Le plus gros site de philosophie de France ! ex-Paris8philo. ABONNEZ-VOUS ! 4040 Articles, 1523 abonnés

La Garenne de philosophie

PHILOSOPHIE ANALYTIQUE / Le contrefactuel

Un contrefactuel est une proposition conditionnelle du type « si p avait été le cas, alors q aurait été le cas » dont la particularité est d’avoir un antécédent irritant la réalité actuelle, au moins par présupposition pragmatique: on parle aussi de conditionnels contrefactuels ou de conditionnels subjonctifs, par contraste avec les conditionnels indicatifs (« si p, alors q ») qui ne présupposent pas que p est faux. L’idée centrale est d’évaluer la vérité d’un tel énoncé en examinant ce qui se serait passé dans des circonstances alternatives proches, c’est-à-dire dans des mondes possibles suffisamment similaires au monde actuel, où l’antécédent p est vrai. Un «monde possible» n’est ici rien d’autre qu’une façon complète dont les choses auraient pu être; la sémantique des mondes possibles, introduite et affinée en philosophie analytique, fournit un cadre pour analyser la modalité (nécessité, possibilité) et, par extension, les conditionnels. Dire qu’un contrefactuel est vrai, c’est dire qu’à peu près dans tous les mondes possibles les plus proches de l’actuel où p est réalisé, q est vrai. Cette approche, canonisée par Robert Stalnaker et David Lewis, repose sur une « relation de proximité » ou d’ordre de similarité entre mondes: l’évaluateur doit choisir les mondes p les plus proches et tester q. Reste alors à expliquer ce que «proche» veut dire, comment on fixe ce critère et pourquoi l’ordre de similarité respecte des contraintes provenant des lois de la nature plutôt que des accidents. C’est ici que naissent les apports les plus féconds et les problèmes les plus célèbres de l’analyse contrefactuelle en philosophie analytique.

La sémantique standard des contrefactuels est dite « à variabilité de force » (variably strict). Contrairement à un conditionnel matériel « si p alors q », qui n’est faux que lorsque p est vrai et q faux, un contrefactuel exige une quantification tacite sur un ensemble de mondes pertinents; la stricte universalité est modulée par la proximité. Stalnaker propose une «fonction de sélection» qui associe à chaque monde et à chaque antécédent p un unique monde p le plus proche; Lewis généralise en « sphères de similarité », i.e. des niveaux emboîtés de mondes de plus en plus éloignés, et évalue « si p alors q » comme vrai si, dans la plus petite sphère autour du monde actuel qui contient des mondes où p, q y est systématiquement vrai. La notion de proximité n’est pas libre: elle est contrainte par des principes de respect des lois («small miracles»). Intuition directrice: pour satisfaire l’antécédent, on privilégie des mondes qui ne violent pas beaucoup les lois effectives; on préfère des «petits miracles» localisés qui rendent p vrai sans bouleverser l’arrière-plan nomologique ni générer de divergences massives dans l’histoire du monde. Cela explique deux faits: d’une part, les contrefactuels « forward-tracking » qui projettent des conséquences vers le futur semblent plus naturels que les « backtracking conditionals » qui recomposent le passé à partir d’un effet présent; d’autre part, la direction temporelle s’inscrit indirectement dans la métrique de similarité via l’idée qu’on touche le passé le moins possible. Cette sémantique explique aussi des propriétés logiques distinctives: l’antilogicité de la contraposition (il peut être vrai que « si l’allumette avait été grattée, elle aurait pris feu » et néanmoins faux que «si elle n’avait pas pris feu, c’est qu’elle n’aurait pas été grattée »), l’échec du renforcement de l’antécédent (il peut être vrai que « si la tasse était tombée, elle se serait brisée» mais faux que «si la tasse était tombée et qu’un coussin avait été dessous, elle se serait brisée»), la validité de certaines inférences de transitivité sous forte contrainte et l’intérêt de l’axiome de « loi du milieu exclu conditionnel » chez Stalnaker (pour tout p et q, ou bien si p alors q, ou bien si p alors non-q) que Lewis rejette pour préserver une granularité plus riche de la similarité. Ces traits s’écartent du conditionnel matériel et même du conditionnel strict, et ce décalage est précisément ce qui rend l’analyse contrefactuelle empiriquement et philosophiquement utile.

