LECTURE / Ivan Jablonka, mal à l’aise dans ses baskets de mâle
Dans Un garçon comme vous et moi, l’historien Ivan Jablonka dresse le portrait des hommes de sa génération tout en « explorant sa garçonnité ». Il a toujours senti en lui une part féminine aussi importante que sa part masculine.
Ivan Jablonka est de la génération Candy et Goldorak, du nom de ces héros de dessin animé qui enchantèrent les enfants des années 1970. Enfin, plutôt de la génération Candy. Il s’est toujours senti plus proche de l’espiègle blondinette que du géant d’acier qui sauve le monde à coups de fulguropoings.
À l’époque, le petit Parisien n’a pas conscience de transgresser les codes en préférant un dessin animé « pour filles ». Mais lorsqu’il refait le film à l’envers, le professeur d’université et historien de 47 ans, marié et père de trois filles, avoue qu’il ne s’est « jamais senti mâle ». « J’ai toujours été attiré par les filles, je me suis toujours habillé en pantalon, je n’ai pas de trouble dans le genre, dit cet homme soigné, aux traits fins et à la voix « un peu féminine », de son propre aveu. Mais beaucoup d’aspects de ma personne renvoient à la culture des filles de l’époque. Je me sens femme et homme. »
« Explorer sa garçonnité »
Ivan Jablonka fait souvent du masculin le thème central de ses livres. Pour preuve, Des hommes justes, ou Laëtitia ou la fin des hommes , centré sur le meurtre de la jeune serveuse de Pornic, dans lequel il voit un crime misogyne. Ses ouvrages hybrides, à la fois récits personnels, historiques, sociologiques, enquêtes lui assurent une notoriété grandissante. « Il ne s’agit pas de faire de l’autofiction , précise-t-il, mais de comprendre les structures historiques et sociales à l’œuvre dans nos vies. »
Cette fois, il « explore sa garçonnité » . Son sujet d’étude ? Lui-même ! Mais aussi ses camarades. « J’ai voulu comprendre les structures qui me façonnent en tant qu’homme et qui ont fabriqué les garçons de ma génération. » Un garçon comme vous et moi est un portrait de ces enfants des années 1970-1980, une réflexion au puissant parfum de nostalgie.
« À l’aise dans les trucs de filles »
Pour ce fils adulé d’un ingénieur et d’une professeure de lettres, tout a commencé par une éducation neutre. Exit, les pistolets et les petites voitures ! Son père, juif d’origine polonaise ayant perdu ses parents dans les camps, présente une personnalité ambivalente. « Il m’a beaucoup dit « Pleure pas », « T’es pas en sucre », mais lui-même était une figure de vulnérabilité, orphelin, fragile, perturbé. Dans ma famille, les rôles étaient un peu inversés, ma mère incarnant l’autorité. »
Dans la vie d’Ivan Jablonka, archétype du bon élève, l’école a joué un rôle central. « Elle a maçonné le mur porteur de ma masculinité », écrit-il joliment. « La garçonnité, c’est plusieurs collectifs qui fonctionnent ensemble, la famille, l’école, la caserne… Et l’école, avec sa dureté, l’ambition et l’obsession de la réussite, est une école de masculinité. »
Mais très vite, il se sent en décalage avec les codes masculins, lui, le nul en drague, le réfractaire à la culture de vestiaire qui a arrêté le foot, sport devenu trop violent pour lui. « Je me sentais plus à l’aise dans les trucs de filles, sensibilité, confidences, poésie, pouvoir des mots. J’ai refusé l’obligation virile. »
En terminale C, dans ce temple de l’excellence qu’est le lycée Henri-IV, son attitude confine à la provocation. Il sort à ses camarades des phrases du genre : « J’aime ta présence masculine et racée. » Ses condisciples le prennent pour un homosexuel. « C’était juste une manière de me sortir de cette virilité agressive, des marques, de la pure ambition, la rivalité… Une façon de dire Je ne suis pas des vôtres. Ma culture de genre était entre le masculin et le féminin. »
« Domination et autodestruction »
En cette époque où ils sont de plus en plus nombreux à s’interroger, il n’a jamais eu de doute sur son identité. « J’étais dans une sorte de juxtaposition de genres, une manière d’être différent, plus riche. Je n’ai jamais souffert. »
Aujourd’hui, il n’est pas dupe de sa situation. Blanc, hétéro, prof de fac… Un modèle de domination masculine. « Justement, cela me permet de dire que je suis mal à l’aise dans le masculin. » Tout le monde n’a pas cette chance. Depuis la publication du livre, beaucoup lui écrivent pour lui dire qu’ils ne se sentent « pas si hommes que ça » , sans jamais avoir osé l’exprimer.
Lui est content d’accéder à ces lieux de pouvoir que sont l’université et l’édition, afin de « faire entendre une voix dissonante et peut-être même miner ce pouvoir masculin » . Un pouvoir qui pèse parfois comme une croix. Suicides, alcoolisme, accidents, beaucoup de ses amis d’antan ont disparu. « Leurs parcours ont été une alternance de domination et d’autodestruction. Chez les hommes, les rivalités, l’appétit de réussite rendent fragile. La virilité obligatoire peut être source de souffrance. Ceci dit, le poids des injonctions, même si elles sont différentes, concerne aussi les filles. » Matière à réfléchir pour un autre livre…
Un garçon comme vous et moi, Seuil, 282 pages