3 Novembre 2025
La philosophie de Jean-Claude Michéa peut être résumée comme une critique de la « société de croissance illimitée » et de ses fondements idéologiques. Il soutient que le libéralisme, qu’il soit économique (prônant le marché libre et la privatisation) ou culturel (prônant la liberté individuelle absolue et la déconstruction des normes), procède d’une même logique d’atomisation des individus et de destruction des communautés. Le libéralisme est, pour Michéa, le projet d’une société sans limites ni transcendances, où seule la maximisation de l’intérêt individuel prime. Il dénonce l’illusion selon laquelle ces deux formes de libéralisme seraient opposées, arguant qu’elles sont en réalité les deux faces d’une même pièce. La main invisible du marché et la main invisible de la morale se rejoignent dans la dissolution de tout ce qui fait corps social. Il a mis en évidence le paradoxe d’une modernité qui, au nom de l’émancipation individuelle, conduit à la dissolution du lien social et à l’aliénation. Il tente de démontrer que la croyance en un progrès inéluctable a servi de justification à toutes les formes de domination moderne, du colonialisme à la destruction des écosystèmes. Sans y parvenir, il essaye d'en faire la cause de ces maux.
Jean-Claude Michéa, né en 1950 à Guéret dans la Creuse, est un philosophe français reconnu pour sa critique acerbe du libéralisme et de la gauche contemporaine. Fils d'un résistant communiste, il grandit dans un environnement imprégné par des idéaux de lutte et de justice sociale. Son père Abel, refusant le Service du travail obligatoire (STO), il s'engage dans la Résistance, dans les maquis FTP de Haute-Savoie, et adhère au Parti communiste français. Il termine la guerre en qualité d'officier FTP. Embauché en février 1946 à La Voix du Peuple de Lyon, il rejoint en 1947 l'Union française de l'information, qui fédère une centaine de quotidiens et hebdomadaires contrôlés par le PCF ou proches de lui, puis il entre à L'Humanité en tant que chef de la rubrique sportive jusqu'en 1963, puis en tant que grand reporter jusqu'à sa retraite en 1982. Ce passé influencera grandement son parcours intellectuel qu'il complète par des études de philosophie à la Sorbonne, obtenant par là même l'agrégation en 1972. Dans les années 1970, il s'engage au Parti communiste français, mais sa désillusion face au totalitarisme soviétique le pousse à s'en distancier en 1976. Il devient ensuite professeur de philosophie au lycée Joffre à Montpellier, où il enseignera jusqu'en 2010, période durant laquelle il commence à affiner sa pensée critique sur le capitalisme et la gauche.
Le parcours intellectuel de Jean-Claude Michéa s'enracine d'abord dans une formation philosophique classique, enrichie par des lectures qui deviendront ses référents théoriques majeurs. George Orwell constitue sans conteste la figure tutélaire de sa pensée, celui dont l'œuvre lui a permis de comprendre les contradictions internes du progressisme moderne et les dangers du totalitarisme au XXe siècle. Jean-Claude Michéa a consacré plusieurs travaux à l'écrivain britannique, voyant en lui non seulement l'auteur visionnaire de 1984 et de La Ferme des animaux, comme l'entendent généralement les lecteurs, plutôt un penseur de la common decency, cette décence commune ou ordinaire qui caractérise les classes populaires dans leur rapport spontané à la moralité et à la solidarité. Cette notion orwellienne devient chez Michéa un concept philosophique central pour penser une alternative au libéralisme.
Karl Marx représente une autre référence essentielle, non le Marx du matérialisme historique transformé en dogme par les partis communistes du XXe siècle, davantage le Marx critique du capitalisme comme système d'exploitation et d'aliénation. Jean-Claude Michéa se réclame d'un certain marxisme hétérodoxe, débarrassé de sa gangue progressiste et de sa foi dans le développement illimité des forces productives. Il emprunte à Marx l'analyse de la marchandisation généralisée du monde et de la logique du Capital comme processus autonome qui échappe au contrôle des hommes.
Christopher Lasch, historien et sociologue américain, est un autre de ses maîtres. Auteur de La Culture du narcissisme et de La Révolte des élites, Lasch lui permet de comprendre comment la gauche américaine puis européenne a abandonné les classes populaires pour se transformer en avant-garde sociétale des nouvelles classes moyennes supérieures, portant un agenda culturel progressiste tout en acceptant l'ordre économique néolibéral. Il lui a fourni les outils pour analyser les pathologies narcissiques et la dégradation du lien social propres aux sociétés modernes.
Marcel Mauss et son Essai sur le don constituent un jalon théorique fondamental pour penser les sociétés précapitalistes et leurs logiques de réciprocité, d'honneur et de générosité qui s'opposent radicalement à la logique marchande de l'intérêt calculateur. Louis Dumont et son analyse des sociétés holistes versus les sociétés individualistes lui fournissent des outils conceptuels pour comprendre la singularité anthropologique de la modernité occidentale. Jean-Claude Michéa convoque par ailleurs les moralistes français classiques, de La Rochefoucauld à La Bruyère, pour leur lucidité sur les passions humaines et leur capacité à démystifier les illusions de la vertu. Il se nourrit du conservatisme philosophique de certains penseurs réactionnaires, non pour adhérer à leurs conclusions politiques réactionnaires, davantage pour reconnaître la justesse de certaines de leurs critiques de la modernité libérale et de l'hubris progressiste.
