La Philosophie à Paris

NIETZSCHE / Ecce Homo (1888) POURQUOI JE SUIS SI SAGE

28 Décembre 2010, 22:31pm

Publié par son éditeur

POURQUOI JE SUIS SI SAGE

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Le bonheur de mon existence - sa singularité peut-être - tient tout à sa fatalité : pour employer une formule sibylline : en moi mon père est mort, mais ma mère vit et devient vieille. Il y a là dans mes origines - je viens à la fois du plus haut et du plus bas échelon de la vie, je suis un décadent et un premier terme - un dualisme qui peut seul expliquer, si quelque chose en est capable, cette neutralité qui me distingue peut-être, cette absence de parti pris dans la position que j'adopte par rapport au problème général de la vie. J'ai pour flairer les symptômes d'essor et les symptômes de décadence une muqueuse plus sensible que jamais homme n'en posséda ; c'est moi le maître par excellence en ces matières, - je les connais, je les incarne toutes deux. Mon père mourut à trente-six ans ; il était tendre, aimable et morbide, comme un être fait pour passer... un souvenir bienveillant de la vie plutôt que l'existence même. L'année où sa vie déclina la mienne suivit la même pente : dans ma trente-sixième année ma vitalité toucha son étiage... j'existais encore, mais sans voir à trois pas devant moi. J'abandonnai alors mes cours de Bâle - c'était en l879 - je vécus tout l'été à Saint-Moritz semblable à - une ombre, et l'hiver suivant, le plus pauvre en soleil de toute mon existence, à Naumburg : là j'étais devenu l'ombre même. J'avais atteint mon minimum : Le Promeneur et son Ombre naquit de ce temps-là. Et, sans conteste, en matière d'ombre, j'étais alors compétent... L'hiver suivant, mon premier à Gênes, un adoucissement et une spiritualisation que suffit presque à expliquer une extrême pauvreté du sang et des muscles donnèrent naissance à Aurore. La parfaite sérénité, la gaieté, voire l'exubérance de l'esprit que reflète cette Oeuvre s'accordent chez moi non seulement avec la pire anémie physique, mais même avec l'excès de la douleur. Au milieu des tortures provoquées par un mal de tête qui dura trois jours sans répit,- accompagné de vomissements de bile, je conservais pour la dialectique une lucidité parfaite et j'approfondissais posément des problèmes pour lesquels, en période normale, je manque de finesse, de sang-froid et des vertus de l'alpiniste. Mes lecteurs savent peut-être à quel point je considère la dialectique comme un symptôme de décadence, par exemple dans le cas le plus célèbre celui de Socrate. J'ai toujours ignoré les troubles morbides de l'intellect, même la stupeur de la fièvre ; il a fallu les livres savants pour m'apprendre leur nature et leur fréquence. Mon sang coule lentement. Jamais personne n'a pu me trouver de fièvre. Un médecin, qui m'avait traité assez longtemps comme un nerveux, finit par me dire : « Non ! Vos nerfs ne sont pas en cause ; c'est moi qui suis un nerveux ! » Décidément, je dois donc avoir quelque dégénérescence locale impossible à diagnostiquer ; il ne s'agit pas d'une maladie organique de l'estomac, bien que je souffre cruellement et constamment, par suite de mon épuisement général, d'une extrême faiblesse du système gastrique. Mes maux d'yeux qui m'amènent parfois au bord de la cécité ne sont eux-mêmes qu'un effet, non une cause : quand ma vitalité augmente ma vue s'améliore elle aussi. Une longue, trop longue série d'années équivaut pour moi à la guérison ; elle marque malheureusement aussi un recul, une nouvelle descente et la périodicité d'une sortie de décadence. Est-il besoin, après tout cela, de dire que j'ai l'expérience des problèmes de la décadence ? Je les ai épelés de A jusqu'à Z et de Z jusqu'à A. Mon doigté de filigraniste, mes antennes de penseur, mon instinct de la nuance, ma divination de psychologue et tout ce qui me caractérise c'est seulement à cette époque que je l'ai acquis ; c'est le vrai présent de cette période où tout en moi devint plus subtil, l'observation comme tous ses organes. Observer en malade des concepts plus sains, des valeurs plus saines, puis, inversement, du haut d'une vie riche, surabondante et sûre d'elle, plonger des regards dans le travail secret de l'instinct de la décadence, voilà la pratique à laquelle je me suis le plus longtemps entraîné, voilà ce qui fait mon expérience particulière, et en quoi je suis passé maître, s'il est matière où je le sois. Maintenant je sais l'art de renverser les perspectives, j'ai le tour de main qu'il demande première raison pour laquelle je suis peut-être, le seul à pouvoir opérer une « Transmutation générale des Valeurs ».

