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La Garenne de philosophie

PHILOSOPHIE ANALYTIQUE / Daniel Dennett

PHILOSOPHIE ANALYTIQUE / Daniel Dennett

Daniel Clement Dennett III, né en 1942, figure parmi les philosophes analytiques les plus influents de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Professeur émérite à l'Université Tufts, codirecteur du Centre d'Études Cognitives, Daniel Dennett s'est imposé comme l'un des défenseurs les plus articulés du matérialisme philosophique et de l'approche naturaliste en philosophie de l'esprit. Son œuvre, qui s'étend sur plus de cinquante ans, se caractérise par une approche interdisciplinaire combinant philosophie, sciences cognitives, biologie évolutionniste et informatique. Daniel Dennett appartient à cette génération de philosophes analytiques qui, formés dans la tradition logico-linguistique héritée de Gottlob Frege, Bertand Russell et Ludwig Wittgenstein, ont progressivement intégré les découvertes des sciences empiriques pour renouveler les questions traditionnelles de la philosophie de l'esprit. Sa démarche philosophique se distingue par un style accessible, recourant fréquemment aux expériences de pensée, aux analogies et aux exemples concrets pour éclairer les problèmes les plus abstraits. Cette approche pédagogique n'occulte cependant pas la rigueur conceptuelle de ses analyses, qui s'appuient sur une connaissance approfondie des développements contemporains en neurosciences, psychologie cognitive et intelligence artificielle.

Les contributions de Daniel Dennett à la philosophie de l'esprit s'articulent autour de plusieurs thèses centrales qui remettent en question les conceptions traditionnelles de la conscience, de l'intentionnalité et de l'identité personnelle. Sa position philosophique générale peut être caractérisée comme un matérialisme éliminatif modéré, c'est-à-dire une position selon laquelle les phénomènes mentaux, tels qu'ils sont ordinairement conçus par le sens commun et par certaines traditions philosophiques, n'existent pas en tant que tels, mais peuvent être réduits ou éliminés au profit d'une description en termes de processus physiques et computationnels. Cette approche s'inscrit dans le cadre plus large du naturalisme philosophique, courant qui préconise une continuité méthodologique entre la philosophie et les sciences empiriques. Pour Daniel Dennett, la philosophie de l'esprit doit abandonner les intuitions du sens commun lorsque celles-ci entrent en conflit avec les données scientifiques, et adopter une perspective évolutionniste qui considère l'esprit humain comme le produit d'un long processus de sélection naturelle. Cette perspective évolutionniste imprègne l'ensemble de son œuvre et constitue le fil conducteur de ses analyses, depuis ses premiers travaux sur le contenu et la conscience jusqu'à ses réflexions plus récentes sur le libre arbitre et la religion.

L'une des contributions les plus significatives de Daniel Dennett concerne sa théorie de l'intentionnalité, c'est-à-dire la propriété qu'ont les états mentaux d'être dirigés vers des objets ou des états de choses du monde. L'intentionnalité constitue depuis Brentano l'une des caractéristiques distinctives du mental, censée distinguer les phénomènes psychologiques des phénomènes purement physiques. Daniel Dennett développe ce qu'il appelle la "stance intentionnelle" (intentional stance), une stratégie d'interprétation qui consiste à prédire et expliquer le comportement d'un système en lui attribuant des croyances, des désirs et d'autres attitudes propositionnelles, indépendamment de la question de savoir si ce système possède réellement de tels états mentaux. Cette approche instrumentaliste de l'intentionnalité distingue trois niveaux d'explication : la stance physique, qui explique le comportement en termes de lois physiques ; la stance de design, qui l'explique en termes de fonction et de conception ; et la stance intentionnelle, qui l'explique en termes d'attitudes propositionnelles. Pour Daniel Dennett, l'attribution d'états intentionnels n'est justifiée que dans la mesure où elle permet de prédire efficacement le comportement d'un système, qu'il s'agisse d'un être humain, d'un animal, d'un ordinateur ou même d'un thermostat. Cette conception déflationniste de l'intentionnalité remet en question l'idée selon laquelle les états mentaux auraient une réalité ontologique indépendante de nos pratiques d'attribution et d'interprétation.

La théorie dennettienne de l'intentionnalité s'accompagne d'une analyse détaillée du concept de contenu mental. Daniel Dennett rejette l'idée selon laquelle les états mentaux posséderaient un contenu intrinsèque, déterminé indépendamment du contexte et des relations causales qu'ils entretiennent avec l'environnement. Il défend au contraire une conception externaliste du contenu, selon laquelle le contenu d'un état mental est partiellement déterminé par des facteurs externes au sujet. Cette position s'appuie sur une critique des conceptions traditionnelles de la référence et de la signification, héritées de la philosophie du langage classique. Daniel Dennett soutient que le contenu mental ne peut être spécifié de manière précise et déterminée, contrairement à ce que suggèrent nos intuitions ordinaires. Il développe cette thèse à travers l'analyse de cas problématiques, comme celui des croyances sur des objets inexistants ou des croyances partiellement indéterminées. Son approche du contenu mental s'inspire des travaux de Quine sur l'indétermination de la traduction et de ceux de Putnam sur l'externalisme sémantique, mais elle s'en distingue par une orientation plus résolument naturaliste et évolutionniste.

