19 Avril 2025
Siegfried Kracauer
(1889–1966)
Siegfried Kracauer est un critique culturel, journaliste et théoricien du cinéma allemand, né à Francfort-sur-le-Main. Juif, il fait partie de cette brillante diaspora intellectuelle qui fuit l’Allemagne nazie pour se réfugier aux États-Unis. Kracauer se forme d’abord à l’architecture. Il soutient une thèse sur l’orfèvrerie décorative à Berlin et Potsdam, et exerce le métier d’architecte jusqu’en 1917, année où il est mobilisé. À la fin de la guerre, il tente de reprendre son activité, sans succès, et s’oriente progressivement vers l’écriture. En 1921, il rejoint la rédaction du Frankfurter Zeitung comme journaliste culturel, se spécialisant dans le cinéma et la littérature. Bien qu’il ne soit jamais membre à part entière du cercle central de l’École de Francfort, il est un proche de deux de ses figures majeures : Theodor W. Adorno et Leo Löwenthal. C'est aussi un ami de Walter Benjamin et Ernst Bloch. À cette époque, Kracauer noue une relation intellectuelle forte avec le jeune Theodor Adorno, alors adolescent. Chaque samedi, il l'accueille chez lui à Francfort, au 27 Sternstrasse, pour lui enseigner la philosophie à travers la lecture rigoureuse de la Critique de la raison pure de Kant — une initiation intense qui marque profondément la formation du futur philosophe.
Son premier ouvrage académique, Die Angestellten. Aus dem neuesten Deutschland (1930), traduit en français sous le titre Les employés, est une étude ethnographique inspirée par Max Weber et Georg Simmel (sous qui il a étudié), consacrée aux employés de bureau berlinois. Il les décrit comme s’il s’agissait d’une tribu primitive, observée de l’extérieur. Cet ouvrage précurseur de la critique de la vie quotidienne annonce les futurs travaux sociologiques de l’Institut de recherche sociale sous la direction de Max Horkheimer.
Entre 1921 et 1933, année de son exil forcé, Kracauer publie plus de 700 critiques de films ainsi que des centaines d’articles sur une large palette de sujets culturels. En 1927, il réunit une sélection de ses essais dans L'ornement de la masse (Das Ornament der Masse) du nom de son célèbre texte sur les danseuses de revue ; il est traduit en anglais en 1963 et en français en 1995. Ce recueil inclut aussi un fragment de son livre Der Detektiv Roman: Ein philosophischer Traktat (Le roman policier : un traité philosophique), achevé en 1925 mais jamais publié de son vivant. Comme Ernst Bloch, Kracauer voit dans le roman policier un miroir de la modernité. Il écrit également un roman semi-autobiographique, Ginster (1928).
À l’instar de son ami Walter Benjamin, Kracauer tarde à fuir l’Europe. Contrairement à ce dernier, il réussit cependant à s’en échapper, bien que sa famille n’ait pas eu la même chance. Avec l’aide de l’Institut de recherche sociale, il parvient à émigrer aux États-Unis en 1941 à New York. Il a alors 51 ans et doit recommencer sa vie à zéro. En 1947 il publie De Caligari à Hitler, une histoire psychologique du film allemand. Pour subvenir à ses besoins, il collabore avec des publications comme The Nation, Harper’s Magazine et The New York Times Book Review, tout en rédigeant des rapports pour des organismes internationaux comme l’UNESCO. Il obtient un poste de conservateur de films au Museum of Modern Art de New York, ce qui lui apporte enfin une certaine stabilité. Cela lui permet d’achever son œuvre majeure, Theory of Film: The Redemption of Physical Reality (1960), rédigée en anglais. Cet ouvrage, souvent comparé à Qu’est-ce que le cinéma ? (1958) d’André Bazin, s’impose comme l’un des textes fondateurs des études cinématographiques. Kracauer y développe l’idée que le cinéma est à la fois un produit de la modernité – qu’il associe à un processus de fragmentation sociale – et un outil de rédemption : l’image cinématographique peut offrir une vision utopique de totalité que la société réelle est incapable de produire. Mais cette potentialité ne se révèle que par une analyse rigoureuse des détails micrologiques du film.
Comme le souligne Miriam Hansen dans son introduction à l’édition Princeton de Theory of Film, l’œuvre de Kracauer tombe quelque peu dans l’oubli ces dernières années, en raison de son insistance sur le lien entre cinéma et réalité – un point qui va à contre-courant de l’intérêt contemporain pour la virtualité. Néanmoins, des revues comme New German Critique (1991) et New Formations (2007) consacrent des numéros spéciaux à son œuvre, laissant entrevoir une possible redécouverte.
OEuvre
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