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En effet, non seulement je suis un décadent, mais j'en suis encore le contraire. Je l'ai prouvé, c'est un exemple entre bien d'autres, en choisissant toujours le remède approprié à mes malaises, alors que le décadent prend toujours celui qui lui fait du mal. Dans mon ensemble j'étais sain, dans mon individualité, ma différence spécifique, je me montrais décadent. L'énergie que je déployai pour conquérir l'absolue solitude et m'arracher au train habituel de la vie, et la violence que je me fis pour ne plus me laisser soigner, servir et droguer, témoignent de la parfaite sûreté de l'instinct qui me faisait discerner alors ce qu'il me fallait avant tout. Je m'étais pris moi-même en main et me guéris par mes propres moyens : la condition nécessaire au succès dans une crise de ce genre - tout physiologiste en conviendra - C'est qu'on soit sain dans son ensemble. Un être morbide ne saurait guérir, encore moins se guérir lui-même. Pour un être sain, la maladie peut, au contraire, pousser énergiquement à vivre et à vivre plus. C'est à la lumière de ces réflexions que j'envisage maintenant ma longue période de maladie : je découvris en quelque sorte une nouvelle vie, et moi avec ; je goûtai à toutes les bonnes choses, et jusqu'aux plus petites, d'une façon interdite aux autres ; de mon désir de guérir, de ma volonté de vivre je tirai ma philosophie ... Car, qu'on y fasse bien attention ce fut pendant mes années de moindre vitalité que je cessai d'être pessimiste : l'instinct de la conservation m'interdisait une philosophie de la pauvreté et du découragement. Et à quoi reconnaît-on, au fond, la bonne conformation ? Au plaisir que nous procure l'individu bien conformé : à ce qu'il est taillé d'un bois à la fois dur, tendre et parfumé. Il n'aime que ce qui lui fait du bien ; son plaisir et son envie cessent dès qu'il dépasse la limite de ce qu'il lui faut. Si quelque chose lui nuit, il devine le remède ; il fait tourner la mauvaise fortune à son profit ; tout ce qui ne le tue pas le rend plus fort. II fait instinctivement son miel de tout ce qu'il voit, entend et vit ; il est un principe de sélection, il laisse tomber bien des choses. Les hommes, les livres, les paysages ne l'empêchent pas de rester toujours en sa propre société : il honore en choisissant, en acceptant, en faisant confiance. Il ne réagit aux excitations de tout ordre qu'avec cette lenteur qu'il tient de ses disciplines : une longue circonspection et une fierté voulue. Il ne croit ni à la « malchance » ni à la « faute » ; il sait venir à bout de lui-même et des autres, il sait oublier, il est assez fort pour obliger tout à tourner à son profit. Décidément, je suis bien le contraire d'un décadent car c'est mon portrait que je viens de faire.