La première thèse ou thèse fondamentale de Jean-Claude Michéa repose sur l'affirmation que le libéralisme constitue un système philosophique et politique total, indivisible en réalité entre sa dimension économique et sa dimension culturelle ou sociétale. Contrairement aux analyses dominantes qui opposent un libéralisme économique de droite à un libéralisme culturel de gauche, Jean-Claude Michéa soutient que ces deux faces procèdent d'une même matrice philosophique née au XVIIe siècle pour résoudre le problème des guerres de religion. Sa notion de « libéralisme total » désigne précisément cette fusion entre un système économique, une anthropologie individualiste et une culture du mépris pour les attaches communautaires. Le projet libéral originel, tel qu'il se formule chez des penseurs comme Hobbes, Locke ou Mandeville, consiste à construire un ordre social qui ne repose plus sur une conception partagée du bien commun, source de conflits insurmontables entre communautés aux valeurs incompatibles, mais uniquement sur la poursuite par chacun de son intérêt privé, régulée par le droit et le marché.
Cette philosophie libérale repose sur une anthropologie spécifique : l'homme est conçu comme un individu essentiellement égoïste, calculateur, maximisateur de son utilité, dépourvu de toute socialité naturelle. La société n'est qu'un agrégat d'atomes individuels liés par des contrats et des échanges marchands, non une communauté organique préexistante aux individus. Le marché devient le mécanisme central de coordination sociale, transformant miraculeusement les vices privés en vertus publiques selon la formule célèbre de Mandeville dans La Fable des abeilles. Cette axiomatique de l'intérêt, comme la nomme Jean-Claude Michéa en reprenant une expression de Marx, constitue le socle commun au libéralisme économique prônant la libre entreprise et le marché autorégulateur, et au libéralisme culturel célébrant l'autonomie individuelle, la critique de toutes les traditions, le droit de chacun à choisir son identité et son mode de vie. L’unité profonde du libéralisme économique et du libéralisme culturel fait que l’époque distingue volontiers une « bonne » version (libertés civiles, droits individuels, mœurs émancipées) et une « mauvaise » (marché, concurrence, accumulation). Michéa soutient que ces deux faces sont consubstantielles : même anthropologie de l’individu calculateur, même rejet des normes communes, même modèle d’une société réduite à l’agrégation de préférences privées. D’où une histoire du libéralisme lisible comme « politique du moindre mal » : pour sortir des guerres de religion, on renonce à définir la vie bonne et l’on confie la pacification à la circulation des intérêts, au droit et à la neutralité de l’État. Cette pacification a un prix : l’érosion des formes morales partagées et la colonisation du monde vécu par la logique marchande.
Deuxième thèse : le progressisme moderne, fétichisant l’innovation, coupe la gauche de son socle populaire et alimente la dynamique du capitalisme.
Troisième thèse : la politique doit repartir des « gens ordinaires » (2), non comme figure idéalisée, mais comme vecteur de pratiques de loyauté, d’entraide et de mesure, sans lesquelles l’égalité ne tient pas.
Sur tous les sujets, Michéa est un adepte de la thématique réactionnaire de la décadence, qui nourrit les fantasmes de régénérescence, de réforme morale, de retour aux origines perdues, toutes ces thématiques dont les résonances intellectuelles se situent, depuis la Révolution française, du côté d’une littérature politique réactionnaire. Elles sont habilement travesties en une critique de gauche, qui est en fait une critique de la gauche, le tout mélangé à un vague éloge de la gratuité et à une critique du capitalisme qui n’est en réalité qu’une critique du consumérisme. « l’abolition intégrale de la logique marchande (...) impliquerait en effet que tous les besoins et les désirs des individus pourraient être définis et imposés par la collectivité, ce qui reviendrait inéluctablement à détruire un des fondements majeurs de la vie privée » (2). Sur le NPA, il dit notamment que « son imaginaire no border doit certainement beaucoup moins au vieil internationalisme prolétarien qu’au Guide du Routard et aux clips publicitaires de Benetton » (3).
Trois notions venues d’Orwell charpentent sa réflexion : la décence ordinaire (common decency), la critique de la « double pensée » et la méfiance envers le progressisme quand il dissout les formes morales partagées. Il a consacré plusieurs ouvrages à cet héritage, par exemple Orwell, anarchiste Tory, Orwell éducateur et une postface consacrée à la « double pensée ». Chez Orwell, Michéa retient l’idée qu’un socialisme viable présuppose des mœurs communes et non la seule ingénierie des institutions.
Le concept de common decency orwellienne occupe une position stratégique dans l'édifice théorique michéen si bien qu'il en fait un principe anthropologique et moral opposable à l'axiome libéral de l'intérêt. La décence ordinaire désigne cet ensemble de dispositions morales spontanées qui caractérisent les classes populaires et les sociétés précapitalistes : sens de l'honneur et de la parole donnée, loyauté envers les siens, générosité, hospitalité, solidarité désintéressée, pudeur, sobriété, attachement à l'autonomie et à l'indépendance, méfiance envers les puissants et les beaux parleurs. Ces vertus ne relèvent ni d'une morale rationnellement fondée ni d'un calcul d'intérêt bien compris, davantage d'un habitus incorporé, d'une seconde nature produite par les conditions d'existence des classes laborieuses et leur nécessaire coopération pour survivre. Jean-Claude Michéa voit dans cette décence commune le fondement possible d'une société socialiste authentiquement émancipatrice, enracinée dans les mœurs populaires réelles plutôt que dans les abstractions progressistes des intellectuels de gauche.