En matière de philosophie de la conscience, Daniel Dennett a développé l'une des théories les plus controversées et les plus débattues des dernières décennies. Sa théorie des "Brouillons Multiples" (Multiple Drafts Model) constitue une alternative radicale aux conceptions traditionnelles de la conscience, qu'il qualifie de "théâtre cartésien". Selon cette métaphore, les conceptions classiques de la conscience supposent l'existence d'un lieu central dans le cerveau où les informations sensorielles seraient présentées à un observateur interne, une sorte d'homoncule qui percevrait les représentations mentales et prendrait les décisions. Daniel Dennett rejette cette conception comme fondamentalement erronée et propose à la place un modèle distribué de la conscience, selon lequel il n'existe pas de centre unique de contrôle ou d'observation dans le cerveau. Dans le modèle des Brouillons Multiples, la conscience émerge de la compétition entre différents processus de traitement de l'information, qui produisent continuellement des "brouillons" ou des interprétations partielles des données sensorielles. Ces brouillons ne sont pas présentés à un observateur central, mais circulent dans le cerveau et s'influencent mutuellement selon des mécanismes de sélection et de révision. Seuls certains de ces brouillons accèdent à ce que Daniel Dennett appelle la "célébrité cérébrale" (cerebral celebrity), c'est-à-dire qu'ils deviennent suffisamment influents pour affecter le comportement et le rapport verbal du sujet.

Cette théorie de la conscience s'accompagne d'une critique systématique des qualia, ces propriétés qualitatives supposées caractériser les expériences conscientes, comme la rougeur du rouge ou la douleur de la douleur. Daniel Dennett soutient que les qualia, tels qu'ils sont traditionnellement conçus, n'existent pas. Il développe cette thèse à travers une série d'expériences de pensée sophistiquées, comme celle de la "chambre de torture chinoise" ou celle des "spectres inversés", qui visent à montrer que le concept de qualia repose sur des intuitions confuses et contradictoires. Pour Daniel Dennett, ce que nous prenons pour des propriétés qualitatives intrinsèques de nos expériences conscientes ne sont en réalité que des dispositions comportementales et des tendances à porter certains jugements. Cette position éliminativiste concernant les qualia s'inscrit dans le cadre plus large de sa critique du "mythe du donné", c'est-à-dire de l'idée selon laquelle la conscience nous donnerait un accès direct et immédiat à nos propres états mentaux. Daniel Dennett soutient au contraire que la connaissance de soi est aussi indirecte et faillible que la connaissance d'autrui, et qu'elle s'appuie sur les mêmes mécanismes d'interprétation et d'attribution.

La question de l'identité personnelle occupe également une place importante dans l'œuvre de Daniel Dennett. Il développe une conception narrativiste de l'identité personnelle, selon laquelle le soi n'est pas une entité métaphysique substantielle, mais plutôt un centre de gravité narratif, une construction émergente issue de l'activité de récits multiples et concurrents. Cette approche s'inspire des travaux anthropologiques sur les cultures où la notion d'individu autonome n'existe pas sous la forme occidentale, ainsi que des découvertes neuropsychologiques sur les patients au cerveau divisé. Daniel Dennett soutient que l'unité apparente de la conscience et du soi résulte d'un processus continu de construction narrative, par lequel nous créons et révisons constamment l'histoire de notre vie mentale. Cette conception déflationniste du soi remet en question les intuitions ordinaires sur la continuité et l'unité de l'identité personnelle, et s'oppose aux théories qui fondent l'identité personnelle sur la continuité psychologique ou physique. Pour Dennett, il n'y a pas de fait objectif concernant l'identité personnelle dans les cas problématiques, comme ceux impliquant la fission ou la fusion des personnes, car l'identité personnelle n'est pas un phénomène naturel mais une construction sociale et conceptuelle.

En philosophie du langage, les contributions de Daniel Dennett s'articulent principalement autour de sa théorie de la signification et de sa conception de la communication linguistique. Influencé par les travaux de Grice sur les intentions communicatives et par ceux de Lewis sur les conventions linguistiques, Daniel Dennett développe une approche pragmatique de la signification qui met l'accent sur les intentions des locuteurs et les effets sur les auditeurs plutôt que sur les relations sémantiques abstraites entre les mots et le monde. Sa théorie s'appuie sur l'idée que la communication linguistique est fondamentalement un processus de coordination et de coopération entre agents rationnels, qui utilisent le langage pour transmettre des informations, influencer les comportements et coordonner leurs actions. Cette approche pragmatique de la signification s'inscrit dans le cadre plus large de sa philosophie naturaliste, qui cherche à rendre compte des phénomènes linguistiques en termes de processus évolutionnistes et de mécanismes cognitifs. Dennett soutient que les capacités linguistiques humaines sont le produit de la sélection naturelle et culturelle, et qu'elles peuvent être comprises comme des outils cognitifs qui augmentent nos capacités de traitement de l'information et de résolution de problèmes.