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Cette dualité d'expériences, cette aisance a accéder dans des mondes en apparence opposés se retrouve dans tous les aspects de ma nature ; je suis mon propre sosie, j'ai une « seconde » vue pour doubler la première. Peut-être en ai-je aussi une troisième... Mes origines suffiraient déjà à me permettre de voir plus loin que les perspectives purement locales ou nationales, je n'éprouve aucune difficulté à être un « bon Européen ». D'autre part, je suis peut-être plus allemand que ne sauraient encore l'être ceux d'aujourd'hui, simples Allemands de l'Empire, moi qui suis le dernier Allemand antipolitique. Et pourtant mes aïeux étaient des gentilshommes polonais : ils m'ont laissé bien des instincts de race, qui sait ? peut-être même le liberum veto. On m'a si souvent en voyage, et je parle de Polonais, adressé la parole en polonais, on me prend si rarement Allemand que, quand j'y songe, il me semble presque que je ne suis que moucheté de germanisme. Pourtant ma mère, Francisca Oehler, est sans conteste très allemande, de même qu'Erdmuthe Krause, ma grand-mère paternelle. Cette dernière passa toute sa jeunesse au sein du bon vieux Weimar où elle ne fut pas sans fréquenter le cercle de Goethe. Son frère, le professeur Krause, théologien de Königsberg, fut appelé à Weimar comme surintendant général après la mort de Herder. Et il ne serait pas impossible que leur mère. ma bisaïeule, figurât sous le nom de « Muthgen » dans les tablettes du jeune Goethe. Elle épousa en secondes noces le surintendant Nietzsche d'Eilenbourg ; ce fut en l813, l'année de la grande guerre, le l0 octobre, jour où Napoléon fit son entrée à Eilenbourg, escorté de son état-major, qu'elle mit son enfant au monde. Saxonne, elle adora toujours Napoléon ; il se pourrait que même aujourd'hui je conserve encore ce culte. Mon père, né en l813, mourut en l849. Avant de devenir, près de Lützen, le pasteur de la commune de Röcken, il avait passé quelques années au château d'Altenbourg comme précepteur des quatre princesses qui sont devenues la reine de Hanovre, la grande-duchesse Constantin, la grande-duchesse d'Oldenbourg et la princesse Thérèse de Saxe-Altenbourg. Il nourrissait une profonde dévotion à l'endroit du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV qui lui avait donné son pastorat ; les événements de l848 lui causèrent une peine extrême. Etant né le jour anniversaire de la naissance du roi, je reçus comme de juste moi aussi le prénom des Hohenzollern... On m'appela Frédéric-Guillaume. Le choix de ce nom eut en tout cas un avantage : pendant toute mon enfance mon anniversaire fut un jour de fête. Je considère comme un grand privilège d'avoir eu un pareil père : il me semble même que cette circonstance explique tous les autres privilèges que je possède, sauf la vie et ma faculté de l'approuver toujours sans réserve. Je lui dois surtout de n'avoir besoin d'aucune intention préalable, mais simplement d'une certaine attente pour pénétrer dans un univers de délicatesse et de grandeur ; j'y suis chez moi, ce n'est que là que ma plus secrète passion se sent à l'aise. J'ai failli payer de ma vie ce privilège. Ce n'eût pas été un mauvais marché. Pour pouvoir comprendre la moindre chose à mon Zarathoustra, il faut peut-être se trouver dans les mêmes conditions que moi, un pied au-delà de la vie.