La critique du progressisme constitue un axe majeur de sa réflexion philosophique et politique. Jean-Claude Michéa opère une distinction radicale entre la gauche historique, mouvement d'émancipation des classes laborieuses enraciné dans leurs valeurs et leur culture spécifiques, et le progressisme moderne, idéologie des nouvelles classes moyennes diplômées qui ont abandonné toute référence au peuple réel pour se consacrer à un agenda de libéralisation culturelle et de déconstruction de toutes les normes traditionnelles. Le progressisme partage avec le libéralisme économique la même foi dans le mouvement perpétuel, le changement permanent, la dissolution de tous les héritages et de toutes les limites au nom de l'émancipation individuelle. Le progressiste considère que tout ce qui vient du passé est suspect de conservatisme, que toute limite imposée à l'autonomie individuelle relève de l'oppression, que l'histoire suit un sens univoque vers toujours plus de liberté et de droits individuels. Cette idéologie progressiste rend la gauche incapable de comprendre les aspirations populaires à la stabilité, à la transmission, à l'enracinement, au maintien de certaines normes collectives.
La notion de complexe de supériorité de l'homme de gauche, empruntée à Orwell, permet à Jean-Claude Michéa d'analyser la coupure sociologique et culturelle entre les élites progressistes et les classes populaires. L'intellectuel de gauche contemporain méprise le peuple réel, ses attachements jugés archaïques, ses résistances aux transformations sociétales, son patriotisme et son attachement à la nation, sa méfiance envers l'immigration de masse, son conservatisme moral spontané. Ce mépris de classe se dissimule sous le langage moral de la lutte contre les discriminations, le racisme, le sexisme, l'homophobie, permettant aux nouvelles élites de se donner une bonne conscience tout en participant activement à l'ordre néolibéral. Le clivage politique contemporain oppose moins la gauche à la droite que les élites mondialisées, économiquement libérales et culturellement progressistes, aux classes populaires attachées à des frontières, à une souveraineté nationale, à une certaine stabilité normative.
Un autre concept clé est celui de « peuple », qu’il réhabilite contre les discours dominants. Pour Jean-Claude Michéa, le peuple n’est pas une catégorie sociologique, mais une réalité vivante, faite de pratiques, de langues et de mémoires partagées. Il s’oppose ainsi aux visions misérabilistes ou romantiques des classes populaires, pour en faire le sujet possible d’une résistance au capitalisme. Jean-Claude Michéa a une définition très restrictive du peuple, si tant est qu'il parvienne à le définir. Dans les rangs du peuple en effet ne se trouvent ni la bourgeoisie, ni les bobos, ni les soixante-huitards, ni les apôtres du sociétal, ni les tenants de la gauche libérale, ni les immigrés, ni leurs descendants, ni les gays, ni les féministes, ni les familles qui ont abandonné le schéma traditionnel, ni « les élites », ni les nomades, ni les défenseurs du gender, ni les sansfrontièristes, ni les lecteurs de Libération, ou de Les Inrocks, ou de L’obs, ou Monde, ni les téléspectateurs de Canal+ … le « peuple », c’est « la femme de ménage qui joue au loto tous les vendredis, l’ouvrier plongé dans la lecture de L’équipe, l’employé amateur de pêche à la ligne ou la petite veuve qui promène son teckel »
Orwell, anarchiste tory (1995) constitue le premier grand livre de Jean-Claude Michéa et pose les fondations de tout son édifice théorique ultérieur. Contre les lectures dominantes qui réduisent Orwell à un écrivain antitotalitaire instrumentalisé par l'anticommunisme libéral de la guerre froide, Jean-Claude Michéa restitue la cohérence profonde d'une pensée socialiste enracinée dans les valeurs de la classe ouvrière britannique et dans la tradition de la common decency. Il montre qu'Orwell critique simultanément le totalitarisme stalinien et le libéralisme capitaliste au nom d'une même exigence de vérité, de simplicité et de décence ordinaire. L'expression anarchiste tory désigne cette position philosophique paradoxale qui combine un attachement conservateur à certaines valeurs traditionnelles comme l'honneur, la loyauté, la patrie, le respect de la nature, avec un socialisme libertaire hostile à toute domination de classe et à toute oppression étatique. Jean-Claude Michéa fait d'Orwell le modèle d'une pensée critique capable d'échapper aux catégories droite-gauche devenues obsolètes et d'articuler conservatisme culturel et radicalisme social.