Les contrefactuels sont devenus un outil clef pour analyser la causalité en philosophie analytique. La théorie contrefactuelle de la causalité, initiée par David Lewis, propose que A cause B si, grossièrement, dans les mondes les plus proches où A n’a pas lieu, B n’a pas lieu non plus; et, symétriquement, si l’on maintient fixes les autres antécédents causaux pertinents, l’occurrence de A fait une différence contrefactuelle pour B. Cette approche capture l’intuition du «counterfactual dependence» (dépendance contrefactuelle) et explique why-questions: B est survenu parce que A; si A n’avait pas eu lieu, B n’aurait pas eu lieu. Mais elle doit immédiatement affronter des cas problématiques: la surdétermination (deux causes suffisantes indépendantes, où l’absence de l’une ne supprimerait pas l’effet), la préemption précoce ou tardive (où une cause potentielle est supplantée par une autre avant de produire l’effet), les chaînes causalement complexes et les inhibitions. Pour gérer ces phénomènes, les partisans affinent la sémantique (en conditionnant la proximité sur le respect des «processus causaux» ou des «lois»), ou adoptent des cadres structurels interventionnistes: les modèles à équations structurelles (Pearl, Halpern, Woodward) représentent les variables et les dépendances fonctionnelles, les contrefactuels y sont évalués par «interventions» (remplacement du mécanisme déterminant une variable par une assignation exogène), et la causalité devient une relation d’influence stable sous intervention. Cette approche explique élégamment la réponse aux préemptions et surdéterminations, formalise la distinction entre corrélation et causalité, et s’exporte en statistique (modèle des résultats potentiels de Rubin) et en sciences sociales. Elle redéfinit le rôle des contrefactuels: non seulement comme sémantique de conditionnels, mais comme instruments de test inférentiel et de définition même de la causalité. Le coût philosophique est double: d’abord, on présuppose que les interventions sont bien définies et que la décomposition en variables capture la «mécanique» causale réelle; ensuite, il faut expliquer pourquoi la direction de la dépendance suit celle de la causalité et non l’inverse, ce qui requiert de lier l’asymétrie causale à l’entropie, à l’indépendance des conditions frontières ou aux mécanismes. La tension entre la pure sémantique des mondes possibles et l’interprétation interventionniste est productive: la première donne une image modale générale, la seconde donne des critères opérationnels et testables.

La philosophie du langage tire des contrefactuels un bénéfice théorique central: ils dissocient le sens du conditionnel de la simple implication matérielle, ce qui explique des faits d’usage et de raisonnement. Les conditionnels contrefactuels semblent véhiculer une présupposition ou au moins une implication conversationnelle que l’antécédent est faux dans le monde actuel; ils s’accompagnent d’un marquage morphologique (subjonctif) dans de nombreuses langues, et leurs probabilités ne se laissent pas réduire trivialement aux probabilités conditionnelles ordinaires. Ce résultat est rendu célèbre par les « théorèmes de trivialité » de Lewis: si l’on identifie systématiquement la probabilité de « si p alors q » à P(q|p), on aboutit à des contradictions avec des lois naturelles des probabilités et de la logique des conditionnels. Cela a conduit à des raffinements comme les sémantiques dynamique et présuppositionnelles, comme les approches probabilistes non triviales où l’on traite le conditionnel tel un connecteur indexant une révision de croyance (mise à jour conditionnelle), comme les théories de la pertinence qui expliquent comment l’évaluation des mondes proches dépend du contexte, des buts conversationnels et des arrière-plans partagés. Un autre point d’appui est la distinction entre indicatif et contrefactuel, comprenez que certains indicatifs se laissent évaluer par conditionnement épistémique («si Pierre est à la maison, alors il dort»), quand les contrefactuels exigent une variation contrefactuelle substantielle du monde ; d’où la coexistence de plusieurs sémantiques partiellement convergentes mais conceptuellement distinctes. Elles permettent également d’éclairer des phénomènes comme les « biscuit conditionals » (« s’il y a des biscuits sur la table, ils sont pour toi »), qui défient l’analyse standard, et les « backtracking conditionals » où l’on fait varier le passé pour accommoder un effet actuel — typiquement jugés infidèles dans le discours scientifique, mais non dépourvus d’usages dans le raisonnement historique et judiciaire.