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Je n'ai jamais su l'art de prévenir contre moi, - c'est encore une chose que je dois à mon incroyable père - même quand j'y aurais beaucoup tenu. Quelque peu chrétien que cela paraisse, je ne peux même pas prendre parti contre moi ; on peut tourner et retourner ma vie en tous sens, on n'y découvrira guère qu'une fois les traces du mauvais vouloir de quelqu'un ; par contre, on en trouvera un peu trop de bon vouloir... Toutes les expériences que j'ai faites, même avec ceux qui en font subir de mauvaises à tout le monde, parlent sans exception à la louange des gens ; il n'est ours que je n'apprivoise ni guignol que je n'assagisse. Durant les sept années où j'ai enseigné le grec dans la classe supérieure du lycée de Bâle je n'ai jamais eu l'occasion d'infliger une punition ; les plus paresseux s'appliquaient chez moi. Je suis toujours à la hauteur de l'imprévu ; il faut que je ne m'attende à rien pour être maître de moi. Quel que soit l'instrument en cause, si désaccordé qu'il puisse être, et que peut l'être seulement l'instrument « homme », il faudrait que je fusse malade pour ne pas arriver à en tirer quelque chose d'écoutable. Et combien de fois n'ai-je pas entendu les « instruments » eux-mêmes dire qu'ils n'avaient jamais joué aussi bien que sous ma main !... Le cas le plus beau fut, peut-être, celui de cet Heinrich von Stein, mort impardonnablement jeune et qui, après en avoir demandé soigneusement la permission, apparut pour trois jours à Sils-Maria, expliquant à qui voulait qu'il n'y venait pas pour l'Engadine. Cet homme excellent qui s'était embourbé dans le marais de Wagner (et celui de Dühring encore !) avec toute l'impétueuse simplicité d'un jeune hobereau prussien fut pendant ces trois jours comme transfigure par un ouragan de liberté, tel un être enfin transporté soudain à sa véritable altitude et auquel les ailes se mettent à pousser. Je ne cessai de lui répéter que c'était le fruit du bon air de ces hauteurs, qu'il en prenait ainsi à chacun et qu'on ne s'élevait pas en vain à 6 000 pieds au-dessus de Bayreuth, mais il ne voulait pas m'en croire... Si pourtant il m'est arrivé d'avoir à subir mainte infamie, petite ou grande, la cause n'en a pas été dans la « volonté » des gens, surtout pas dans la mauvaise ; j'aurais eu bien plutôt à me plaindre au contraire - j'y ai déjà fait allusion - de leur excès de bonne volonté : il n'a pas peu sévi dans ma vie. Mes expériences me donnent surtout le droit de me méfier de ce qu'on appelle les instincts, « désintéressés » et de ce fameux « amour du prochain » qui est toujours prêt à vous venir en aide et de la voix et du geste. Je le considère en soi comme une faiblesse et comme un cas particulier de l'incapacité de résistance aux impulsions ; la pitié ne s'appelle vertu que dans le monde des décadents. Je reproche aux compatissants d'oublier trop facilement la pudeur, le respect, le tact et les distances, à la pitié de sentir trop vite la populace et de ressembler à s'y tromper aux mauvaises manières ; je dis que les mains compatissantes peuvent parfois avoir une action destructrice sur une grande destinée, quand elles viennent farfouiller dans les blessures d'une solitude et le privilège d'une grande faute. Vaincre la pitié c'est, à mon avis, une vertu aristocratique : j'ai raconté, en lui donnant pour titre « La Tentation de Zarathoustra », l'histoire de ce grand cri de détresse qui parvient un beau jour au sage, et la pitié, comme un dernier péché, est déjà près de l'assaillir et de l'arracher à lui-même. Rester maître de soi dans ces situations-là, conserver pure la hauteur de son devoir en face des bas et myopes instincts mis en oeuvre par les actions prétendues « désintéressées », voilà la preuve, la suprême preuve peut-être que doit donner un Zarathoustra, le véritable témoignage de sa force.

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Il est un autre point sur lequel je ne représente que mon père et ne constitue, en quelque sorte, que son prolongement au-delà d'une mort précoce. Comme tous ceux qui n'ont jamais vécu parmi leurs pairs et auxquels l'idée de « représailles » demeure aussi étrangère que celle de « droits égaux », je m'interdis, dans les cas où l'on commet contre moi une sottise, petite ou grande, toute mesure de représailles ou de protection, comme aussi toute défense, toute « justification». Ma façon de riposter consiste à faire suivre la bêtise aussi vite que possible d'une chose intelligente : c'est la seule méthode qui donne des chances de la rattraper. Pour employer une image : j'envoie un pot de confiture à mon adversaire pour le débarrasser de son aigreur... Qu'on me fasse une crasse, je prends toujours « ma revanche », - on peut en être certain : je ne tarde pas à trouver une occasion d'exprimer ma gratitude au « malfaiteur » (au besoin pour son « méfait »), ou à lui demander quelque chose, ce qui oblige parfois plus que de donner... Il me semble aussi que le mot le plus grossier, la lettre la plus injurieuse sont plus honnêtes que le silence, partent d'un meilleur naturel. Ceux qui se taisent manquent presque toujours de finesse et de politesse du coeur ; le silence est une objection, à force d'avaler on s'aigrit le caractère et on se gâte l'estomac. Tous ceux qui se taisent sont des dyspeptiques. Comme on le voit, je ne voudrais pas qu'on sous-estimât l'impertinence ; elle est la forme de beaucoup la plus humaine de la contradiction, et, dans notre époque amollie, l'une de nos premières vertus. Quand on est assez riche pour s'en offrir le luxe c'est même une chance d'avoir tort. Un dieu qui viendrait sur la terre n'y devrait faire que des injustices ; le divin ne serait pas de prendre la punition mais la faute sur ses épaules.