L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes (1999) marque la première intervention publique majeure de Jean-Claude Michéa dans le débat intellectuel français. Cet essai analyse la crise de l'école républicaine non comme un simple dysfonctionnement ou un manque de moyens, davantage comme le résultat logique de l'application des principes libéraux à l'institution scolaire. Jean-Claude Michéa démontre que les réformes pédagogiques successives depuis les années 1960, présentées comme progressistes et égalitaires, ont méthodiquement détruit la transmission des savoirs disciplinaires au profit d'un apprentissage de compétences supposées transversales et d'une adaptation permanente au changement. L'élève n'est plus conçu comme un héritier devant s'approprier un patrimoine culturel commun, uniquement comme un individu autonome construisant lui-même ses connaissances selon ses besoins et ses désirs. Cette destruction de l'école s'inscrit dans la logique plus générale du capitalisme tardif qui nécessite des individus flexibles, adaptables, dépourvus d'ancrages culturels stables, disponibles pour les transformations permanentes du marché du travail. Michéa, qui peut oser affirmer de manière la plus fantasmatique qui soit, dans « La Caillera et son intégration » (1), que:
« Si l’on parle en, effet, de l’intégration à une société, c’est-à-dire de la capacité pour un sujet de s’inscrire aux différentes places que prescrit l’échange symbolique, il est clair que cette fraction modernisée du Lumpen n’est pas, « intégrée », quelles que soient, par ailleurs, les raisons concrètes (familiales et autres) qui expliquent ce défaut d’intégration. S’il s’agit, en revanche, de l’intégration au système capitaliste, il est évident que la Caillera est infiniment mieux intégrée à celui-ci (elle a parfaitement assimilé les éloges que le Spectacle en propose quotidiennement) que ne le sont les populations, indigènes et immigrées, dont elle assure le contrôle et l’exploitation à l’intérieur de ces quartiers expérimentaux que l’État lui a laissés en gérance. » (1)
Voilà le fantasme ultra-réactionnaire de Michéa, qui est typique des réactionnaires qui se prétendent « de gauche », mais critiquent uniquement… « la gauche »! Car Michéa ne critique pas le capitalisme, mais le « libéralisme », et la cible de toutes ses critiques est non pas les fascistes, les capitalistes, la social-démocratie, etc., mais la « Gauche traditionnelle ». A l’encontre de la figure de la « caillera », Michéa met d’ailleurs en avant le « bandit d’honneur », le « pirate », qui « au moins » aurait été lié à une « communauté locale » – un fantasme qui est là aussi typiquement fasciste, depuis le « projet apache » des « identitaires » parisiens jusqu’aux fascistes italiens faisant du pirate Albator leur symbole!
Impasse Adam Smith (2002) approfondit la généalogie philosophique du libéralisme et sa critique systématique. Le titre renvoie à la fameuse main invisible d'Adam Smith, cette idée selon laquelle la poursuite par chacun de son intérêt égoïste produit spontanément l'harmonie sociale et la prospérité collective sans qu'aucune autorité n'ait besoin d'organiser consciemment la production et la distribution des richesses. Jean-Claude Michéa démontre que cette croyance libérale fondamentale repose sur une illusion : en réalité, le marché capitaliste ne peut fonctionner que parasitairement, en s'appuyant sur des ressources morales et sociales qu'il ne produit pas lui-même et qu'il tend au contraire à détruire progressivement. La confiance, l'honnêteté, la loyauté, le sens de la parole donnée, toutes ces dispositions indispensables au fonctionnement même des échanges marchands proviennent des sociétés précapitalistes et de leurs systèmes de valeurs traditionnels que le capitalisme érode méthodiquement. Le capitalisme ne peut survivre qu'en rongeant les fondements anthropologiques et moraux de sa propre possibilité, creusant ainsi sa propre tombe selon une dialectique que Marx avait entrevue.
L’Empire du moindre mal (2007), retrace la généalogie intellectuelle du libéralisme. Il y montre comment les penseurs libéraux, pour conjurer le risque des guerres de religion, ont élaboré l’idée d’une société fondée non plus sur une conception substantielle du « bien », source de conflits, mais sur une simple gestion technique du « mal », limitant les nuisances. Cette « politique du pire évité » débouche sur une société incapable de définir un horizon de vie commune désirable. C'est une vision pessimiste de la nature humaine, considérant que le libéralisme est essentiellement une idéologie progressiste qui triomphe au détriment du socialisme, mais c'est à se demander si la conception qu'attaque Michéa n'a pas dépeint sur sa vision du monde et son parcours de vie, lui qui s'est retiré dans une ferme des Landes. Cela revient à dépeindre la gauche comme l'idiote utile du capitalisme, accostant le besoin urgent d'une restructuration des paradigmes pour retrouver les classes populaires.
Le Complexe d’Orphée (2011) approfondit cette analyse en étudiant la « gauche officielle ». Michéa y développe l’idée que cette gauche a adopté une vision pessimiste de l’être humain ordinaire, considéré comme naturellement raciste, sexiste ou homophobe. Sa mission ne serait donc plus de représenter les classes populaires, mais de les éduquer, de les réformer, de les « civiliser » selon les normes d’une élite éclairée. Cette mission civilisatrice, qui rejoint en réalité les besoins en « capital humain » flexible du nouveau capitalisme, explique le fossé croissant entre le peuple et ses anciens représentants politiques. Ce travail poursuit la réflexion sur les apories du progressisme à travers la métaphore mythologique d'Orphée se retournant vers Eurydice et la perdant définitivement. Jean-Claude Michéa analyse comment la gauche moderne a rompu avec le peuple réel en abandonnant les valeurs de la classe ouvrière au profit d'un agenda exclusivement sociétal : droits des minorités, féminisme, antiracisme, défense des sans-papiers, mariage homosexuel, théorie du genre. Ces combats, légitimes pris isolément, deviennent problématiques quand ils constituent l'alpha et l'oméga de l'engagement de gauche au détriment de la question sociale et de la critique du capitalisme. La gauche sociétale contemporaine est devenue l'alliée objective du néolibéralisme en participant à la déconstruction de toutes les structures collectives, de toutes les limites symboliques, de toutes les appartenances stables qui pourraient faire obstacle au règne absolu de la marchandise et de l'individu-consommateur. Le mythe d'Orphée illustre cette impossibilité pour la gauche de regarder en arrière, de reconnaître la valeur de certaines traditions populaires, de certains héritages culturels, sous peine de trahir son identité progressiste et son culte du mouvement perpétuel. Enfin, il y développe l'idée que la modernité est caractérisée par une tension entre la volonté de maîtrise et de contrôle, d'une part, et la nécessité de se confronter à l'incontrôlable et à l'incertain, d'autre part.