Du côté de la métaphysique et de l’épistémologie modales, les contrefactuels ont servi à analyser l’essence, l’identité à travers les mondes et la connaissance modale. Une tradition «à la Fine-Kit Fine» distingue l’essence de la nécessité: ce qui est essentiel à une chose ne se réduit pas à ce qu’elle a nécessairement, et des analyses contrefactuelles de l’essence tentent de capturer la dépendance constitutive: si a existe, alors, sous des variations contrefactuelles qui ne touchent pas sa nature, a conserve F; s’il perd F, ce n’est plus le même a. Cet usage s’articule avec des contraintes de rigidité (désignateurs rigides) et avec des métaphysiques des propriétés (structurales, dispositionnelles, quidditistes). En épistémologie modale, les contrefactuels permettent de formuler des tests de sécurité et de sensibilité pour la connaissance: S sait que p seulement si, dans les mondes proches où p est faux, S n’aurait pas cru que p (sensibilité), et dans les mondes proches où S croit que p, p n’aurait pas été faux (sécurité). Ces conditions, débattues, utilisent le même appareillage de proximité pour capturer la robustesse épistémique, mais affrontent des difficultés relatives à la granularité contextuelle et à la dépendance de l’ordre de similarité aux sujets et aux méthodes. En métaphysique des lois, l’analyse contrefactuelle se connecte à la question du statut des lois de la nature: si la proximité respecte fortement les lois, alors les contrefactuels nous révèlent une normativité nomologique; si elle autorise de «petits miracles», ils laissent percevoir que ce qui gouverne la vérité de nos contrefactuels est en réalité la structure globale de la mosaïque des faits et les meilleures descriptions systématiques (programme humien). Dans les deux directions, l’outil contrefactuel sert de révélateur: soit de nécessitation entre propriétés naturelles, soit de compression descriptive humienne.

Les sciences et leurs philosophies font un usage intensif des contrefactuels pour penser l’explication, la loi et l’inférence. Dans le modèle D-N (déduction-nomologique) d’Hempel, expliquer revient à déduire l’événement à partir d’une loi et de conditions initiales; les difficultés connues (symétrie, explications non causales, sur-généralité) ont poussé vers une conception contrefactuelle de l’explication: E explique pourquoi B parce que E fait une différence dans des scénarios contrefactuels pertinents; si E n’avait pas eu lieu, B non plus. Ce virage s’est doublé d’une mathématisation via les modèles causaux graphiques et les équations structurelles, aujourd’hui standard en statistique appliquée, en épidémiologie, en économie et en sciences sociales: les «résultats potentiels» (ce qui serait arrivé à un individu s’il avait reçu un traitement) sont des contrefactuels formalisés, et l’inférence causale consiste à estimer des différences contrefactuelles sous des hypothèses de sélection, d’ignorabilité et de stabilité. Cela donne aux contrefactuels une double vie: sémantique et méthodologique. Mais des questions philosophiques réapparaissent: les contrefactuels statistiques sont-ils «réels» ou seulement des fictions utiles? L’identification causale dépend-elle de structures que la réalité «possède» indépendamment de nos modèles? L’«intervention» est-elle un concept purement technique ou a-t-elle une teneur métaphysique? Et comment articuler ces approches avec la physique, où la non-localité quantique a nourri des débats sur la «définitude contrefactuelle» (l’idée qu’on peut attribuer des valeurs à des mesures non réalisées), concept contesté car il semble excéder ce que les théories quantiques autorisent sans sélection d’interprétation.

Les contrefactuels irriguent aussi la philosophie pratique et la théorie de la décision. En éthique, le problème du «moral luck» se lit à travers des contrefactuels: que mérite un conducteur qui, par malchance, tue un piéton, par rapport à un autre qui, en circonstances contrefactuellement proches, n’a heurté personne? Les jugements de blâme et d’excuse semblent sensibles à la distribution contrefactuelle des issues sous contrôle de l’agent. Les célèbres cas de Frankfurt défient le principe selon lequel «on aurait pu faire autrement» est nécessaire à la responsabilité: ils introduisent un «intervenant contrefactuel» qui n’agit que si l’agent allait choisir différemment, de sorte que, bien que l’agent ne puisse contrefactuellement pas faire autrement, son action semble néanmoins libre. La cohérence de ces scénarios dépend de la stabilité de la structure contrefactuelle du cas et de la possibilité d’un intervenant «silencieux» non surdéterminant; des critiques soutiennent que, correctement modélisées, les possibilités alternatives persistent à un niveau plus fin. En décision, l’opposition entre théorie de la décision causale et décision «évidentielle» se cristallise sur des contrefactuels: faut-il maximiser l’espérance d’utilité sous la distribution des issues conditionnelle aux actions (évidentialisme), ou sous la distribution des issues sous interventions contrefactuelles sur les actions (causalisme)? Des paradoxes comme le problème de Newcomb ou du prisonnier centré illustrent que le choix du contrefactuel pertinent n’est pas un détail technique mais un engagement profond sur la structure des dépendances dans le monde et sur ce que «faire» signifie dans l’évaluation rationnelle.