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Si j'ignore le ressentiment, si je sais de quoi il retourne dans cette affaire du ressentiment, qui sait si, en fin de compte, je ne le dois pas surtout à ma longue maladie ! Le problème n'est pas précisément simple : il faut l'avoir vécu dans la force et dans la faiblesse. S'il est vraiment un argument valable contre la faiblesse et la maladie c'est qu'elles rongent le véritable instinct de la guérison, l'instinct de la défense armée. On ne sait plus se dépêtrer de rien, on ne sait venir à bout de rien, on n'arrive plus à rien rejeter. Tout blesse. Hommes et choses vous talonnent de trop près, les événements frappent trop profond, le souvenir est une plaie purulente. La maladie est une sorte de ressentiment. Le malade n'a contre elle qu'un seul grand moyen de salut, ce que j'appelle le fatalisme russe, ce fatalisme sans révolte avec lequel le soldat russe pour qui la campagne devient trop dure finit par se coucher dans la neige. Ne plus rien accepter du tout, ne plus rien prendre, ne plus rien absorber, - n'avoir plus aucune réaction... La grande sagesse de ce fatalisme, qui n'est pas toujours simplement le courage de mourir, mais aussi l'art de sauver la vie dans les circonstances les plus périlleuses, consiste à réduire les échanges du corps, à les ralentir et à lui faire vouloir l'engourdissement hivernal. Quelques pas de plus dans cette voie et on obtient logiquement le fakir qui dort des semaines dans un tombeau... Pour éviter de se gaspiller trop vite en réactions il faut cesser complètement de réagir ; c'est la logique même. Or rien ne vous consume plus vite que le ressentiment. Le dépit, la susceptibilité maladive, l'impuissance à se revancher, l'envie, la soif de la vengeance, autant de toxines, autant de réactions qui sont les pires pour un épuisé ; elles entraînent une usure rapide de la résistance nerveuse et une recrudescence morbide des évacuations nuisibles comme l'épanchement de la bile dans l'estomac. Le ressentiment doit pour le malade être essentiellement tabou, c'est sa maladie elle-même : c'est aussi malheureusement son penchant le plus naturel. Bouddha l'avait compris, le grand physiologiste. Sa « religion » - qu'on ferait mieux d'appeler hygiène pour ne pas la commettre avec d'aussi pitoyables choses que le christianisme faisait dépendre son efficacité de la défaite du ressentiment : libérer l'âme du ressentiment C'est le premier pas vers la guérison. « Ce n'est pas l'inimitié, mais l'amitié qui met un terme à l'inimitié » : voilà la première leçon du Bouddha ; ce n'est pas le langage de la morale, c'est celui de la physiologie. Le ressentiment né de la faiblesse n'est nuisible à nul plus qu'au faible ; dans les autres cas, chez les natures riches, c'est un sentiment superflu : on prouve presque sa richesse en le matant. Pour qui sait avec quel sérieux ma philosophie fait la guerre à tous les sentiments de vengeance et de rancune jusque dans la doctrine du « libre arbitre » - ma lutte contre le christianisme n'en est qu'un épisode - il sera facile de comprendre pourquoi je tiens à mettre en lumière mon attitude personnelle et la sûreté pratique de mon instinct. Dans mes périodes de décadence je me suis défendu ces sentiments comme nuisibles ; dès que la vie me revenait avec assez d'abondance et de fierté je me les interdisais comme inférieurs à moi. Le « fatalisme russe » dont je parlais intervenait chez moi pour m'obliger à me cramponner opiniâtrement à des situations, des endroits, des demeures, des compagnies presque insupportables, une fois qu'elles m'avaient été données par le hasard : c'était mieux que de les changer, que de les sentir modifiables, que de se révolter contre elles... J'en voulais à mort à cette époque à qui me dérangeait dans ce fatalisme, à qui m'arrachait de force à ce sommeil ; c'est qu'en effet il y avait toujours danger de mort. S'accepter comme un Fatum, ne pas se vouloir « autrement », en pareil cas c'est la raison même.