Les Mystères de la gauche (2013) radicalise encore la critique du progressisme en posant la question de savoir si la gauche peut encore constituer un horizon d'émancipation ou si elle n'est pas devenue irrémédiablement la complice du libéralisme triomphant. Jean-Claude Michéa retrace l'histoire de la gauche depuis la Révolution française, montrant comment elle s'est progressivement identifiée au parti du mouvement, de l'industrie, du progrès technique, de la destruction créatrice, contre toutes les formes de résistance traditionnelles jugées réactionnaires. Cette généalogie révèle les affinités profondes entre le projet de gauche dans sa version dominante et le projet libéral-capitaliste de modernisation permanente. La gauche a perdu toute capacité à comprendre les résistances populaires au libéralisme quand celles-ci s'expriment dans un langage conservateur, attaché à la nation, aux frontières, à certaines normes culturelles. L'interrogation centrale devient alors : faut-il encore se dire de gauche quand cette identité politique implique l'adhésion au progressisme libéral-libertaire des nouvelles classes moyennes ?
Notre ennemi, le capital (2017) marque un retour explicite à la référence marxiste tout en maintenant la distance critique avec le marxisme orthodoxe. Jean-Claude Michéa y développe l'idée que la lutte contre le capitalisme ne peut être efficace que si elle s'appuie sur les valeurs populaires réelles plutôt que sur les abstractions progressistes. Le capitalisme ne se réduit pas à un système économique d'exploitation du travail, il constitue un fait social total qui transforme tous les rapports humains en rapports marchands, détruit toutes les formes de vie communautaire, atomise les individus, marchandise les corps et les affects. La résistance à ce processus de réification généralisée ne peut venir que d'un enracinement dans des loyautés prémodernes, dans des attachements concrets à des lieux, des traditions, des solidarités de proximité. Le socialisme ne doit plus se concevoir comme un projet d'accélération de la modernité capitaliste vers son dépassement dialectique, comme le pensait une certaine tradition marxiste, plutôt comme une défense et une réactivation de formes de vie anticapitalistes que le capitalisme n'a pas encore complètement détruites. Le capitalisme n’est pas seulement un mode de production, mais une civilisation qui façonne les désirs, les imaginaires et les rapports humains. Il reproche à la gauche traditionnelle de s’être focalisée sur la question de la propriété des moyens de production (capitalisme d’État vs capitalisme privé) sans remettre en cause la logique même de l’accumulation et de la marchandisation. Le livre propose une alternative : un socialisme communautaire, où l’économie serait subordonnée à des fins sociales et où la propriété collective ne signifierait pas étatisation, mais gestion par des communautés locales.
Le Loup dans la bergerie (2018) poursuit la réflexion sur l'alliance objective entre libéralisme économique et libéralisme culturel à travers l'analyse de questions concrètes comme l'immigration, la procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui. Jean-Claude Michéa montre comment les positions progressistes sur ces sujets convergent avec les intérêts du capital : l'immigration de masse fournit une main-d'œuvre corvéable et tire les salaires vers le bas tout en détruisant les solidarités de classe au profit du multiculturalisme ; les technologies reproductives ouvrent de nouveaux marchés et transforment le corps humain en matière première marchandisable ; la fluidité des identités de genre correspond à la fluidité requise par le capitalisme cognitif. Le loup libéral s'est introduit dans la bergerie de la gauche, transformant les anciennes revendications émancipatrices en vecteurs de la marchandisation du monde. Cette analyse, particulièrement polémique, vaut à Jean-Claude Michéa d'être accusé de dérive réactionnaire par ses anciens compagnons de route à l'extrême gauche.
Le Lendemain de la veille (2022) aborde la question écologique sous un angle original. Michéa y dénonce l’écologie punitive, qui, sous couvert de sauver la planète, impose des normes technocratiques aux classes populaires tout en laissant intactes les structures du productivisme. Pour lui, une vraie politique écologique suppose de rompre avec le dogme de la croissance et de réhabiliter les savoir-faire traditionnels, souvent plus sobres et plus durables que les innovations high-tech célébrées par les élites vertes.
L'œuvre de Jean-Claude Michéa apporte plusieurs innovations conceptuelles majeures à la philosophie politique contemporaine. La première consiste dans l'élaboration théorique du concept de common decency orwellienne comme fondement anthropologique alternatif au libéralisme. Alors qu'Orwell utilisait cette notion de manière intuitive et descriptive pour caractériser l'ethos des classes populaires britanniques, Jean-Claude Michéa en fait un véritable concept philosophique permettant de penser une anthropologie non libérale sans retomber dans les pièges du naturalisme ou de l'essentialisme. La décence commune n'est ni une nature humaine universelle et anhistorique ni une construction sociale arbitraire et contingente, davantage un habitus produit par certaines conditions sociales d'existence et susceptible d'être érodé ou renforcé selon les transformations structurelles. Il abance même la proposition d'une « école de la décence commune », présupposant un socle de valeurs pré-politiques, partagé par la plupart des gens dans leur vie quotidienne, basé sur l’entraide, la réciprocité et le sens de la justice élémentaire. Pour Jean-Claude Michéa, toute politique émancipatrice digne de ce nom doit partir de cette décence commune, au lieu de la mépriser au nom d’un idéal abstrait de perfection morale. Cette conceptualisation ouvre la possibilité de fonder un projet politique émancipateur sur les dispositions morales réellement existantes des classes populaires plutôt que sur une théorie abstraite de la justice ou des droits de l'homme.
