée au présent. Ici, au contraire, comme l’ont toujours fait les penseurs en présentant des images utopiques, nous allons considérer l’histoire à la lumière d’une situation déterminée qui la résume comme en un point focal. Les éléments de la situation finale ne se présentent pas comme informe tendance progressiste, mais comme des créations et des idées en très grand péril, hautement décriées et moquées, profondément ancrées en tout présent. (...) Cette situa tion (...) n’est saisissable que dans sa structure métaphysique, comme le royaume messianique ou comme l’idée révolutionnaire au sens de 89. » W. Benjamin, « La vie des étudiants », 1915, dans Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 125-126.

La mémoire devient un acte politique. Ce n'est plus la mémoire individuelle, mais la mémoire collective des opprimés, leur parole échangée, vivante. Walter Benjamin écrit que même les morts ne seront pas en sécurité si l’ennemi l’emporte. C'est rendre justice aux morts notamment les ouvriers écrasés, les révolutions étouffées, les peuples colonisés. C'est une tâche politique, une exigence du présent. La mémoire n’est pas alors un luxe, elle devient un devoir révolutionnaire. La mémoire, l’enfance, l’expérience sensible sont, pour Walter Benjamin, des contre-pouvoirs à la modernité capitaliste. Walter Benjamin use de la nostalgie du passé comme d'une méthode révolutionnaire de critique du présent.

Une trajectoire finale avortée
Avec la montée du nazisme, la situation de Benjamin, juif et intellectuel de gauche, devient intenable. Il quitte l’Allemagne en 1933 et s’exile en France, mais tarde à quitter l’Europe malgré la guerre imminente. En 1940, alors que les nazis envahissent la France, il tente de fuir vers l’Espagne en traversant les Pyrénées. Arrivé à Portbou, en Catalogne, il apprend que les autorités franquistes risquent de le livrer aux nazis. Dans une situation désespérée, il met fin à ses jours avec une surdose de morphine, à l’âge de 48 ans. On ne sait toujours pas si son suicide était prémédité ou précipité par la peur. Longtemps marginalisé, Walter Benjamin a connu une reconnaissance posthume décisive. Son œuvre a été popularisée notamment grâce au recueil Illuminations (1968), édité par Hannah Arendt, et au livre Walter Benjamin ou Vers une critique révolutionnaire (1981) de Terry Eagleton. Ce dernier insiste sur la méthode de Benjamin : lire l’histoire « à rebours », « à contre-courant », afin de faire émerger les forces de résistance occultées par les vainqueurs. Cette approche préfigure certaines des préoccupations centrales de la pensée postmoderne et postmarxiste.

Pour aller plus loin :

  • Hannah Arendt, « Walter Benjamin », Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974.
  • Michael Löwy, Walter Benjamin: avertissement d'incendie. Une lecture des thèses sur le concept d'histoire, 2de édition revue et augmentée, Paris, Éditions de l'éclat, coll. « Philosophie imaginaire », 2014.
  • Gary Smith, « Thinking through Benjamin: and introductory essay », in Gary Smith (éd.), Philosophy, Aesthetics, History, Chicago, The University of Chicago Press, 1989
  • Gershom Scholem, Benjamin et son Ange, trad. P. Ivernel, Paris, Rivages, 1995.
  • Jürgen Habermas, Discours philosophique de la modernité. Habermas a d'abord publié un article très critique en 1966.
  • Michael Brodersen, Walter Benjamin : Une biographie.
  • Susan Buck-Morss, La dialectique de la vision : Walter Benjamin et le Livre des passages.
  • Terry Eagleton, Walter Benjamin, ou vers une critique révolutionnaire.
  • Fredric Jameson, Marxisme et forme.
  • Martin Jay, L’imagination dialectique.
  • Esther Leslie, Walter Benjamin.
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