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Il en va autrement de la guerre. Je suis de tempérament guerrier. Attaquer est un de mes instincts. Être ennemi, pouvoir être ennemi suppose peut-être une nature forte, c'est en tout cas une possibilité qu'on trouve chez toutes les natures fortes. Elles ont besoin de résistances, elles en cherchent par conséquent : la passion de l'attaque fait aussi nécessairement partie de la force que le goût de la vengeance et de la rancune font partie de la faiblesse. La femme est rancunière : cela vient de sa faiblesse, tout comme sa sensibilité en face du malheur d'autrui. La force de celui qui attaque peut se mesurer à la qualité de l'ennemi dont il a besoin ; toute croissance se trahit par le choix d'un adversaire puissant, ou d'un problème ardu : car un philosophe belliqueux provoque aussi les problèmes en combat singulier. II ne s'agit pas de vaincre les obstacles d'une façon générale, mais seulement ceux contre lesquels il faut déployer toute sa force, sa souplesse et sa science des armes, ceux qui se présentent à force égale... Ne se battre qu'entre pairs c'est la première condition d'un duel loyal. Si on méprise l'adversaire, on ne peut pas faire la guerre ; si on commande, si on a affaire à plus petit que soi, on ne doit pas. Ma façon de pratiquer la guerre peut se résumer en quatre points. Premièrement : je n'attaque qu'un adversaire victorieux, et au besoin j'attends qu'il le devienne. Secondement : je n'attaque jamais que quand je suis sûr de ne pas trouver d'alliés, quand je suis isolé, seul à me compromettre... Je n'ai jamais fait en public un pas qui ne m'ait compromis c'est mon critérium du bien faire. Troisièmement je n'attaque jamais de personnes, je ne me sers d'elles que comme de loupes pour rendre visibles les calamités publiques latentes et insaisissables. C'est ainsi que j'ai attaqué David Strauss, ou, pour parler plus exactement, le succès d'une oeuvre sénile auprès des Allemands « cultivés » ; c'était pour prendre cette culture en flagrant délit... Et c'est encore ainsi que j'ai attaqué Wagner, ou, pour m'exprimer plus précisément, la mauvaise conscience d'une « civilisation » dont l'instinct faussé confondait le raffinement avec la richesse et le faisandé avec la grandeur. Quatrièmement : je n'attaque qu'en l'absence de tout différend personnel, quand le tournoi ne couronne pas une série de mauvais procédés. Car attaquer est, au contraire, de ma part, une preuve de bienveillance, et de gratitude parfois. En liant mon nom à celui d'une cause ou d'une personne, - pour ou contre, ici c'est tout comme, - je lui fais honneur et je la distingue. Si je combats le christianisme c'est que j'en ai le droit parce qu'il ne m'a jamais causé de désagréments ni de gêne : les chrétiens les plus sérieux m'ont toujours voulu du bien. Et moi-même, ennemi décidé de leur doctrine, je suis bien éloigné pourtant d'en vouloir aux particuliers d'une fatalité que leur imposent des siècles.