La thèse de l'unité fondamentale du libéralisme constitue une contribution théorique de première importance pour comprendre les transformations politiques contemporaines. Contre toutes les analyses qui opposent un néolibéralisme économique destructeur à un libéralisme culturel émancipateur, ou inversement qui dénoncent le libéralisme sociétal tout en défendant le marché libre, Jean-Claude Michéa démontre la cohérence philosophique profonde entre ces deux dimensions. Cette unité se manifeste dans leur matrice commune : l'axiomatique de l'intérêt et l'individualisme méthodologique ; dans leur dynamique commune : la dissolution permanente de toutes les structures collectives et de toutes les limites symboliques ; dans leur horizon commun : un monde d'individus atomisés, désencastrés de toute communauté organique, reliés uniquement par le contrat et l'échange marchand. Cette analyse permet de comprendre pourquoi les partis de gauche se sont ralliés au néolibéralisme économique tout en radicalisant leur agenda progressiste, pourquoi les libertariens américains combinent ultra-libéralisme économique et ultra-libéralisme des mœurs, pourquoi le capitalisme contemporain célèbre la diversité, la transgression, la fluidité identitaire.
La critique du progressisme comme idéologie distincte du projet socialiste, autonome et même contradictoire avec lui, représente une innovation théorique majeure qui rompt avec le sens commun de la gauche. Jean-Claude Michéa démonte le présupposé partagé par tout le spectre politique de gauche selon lequel le socialisme constituerait l'accomplissement logique du progrès historique, la radicalisation des principes de 1789, l'extension de l'émancipation initiée par la bourgeoisie contre la féodalité. Il montre au contraire que le progressisme, avec sa foi dans le mouvement perpétuel et sa dévalorisation systématique de tout héritage du passé, appartient à la même famille philosophique que le libéralisme et le capitalisme. Le socialisme, s'il veut redevenir un projet d'émancipation des classes populaires, doit rompre avec le progressisme et assumer une forme de conservatisme culturel, celui qui défend les communautés concrètes, les solidarités de proximité, les traditions populaires, contre la modernisation capitaliste. Cette thèse bouleverse les alignements politiques traditionnels et permet de penser des convergences inédites entre conservatisme populaire et socialisme anticapitaliste. Nous avons montré ailleurs combien la rhétorique réactionnaire qui s'attaque au discours progressiste ainsi que ce même discours progressiste sont caduques. Il ne limitent en rien le mouvement sinistrite qui s'appuie sur l'anacyclose de Polybe que reconnaissent les discours conservateurs ou coloniaux comme ceux de Cicéron, Machiavel, Bergson (p. 95 des Deux Sources...)
Le concept de complexe de supériorité de l'homme de gauche, systématisé à partir d'Orwell, fournit un outil d'analyse décisif pour comprendre la sociologie politique contemporaine et la coupure entre les élites progressistes et les classes populaires. Jean-Claude Michéa ne se contente pas de dénoncer moralement l'arrogance des intellectuels de gauche, il en fait l'analyse structurale : ce mépris de classe procède de la position objective des nouvelles classes moyennes diplômées dans la division sociale du travail. Ces nouvelles élites tirent leur position de leur capital culturel, de leur maîtrise du langage légitime, de leur capacité d'adaptation au changement permanent. Elles ont donc intérêt objectivement à valoriser la mobilité, la flexibilité, le cosmopolitisme, la transgression, le changement permanent, toutes dispositions qui leur procurent des avantages compétitifs, et à dévaloriser symétriquement les attachements populaires à la stabilité, à l'enracinement, aux traditions, à la nation. Le progressisme sociétal fonctionne comme une idéologie de distinction sociale permettant aux classes moyennes supérieures de se différencier symboliquement des classes populaires tout en légitimant leur domination culturelle.
L'analyse de la destruction méthodique de l'école républicaine comme laboratoire de la révolution libérale-libertaire offre un cas d'étude paradigmatique des mécanismes par lesquels le libéralisme transforme les institutions. Jean-Claude Michéa montre comment des réformes pédagogiques présentées dans le langage de l'émancipation, de l'autonomie de l'élève, de l'égalité des chances, servent objectivement le projet néolibéral de destruction de la transmission culturelle et de production d'individus flexibles et adaptables. L'école constructiviste qui prétend que l'élève construit lui-même ses savoirs, que le professeur n'est qu'un facilitateur, que les disciplines traditionnelles sont des constructions arbitraires, fabrique en réalité des individus dépourvus de repères culturels stables, incapables de penser par eux-mêmes faute de maîtriser les outils intellectuels légués par la tradition, disponibles pour toutes les manipulations idéologiques. Cette analyse de l'école préfigure celle de toutes les institutions qui subissent le même processus de liquidation au nom du progrès et de la modernisation.