Ces apports s’accompagnent d’objections serrées. Premièrement, la métrique de similarité est-elle objective? Lewis propose des hiérarchies de critères (respect maximal des lois, correspondance particulière des faits, petitesse des miracles), mais il admet leur dépendance au contexte et au genre d’énoncé; des critiques y voient un risque de circularité: on ajuste la proximité pour obtenir les verdicts contrefactuels intuitifs. Réponse possible: la dépendance contrôlée au contexte reflète les buts explicatifs et les arrière-plans informationnels, sans subjectivisme arbitraire; de plus, l’usage scientifique impose des restrictions intersubjectivement stables (respect des lois, des contraintes thermodynamiques, de l’indépendance statistique). Deuxièmement, les «miracles» eux-mêmes posent un problème: si l’on autorise des écarts aux lois, ne compromet-on pas la valeur explicative des contrefactuels? Les défenseurs rétorquent que les miracles sont «minimaux» et servent seulement à faire advenir l’antécédent en préservant au mieux le tissu nomologique; d’autres, plus nécessitaristes, redéfinissent la proximité sans miracles au prix d’admettre que certains contrefactuels deviennent indéterminés ou faux. Troisièmement, la logique des contrefactuels est fragmentée: l’axiome CEM de Stalnaker confère une forme de bivalence conditionnelle attrayante mais conduit à des engagements sur l’unicité du monde le plus proche que beaucoup jugent trop rigides; l’approche de Lewis, plus souple, paie en complexité et en difficultés méta-logiques. Quatrièmement, l’articulation avec les probabilités soulève les trivialités: on ne peut pas, en général, identifier la probabilité d’un contrefactuel à une probabilité conditionnelle simple, d’où la nécessité d’une théorie unifiée de la mise à jour conditionnelle et de l’évaluation contrefactuelle, encore matière à controverse. Cinquièmement, l’extension interdisciplinaire exige de relier sémantique et pratique: si les contrefactuels guident l’inférence causale, il faut justifier les hypothèses (ignorabilité, stabilité, absence de variables latentes) qui rendent ces inférences valides; ce n’est pas un détail statistique, c’est une exigence métaphysique sur la modularité du monde. Enfin, sur le plan modal, certains soutiennent que l’usage extensif des contrefactuels présuppose une ontologie forte des mondes possibles; les ersatzistes et les fictionnalistes répliquent que la sémantique ne requiert pas d’engagement ontologique lourd, seulement une structure de représentations assez riche pour ordonner des scénarios.

Au final, la notion de contrefactuel a offert à la philosophie analytique une grammaire unifiée pour traiter la causalité, l’explication, la modalité, la décision, l’éthique et la sémantique en termes de dépendance sous variation contrôlée. Elle a permis d’extraire des lois logiques fines pour nos conditionnels naturels, d’équiper la causalité d’un test conceptuel et méthodologique puissant, d’éclairer la normativité de l’explication scientifique et la structure de nos jugements pratiques. Son prix est assumé: une théorie de la similarité qui doit être à la fois suffisamment objective pour ancrer l’explication et suffisamment souple pour refléter les contextes, une articulation délicate avec les probabilités, des défis persistants en cas de surdétermination et de préemption, et une tension permanente entre une sémantique des mondes possibles et une méthodologie par interventions. L’intérêt philosophique est précisément de maintenir ces tensions fécondes: elles montrent que les contrefactuels ne sont pas seulement des phrases hypothétiques séduisantes, mais des instruments de mesure conceptuelle de la structure du monde, de nos raisons d’agir et de nos manières d’expliquer, instruments dont la précision dépend autant de la clarté logique que de la fidélité aux pratiques scientifiques réelles.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article