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Puis-je oser encore esquisser un dernier trait de ma nature qui n'est pas pour me faciliter le commerce des humains ? Mon instinct de la propreté est d'une sensibilité absolument inquiétante ; je perçois physiquement la proximité d'une âme ; que dis-je, sa proximité ? Son tréfonds, ses « entrailles » mêmes. Je la « flaire »... Cette sensibilité me procure des antennes psychologiques qui me permettent de tâter tous les mystères et de les mettre dans ma main : toute la fange qui se cache au tréfonds de certaines natures, et qui a peut-être sa cause dans une impureté du sang, mais que l'éducation replâtre, je la découvre presque toujours du premier coup. Si je ne me suis pas trompé ces natures que ma propreté ne peut souffrir devinent aussi de leur côté la méfiance que m'inspire mon dégoût : elles n'en sentent pas meilleur. Une absolue limpidité étant essentielle à ma vie, car je péris dans une atmosphère douteuse, j'ai l'habitude de nager, de me baigner et de m'ébrouer constamment dans l'eau ou dans quelque autre élément parfait de transparence et d'éclat. Aussi mes rapports avec les humains mettent-ils ma patience à rude épreuve ! Mon humanité ne consiste pas à sentir à l'unisson de mon prochain, mais à supporter de le sentir... Mon humanité est une victoire constante sur moi-même. - Mais la solitude m'est nécessaire, j'ai besoin de guérir, de revenir à moi, de respirer le grand air léger... Mon Zarathoustra n'est qu'un dithyrambe en l'honneur de la solitude, de la pureté si l'on m'a compris... Je ne dis pas de la pure folie. Pour qui sait voir les couleurs c'est un hymne adamantin. - Mon dégoût pour l'homme, pour la « racaille », a toujours été mon plus grand péril... Veut-on entendre ce que disait Zarathoustra sur la façon dont on se délivre du dégoût ?

« Que m'est-il arrivé ? Que fis-je pour m'affranchir du dégoût ? Qui rajeunit mon Sil ? Quel coup d'aile m'a enlevé jusqu'aux hauteurs où la canaille n'est plus assise au bord des sources ?

« Mon dégoût m'a-t-il de lui-même donné des ailes et le don de deviner les sources cachées ? Il m'a fallu voler à la cime des cimes pour retrouver la source de la joie.

« Oh ! je l'ai bien trouvée, mes frères ! Voyez, sur la cime des cimes coule pour moi la source de la joie ! Il est une vie dans laquelle la canaille ne vient plus boire à mes côtés !

« Tu coules presque trop fort pour moi, source de joie ! Bien souvent tu vides mon verre en essayant de le remplir.

« Il me faut apprendre encore à t'approcher plus modestement : mon coeur s'élance trop fort vers toi :

« Mon coeur, où brûle mon été, court, torride, mélancolique et bienheureux : ah ! que mon coeur d'été désire ta fraîcheur !

« Adieu, tristesses hésitantes de mon printemps ! Adieu, neiges d'un juin perfide. Je suis devenu tout été, je suis midi en. plein été - l'été sur la cime des cimes avec ses ruisseaux froids et sa paix bienheureuse : oh ! venez ici, mes amis, pour que le calme soit encore plus radieux.

« Car c'est ici notre altitude, car c'est ici notre patrie : nous sommes trop haut, la pente est trop raide pour les impurs et pour leur soif.


« Mais vous, mes amis, jetez vos yeux purs dans la fontaine de ma joie ! Vous ne sauriez troubler ses ondes. Sa pureté vous sourira.

« C'est sur l'arbre de l'Avenir que nous allons bâtir notre aire ; aux aigles de nous apporter, à nous qui sommes les solitaires, la nourriture dans leur bec !

« Non, nous ne mangerons pas des viandes que les impurs puissent souiller ! Car ils croiraient bouffer du feu et ils s'y brûleraient la gueule.

« Nous n'avons pas de place ici pour les impurs et pour leur race. Notre bonheur serait pour leur corps comme une caverne de glace, notre bonheur gèlerait leurs esprits.

« Et nous vivrons aux dépens d'eux comme les vents de la tempête, voisins des aigles, voisins des neiges, voisins de palier du soleil : voilà la vraie vie du grand vent.

« Et c'est pareil à ce grand vent que je viendrai souffler sur eux ; mon esprit coupera le souffle à leur esprit : ainsi le veut mon avenir.

« En vérité, je vous le dis, Zarathoustra est un grand vent pour les bas-fonds : et voici le conseil qu'il donne à ceux qui voudraient le combattre, à tout ce qui crache et vomit Gardez-vous de jamais cracher contre le vent.»

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