L'œuvre de Jean-Claude Michéa occupe une position singulière et inconfortable dans le paysage intellectuel français contemporain. Refusant l'académisme universitaire et ses contraintes, écrivant dans une langue claire et accessible, assumant des positions politiquement incorrectes qui le situent hors des clivages habituels, il échappe aux classifications ordinaires. Sa critique radicale du libéralisme le situe théoriquement à l'extrême gauche, dans la tradition du socialisme révolutionnaire hostile au capitalisme. Son hostilité au progressisme, sa défense des valeurs populaires traditionnelles, sa critique de l'immigration de masse, son rejet du multiculturalisme le font accuser de dérive réactionnaire voire de complaisance envers l'extrême droite par ses anciens compagnons de route libertaires et communistes. Sa critique du marché et de la propriété privée le rend inaudible à droite malgré l'accueil favorable de certains conservateurs sensibles à sa critique du progressisme.
Cette position paradoxale génère des lectures croisées particulièrement intéressantes de son œuvre. Certains courants de la gauche radicale, notamment autour de revues comme Le Sarkophage ou de collectifs comme Critique de la valeur, reconnaissent la fécondité de sa critique du progressisme et de l'alliance objective entre gauche sociétale et néolibéralisme. Des intellectuels venus du socialisme républicain comme Jean-Pierre Le Goff ou du souverainisme de gauche comme Jacques Sapir trouvent dans ses analyses des outils pour penser la reconstruction d'une gauche populaire contre la gauche élitaire. Inversement, toute une partie de l'extrême gauche libertaire et féministe dénonce violemment ce qu'elle perçoit comme une trahison de l'héritage émancipateur au profit d'un national-populisme rouge-brun. Les accusations de dérive réactionnaire se sont intensifiées avec ses derniers livres, notamment Le Loup dans la bergerie, où il critique frontalement l'idéologie progressiste sur la procréation médicalement assistée et la gestation pour autrui.
À droite et à l'extrême droite, certains voient en Michéa un allié objectif dans la critique du progressisme, de l'individualisme libéral, de la déconstruction des normes traditionnelles. Des penseurs réactionnaires comme Alain de Benoist ou des intellectuels proches de la droite identitaire ont salué certaines de ses analyses, ce qui lui vaut d'être régulièrement accusé de fournir des munitions théoriques au national-populisme. Jean-Claude Michéa récuse violemment ces récupérations, rappelant inlassablement son anticapitalisme radical et son attachement au projet socialiste d'abolition du salariat et de la propriété privée des moyens de production. Il souligne que sa critique de l'immigration de masse ne procède d'aucun racisme ni d'aucun nationalisme ethnique, uniquement d'une analyse des effets objectifs de la mise en concurrence des travailleurs et de la destruction des solidarités de classe. Cette défense ne convainc pas ses détracteurs qui pointent l'ambiguïté objective de positions qui peuvent être instrumentalisées par l'extrême droite.
Les philosophes académiques reconnus manifestent généralement une certaine condescendance envers Michéa, lui reprochant le caractère approximatif de certaines références historiques, l'absence de démonstration rigoureuse selon les canons universitaires, le ton pamphlétaire qui l'éloigne de la discussion rationnelle. Certains, comme Jacques Bouveresse, grand spécialiste français de Wittgenstein et lui-même lecteur d'Orwell, ont reconnu la pertinence de son interprétation de l'écrivain britannique tout en prenant leurs distances avec ses conclusions politiques. D'autres, comme Yves Michaud, ont salué le courage intellectuel d'un penseur qui ose défier les orthodoxies dominantes tout en contestant certaines de ses thèses. La marginalisation institutionnelle de Jean-Claude Michéa, qui n'a jamais cherché à faire carrière universitaire, lui permet une liberté de ton et de pensée rare, au prix d'une moindre reconnaissance académique. L'influence concrète de Jean-Claude Michéa dépasse largement les cercles intellectuels étroits pour toucher un public large de lecteurs en quête d'outils théoriques pour comprendre les transformations politiques contemporaines. Ses livres se vendent à des dizaines de milliers d'exemplaires, phénomène rare pour des essais de philosophie politique. Cette audience témoigne d'une attente sociale forte pour une pensée critique capable d'articuler radicalisme anticapitaliste et prise en compte des aspirations populaires réelles. Des militants syndicaux, des enseignants, des membres des classes populaires cultivées trouvent dans son œuvre une légitimation théorique de leurs intuitions et de leurs résistances au libéralisme sous ses deux faces. Cette réception populaire contraste avec la marginalisation relative dans le champ intellectuel légitime, reproduisant la coupure que Jean-Claude Michéa analyse entre élites progressistes et classes populaires.
La question de l'immigration constitue le point le plus controversé de l'œuvre michéenne, celui qui cristallise les accusations de dérive droitière. Jean-Claude Michéa soutient que l'immigration de masse, voulue et organisée par le patronat avec la complicité objective de la gauche humanitaire, sert à tirer les salaires vers le bas, à détruire les solidarités de classe en fragmentant le prolétariat selon des lignes ethniques et culturelles, à empêcher la constitution d'un front uni des travailleurs contre le capital. Il critique le discours progressiste de l'ouverture à l'Autre et de la célébration de la diversité comme idéologie de légitimation de cette stratégie capitaliste. Ses critiques l'accusent de reprendre les thèmes de l'extrême droite sur le grand remplacement et la défense de l'identité nationale. Jean-Claude Michéa répond qu'il ne défend aucune identité nationale essentialisée, uniquement les conditions objectives de la lutte de classe qui nécessitent un certain degré d'homogénéité culturelle et de solidarité entre travailleurs. Cette controverse révèle la difficulté à penser la question migratoire hors des alternatives convenues entre cosmopolitisme progressiste et nationalisme identitaire.
