822. Le surhomme ou le sens de la Terre.
Exergue. Spinoza est le premier à faire l’hypothèse que l’homme pense SzE°II,ax.2. Heidegger réfléchit à ce que l’on nomme « homme » et se surprend à penser que l’« on » n’a point pensé jusque là mais que l’« on » a plutôt réfléchi sa propore condition. Le surhomme ne paraît jamais dans les cortèges bruyants des prétendus puissants, ni dans les rencontres des hommes d’état HdgAP_115. Nietzsche soumet, alors, son Voici l’homme ! NzEH L’homme est le pont entre l’animal et le surhomme NzAZ. Un autre idéal court devant nous, un idéal singulier, tentateur, plein de dangers, un idéal que nous ne voudrions recommander à personne, parce qu'à personne nous ne reconnaissons facilement le droit à cet idéal : c'est l'idéal d'un esprit qui se joue naïvement, c'est-à-dire sans intention, et parce que sa plénitude et sa puissance débordent de tout ce qui jusqu'à présent s'est appelé sacré, bon, intangible, divin; pour qui les choses les plus hautes qui servent, avec raison, de mesure au peuple, signifieraient déjà quelque chose qui ressemble au danger, à la décomposition, à l'abaissement ou bien du moins à la convalescence, à l'aveuglement, à l'oubli momentané de soi; c'est l'idéal d'un bien-être et d'une bienveillance humains-surhumains, un idéal qui apparaîtra souvent inhumain, par exemple lorsqu'il se place à côté de tout ce qui jusqu'à présent a été sérieux, terrestre, à côté de toute espèce de solennité dans l'attitude, la parole, l'intonation, le regard, la morale, comme leur vivante parodie involontaire — et avec lequel, malgré tout cela, le grand sérieux commence peut-être seulement, le véritable problème est peut-être seulement posé, la destinée de l'âme se retourne, l'aiguille marche, la tragédie commence... Nietzsche NzGS°V,382.
Dès lors le surhomme est ce qui en l’homme anime l’existence terrestre en lui donnant non pas un sens divin mais terrestre ! C’est un « changement de paradigme » qui permet une avancée collective tant physiologique que cérébrale, qui redessine l’horizon non advenu de l’Humanité. Le surhomme ne touche pas les individus 135, mais tient davantage à la convergence de ce qui est aperçu jusque là de manière fragmentaire mais, en complexité, dividuelle* 937. Si le surhomme était un individu nous retomberions dans les présupposés de l’homme supérieur classique et de l’immanence ratée qui lui est propre depuis Saint-Paul. C’est l’individu atomisé et non le surhomme qui se trouve être l’aboutissement du christianisme (Badiou, Serres). C'est bien un collectivisme d'affects et de devenirs que Nietzsche voulait mettre en place dans ses tous derniers écrits. C’est le dépassement du paradigme homme comme distinction toujours en crise du sujet et de l’objet de connaissance. L'idéaltype du surhomme est la synthèse et le dépassement des forces que concrétisent les types de l'artiste, du savant et du philosophe, mais c’est surtout l’homme orienté vers le sens de la Terre, plus encore que la dimension fini-illimitée et torique et la Terre et son impossible direction. Cette dimension sans direction ni but n’est porteuse ni de vérité, ni de sens divin mais de sa valeur terrestre : elle indique un cap qui reste le seul but pour Nietzsche, à savoir le surhomme. Modérer l'intellectualité et éduquer son corps, c'est, pour Nietzsche, la voie vers le surhomme. Avec le surhomme, ce n'est nullement de l'homme supérieur, du bourgeois et de l’homo oeconomicus dont il est question. Ces derniers croient trop à la liberté individuelle, au libertinage prisonnier de la représentation et à son ordre strict FcMC_222 ; s’ils ne se découvrent pas pervers narcissiques, ces derniers restent prisonniers de la névrose comme répétition quotidienne des plaisirs et des peines.
Ce qui est à sacrifier, ce sont les idées, ainsi que les idéalistes et les modèles 829, qu’ils s’évertuent à perpétuer. Il faut décevoir les idéalistes. Avec le combat ce n’est précisément pas de violence dont il est question, pas plus qu’il n’y a de sacrifices ou d’expiations à faire. Nous sortons du paganisme comme du judéo-christianisme. Le combat à mener n’est pas un conflit violent entre personnes mais un combat en soi, en chacun contre la part réactive qui nous compose. Le combat est l’éperon 634 qui réveille l’affectivité inconnue en chacun. Le combat permet d’insuffler une nouvelle dimension qui n’est en rien religieuse ou « spirituelle ». Coup de semonce : éperonner, c’est indiquer la direction vers un état autre que la prétendue corruption du présent et la baisse tendancielle du rendement. Ce n’est dès lors plus un combat entre deux camps portés par des idées d’hommes — chamailleries et chicaneries — mais un combat entre des forces. Partout l’homme supérieur est raté, partout, par son pouvoir, il freine la puissance ou plutôt l’acquisition d’énergie. L’exercice d’un métier et le développement d’une pensée permettent d’insuffler une agitation sauvage et d’amplifier ce jaillissement. Ce n’est pas un hasard si c’est la jeunesse qui se reconnaît là. Elle constitue les « forces vives ». C’est elle qui est porteuse de la plus grande force, de la plus grande mobilité, de la plus grande mutation en cours. Ceux qui ont une vision corrompue du présent ne pourront jamais le comprendre, ne chercheront pas à le comprendre. Dans le cas des Philistins et de la foule, les narcotiques leur conviennent. Leurs narcotiques évaporés et leurs idoles brisées, ils en chercheraient d’autres plus sophistiqués plutôt que de rebondir 326c avec légèreté par simple goût de la vie. Dans le cas des dogmatiques, leurs modèles et leurs gris-gris les protègent, pensent-ils, de ce que le destin a d’inéluctable. Institution imaginaire de la société. Ce n’est pas une société résiliente, mais une société où les orgueilleux DzCC s’acharnent à meurtrir les cœurs de manière sadique. Crépuscule plus qu’aurore. Le combat et son exercice nous font aller par delà les principes moralisés de plaisir et de douleur. « Plaisir » et « douleur » correspondent à des circuits physiologiques maintes fois empruntés dans notre cerveau, en comparaison avec la jubilation et l’insatisfaction. Il s’agit plus de se frayer dans cette double dimension de nouveaux passages. Par cette tension entre deux polarités, il s’agit plus d’entraîner une envie — un désir sans objet — que de ressentir un plaisir. Pour en revenir au combat, il ne s’agit pas de prendre plaisir à faire souffrir l’autre NzGM°II,5, ni d’une cruauté sans honte qui deviendrait festive NzGM°II,6, mais d’éperonner le corps de l’autre, qu’il soit un individu ou un groupe, afin d’y produire un tressaillement vital et de lui insuffler une énergie, ki 832d. Il ne s’agit pas de combattre avec violence ou d’épuiser ses forces mais de stimuler une phase de transmutation. On peut penser là aux impuretés d’un cristal qui sont excitées par un photon et permettent le saut quantique d’un électron hors de ce cristal 323.