La conception dennettienne du langage s'oppose aux théories formalistes qui considèrent les langues comme des systèmes syntaxiques abstraits gouvernés par des règles universelles. Daniel Dennett critique notamment les approches générativistes issues des travaux de Chomsky, qui postulent l'existence d'une grammaire universelle innée. Il soutient au contraire que les régularités grammaticales émergent de processus d'apprentissage et d'usage, sans nécessiter la postulation de structures syntaxiques innées. Cette position s'appuie sur les développements récents en linguistique cognitive et en psychologie du développement, qui montrent que l'acquisition du langage peut s'expliquer par des mécanismes généraux d'apprentissage statistique et d'imitation, sans recourir à des modules linguistiques spécialisés. Daniel Dennett développe cette thèse dans le cadre de sa théorie générale de l'esprit comme système de traitement de l'information, selon laquelle les capacités cognitives humaines résultent de l'interaction entre des mécanismes computationnels généraux et des outils culturels comme le langage. Le langage ne serait pas seulement un moyen de communication, mais aussi un instrument de pensée qui transforme et augmente nos capacités cognitives natives.

L'approche dennettienne de la philosophie du langage s'étend également à l'analyse des actes de langage et des phénomènes pragmatiques. Daniel Dennett s'intéresse particulièrement aux cas où l'usage du langage semble créer ou modifier la réalité plutôt que simplement la décrire, comme dans les promesses, les déclarations ou les actes performatifs en général. Il développe une théorie naturaliste des actes de langage qui explique leur efficacité en termes de conventions sociales et d'attentes mutuelles, sans recourir à des entités abstraites comme les propositions ou les contenus conceptuels. Cette approche s'inspire des travaux de Austin et Searle sur les actes de langage, mais elle s'en distingue par son orientation résolument empirique et sa méfiance envers les analyses conceptuelles traditionnelles. Daniel Dennett soutient que les phénomènes pragmatiques peuvent être mieux compris à la lumière des sciences cognitives et sociales qu'à travers les méthodes traditionnelles de la philosophie analytique du langage.

La méthodologie philosophique de Daniel Dennett mérite une attention particulière car elle illustre une approche originale des problèmes traditionnels de la philosophie analytique. Daniel Dennett privilégie une méthode qu'il qualifie d'"hétérophénoménologie", c'est-à-dire une approche objective et scientifique des phénomènes subjectifs. Cette méthode consiste à étudier les rapports que les sujets font de leurs expériences conscientes sans préjuger de leur véracité ou de leur autorité épistémique. L'hétérophénoménologie traite les rapports introspectifs comme des données empiriques parmi d'autres, qui doivent être interprétées et expliquées par la théorie scientifique plutôt qu'acceptées comme des évidences indiscutables. Cette approche s'oppose à la fois à l'introspectionnisme classique, qui accorde une autorité particulière à la première personne, et au béhaviorisme, qui ignore complètement les rapports subjectifs. Daniel Dennett soutient que l'hétérophénoménologie permet d'étudier scientifiquement la conscience sans tomber dans les pièges du dualisme ou du réductionnisme simpliste. Cette méthode reflète sa conception générale de la philosophie comme discipline continue avec les sciences empiriques, qui doit abandonner ses prétentions à l'autonomie conceptuelle et s'appuyer sur les découvertes scientifiques pour résoudre les problèmes traditionnels.

L'influence de Daniel Dennett sur la philosophie analytique contemporaine est considérable et multiforme. Ses travaux ont contribué à renouveler les débats sur la conscience, l'intentionnalité et l'identité personnelle en introduisant une perspective évolutionniste et naturaliste qui était largement absente de la tradition analytique classique. Sa critique des conceptions dualistes de l'esprit et sa défense d'un matérialisme sophistiqué ont influencé une génération de philosophes de l'esprit, même parmi ceux qui rejettent ses conclusions les plus radicales. Son approche interdisciplinaire a également contribué à rapprocher la philosophie de l'esprit des sciences cognitives, favorisant le développement de collaborations fructueuses entre philosophes, psychologues et neuroscientifiques. En philosophie du langage, ses contributions à la théorie de la signification et à l'analyse des phénomènes pragmatiques s'inscrivent dans le courant plus large de naturalisation de la sémantique, qui cherche à intégrer les découvertes empiriques sur les capacités linguistiques humaines. Enfin, sa méthode philosophique et son style d'argumentation ont inspiré de nombreux philosophes analytiques contemporains qui cherchent à concilier rigueur conceptuelle et pertinence empirique dans leurs analyses.

Daniel Dennett

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Daniel Dennett recevant le Bertrand Russell Society Award

Daniel Dennett recevant le Bertrand Russell Society Award

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