Sa critique du féminisme et des théories du genre lui vaut des attaques particulièrement virulentes de la part des milieux féministes et LGBT. Jean-Claude Michéa ne conteste pas l'oppression spécifique subie par les femmes et les minorités sexuelles, il critique la manière dont les luttes émancipatrices sur ces terrains ont été récupérées par le néolibéralisme et transformées en vecteurs de marchandisation. Le féminisme libéral célèbre l'accès des femmes au marché du travail comme émancipation alors que cette prolétarisation généralisée sert les intérêts du capital. Les revendications LGBT de reconnaissance et de droits individuels s'inscrivent dans la logique libérale de l'extension infinie des droits subjectifs et de la fluidité identitaire requise par le capitalisme tardif. Les technologies reproductives promues au nom de l'égalité transforment le corps féminin en matière première commercialisable. Ces analyses sont perçues par leurs cibles comme une trahison réactionnaire des combats émancipateurs, une alliance objective avec les forces conservatrices hostiles aux droits des femmes et des homosexuels.
La question de la nation et de la souveraineté populaire divise profondément les lecteurs de Jean-Claude Michéa. Certains y voient une réhabilitation salutaire de la nation comme cadre nécessaire de la démocratie et de la souveraineté populaire contre la mondialisation néolibérale et la construction européenne technocratique. D'autres dénoncent un souverainisme passéiste qui ignore la dimension internationale nécessaire de la lutte anticapitaliste et flirte dangereusement avec le nationalisme. Jean-Claude Michéa soutient que la nation n'est pas une valeur en soi, seulement le cadre historiquement constitué dans lequel peuvent s'exercer la délibération démocratique et la solidarité entre citoyens. La destruction des souverainetés nationales par les traités européens et les instances supranationales sert objectivement le projet néolibéral de soustraire les décisions économiques fondamentales à tout contrôle démocratique. Cette position le rapproche des courants souverainistes de gauche comme la France insoumise, tout en maintenant des réserves sur leur insuffisante critique du progressisme.
Le rapport à la tradition et à la modernité soulève des questions philosophiques fondamentales. Jean-Claude Michéa revendique un conservatisme de gauche, formule apparemment oxymorique qui scandalise ceux pour qui la gauche se définit essentiellement par le progressisme. Il assume la défense de certaines valeurs traditionnelles contre la modernité libérale-capitaliste, ce qui le fait accuser de passéisme et de nostalgie réactionnaire. Ses défenseurs soulignent qu'il ne prône aucun retour en arrière impossible, seulement la préservation et la réactivation de formes de vie anticapitalistes que la modernisation libérale n'a pas encore complètement détruites. La question devient alors : peut-on critiquer la modernité capitaliste sans basculer dans le réactionnisme ? Peut-on défendre certaines formes de vie traditionnelles sans tomber dans l'essentialisme ? Peut-on articuler conservatisme culturel et radicalisme social ? Ces questions traversent toute l'œuvre michéenne sans recevoir de réponse définitivement satisfaisante, témoignant de la difficulté de penser hors des catégories instituées. C'est le moins qu'on puisse dire.
La postérité intellectuelle de Jean-Claude Michéa reste incertaine et dépendra largement des évolutions politiques futures. Si les classes populaires parviennent à reconstruire un mouvement d'émancipation qui articule critique radicale du capitalisme et défense de leurs valeurs culturelles contre le progressisme des élites, alors Michéa apparaîtra comme un pionnier visionnaire. Si au contraire la dynamique politique continue d'opposer un néolibéralisme progressiste à un national-populisme réactionnaire, son œuvre risque d'être marginalisée ou récupérée par des courants avec lesquels il n'a rien à voir. Sa pensée constitue en tout cas une tentative originale et courageuse de sortir des impasses théoriques et politiques de la gauche contemporaine, de renouer avec l'ambition d'un socialisme véritablement populaire enraciné dans les mœurs et les aspirations des classes laborieuses. Que l'on partage ou non ses conclusions, l'honnêteté intellectuelle impose de reconnaître la fécondité de ses interrogations et la nécessité du débat qu'il impose à toute pensée critique soucieuse de comprendre le monde contemporain pour le transformer.
Jean-Claude Michéa représente aujourd'hui une pensée qui revendique des valeurs morales et éthiques face à l'emprise du capitalisme, prônant un socialisme qui s'honore de ses racines historiques tout en restant vigilant face aux dérives contemporaines. Son originalité tient à son refus des clivages traditionnels entre droite et gauche, entre conservatisme et progressisme, pour proposer une pensée qui articule radicalité sociale et attachement aux formes de vie concrètes. Bien que réactionnaire à présent, sa voix se veut un appel à la réflexion profonde sur le devenir de notre société et sur les valeurs que nous souhaitons défendre.
1. Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance, 1999, Éditions Climats, p. 97-106.
2. Jean-Claude Michéa, La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Flammarion, 2014.
3. Jean-Claude Michéa, Notre ennemi le capital, p. 157.
4. Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée, p. 67.
5. Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, 1995.
6. Jean-Claude Michéa, L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, 1999.
7. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, 2002.
8. Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal, 2007.
9. Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée, 2011.
10. Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche, 2013.
11. Jean-Claude Michéa, Notre ennemi, le capital, 2017.
12. Jean-Claude Michéa, Le Loup dans la bergerie, 2018.