EDITO décembre 2010 / La petite et la grande synthèse philosophiques
Petite synthèse de cinq années
Il y a cinq ans lors de ma présentation devant l’école doctorale il s’agissait déjà de réindiquer la même intuition, de la même démarche. Je n’ai pas varié de cap, il s’agit toujours de poursuivre ce que Blanchot, Foucault, Deleuze ont aperçu sous l’expression de pensée du Dehors ou pensée du Surpli et qui en tant que philosophie a cette posture paradoxale de sa moquerie de la philosophie, de l’image traditionnelle qui vient se placer comme un écran imperméable entre son effectuation et sa réception par tout un chacun (les gens, la multitude). La raison en est simple, la philosophie n’est pas là où elle est formulée. Par philosophie on pourrait entendre l’hyperbole de la vérité, mais je m’en tiendrai à l’importance, ce mixte de sens et de valeur qui faisait dire à Platon que nous nous rendons malheureux, nous ne savons ce qui a de l’importance. L’importance ne s’obtient que par délibération. En parallèle, la vérité du jugement attriste et vient toujours après coup en validant les conditions décadentes de l’expérience plutôt que d’enclencher de plus larges envergures telle l’envie et l’entrain, la gana et le gusto diraient nos amis hispanophones à la grammaire réduite. Mais c’est la vieille concurrence entre le principe de feu (Empédocle, Héraclite) propre à la capacité et le critère de vérité propre à la subjectivité (Platon) ou de beauté propre au milieu (Aristote) : d’un côté l’homme de projet de l’autre le sujet et son milieu de réception. On peut pousser un peu plus loin l’aporie, en disant que Démocrite qui fut passé sous silence par Platon se permettait de soutenir une vérité cachée et par là de rejoindre le Dieu caché de la tragédie grecque (Nietzsche dans les fragments débutant par « Que mes amis me pardonnent… », Blanchot dans l’entretien infini). Je laisse là les choses en suspens tant elles touchent à ce que l’on considère être aujourd’hui la question de la sortie du nihilisme contemporain fustigé sous les termes de postmodernité, alors qu’il s’agit pleinement de partir de cette condition postmoderne marquée par la fin des grands récits (Lyotard) pour forger de nouvelles valeurs (l’invention du code civil par Napoléon fut de ce trait, chassant par là la jurisprudence et la loi commune ou coutumière, mais on demeure là dans une société du jugement et du châtiment presque divin).
Pour resituer ma thèse, elle comprend trois parties qui sont : un manifeste pour la capacité d’autonomie, un traité sur les dimensions dérangeantes pour la métaphysique classique, tels le mouvement et la lumière et enfin un programme éthique et « esthétique » qui s’inscrit dans l’épaisseur des métiers et des transformations pour une société résiliente faite de combats et de rebonds. Bien entendu dans une thèse on demande de ne point porter des affirmations gratuites c’est d’autant plus pour cela que mon discours s’appuie sur différents auteurs dont je circoncis en sous-main les textes. La dimension du recoupement ne vise pas à rassembler les différents rêves et utopies pour que rien n’advienne mais bien au contraire à réintroduire la puissance dans la connaissance (c’est la dynamis chez Platon et Leibniz, potentia chez Spinoza, entre autres), pertinentes impertinences. Cette puissance n’est pas un pouvoir de prime abord mais passe par la capacité d’autonomie et aussi la délibération entre personnes. Sans chercher un lien immédiat avec Castoriadis, elle est ce qui constitue le peuple pour Vico ou la multitude pour Negri.
Vous trouverez donc ici, une petite synthèse de ce qui peut se faire au département de philosophie : travail sur le fond d’affectivité qui peuple toute capacité (Plinio Prado), investigation du champ d’étude des métiers (Eric Lecerf), autonomie du peuple d’où sort la véritable poésie (le Vico de Georges Navet), le champ opératoire de la dynamique leibnizienne et newtonienne (le Lamarck d’Alexis de Saint-Ours, le Desanti de Stéphane Douailler). Ce dernier point n’est que la prémisse faite par Descartes, Pascal et Leibniz avec les algorithmes mathématiques, mise en place d’un grand appareil autonome (Patrice Loraux) de solution des problèmes aussi nommé internet et la mondialisation (ou selon d’illustres philosophes comme Nietzsche et Heidegger la première forme ratée de Gouvernement de la Terre). Ces mêmes algorithmes peuplent aujourd’hui la supposée intelligence artificielle (voir les travaux au sein de Paris 8 du laboratoire Paragraphe, avec Kaldhoun Zreik, et leurs travaux sur les hypertextes et la poésie). Le champ d’investigation et parfois d’expérimentation de certains professeurs sus-cités est, je ne sais s’il est besoin de le préciser, beaucoup plus ample, mais il me fallait ces thématiques éparses pour vous en faire la petite synthèse et montrer en quoi dans leur contemporanéité elles se recoupent. La question demeure alors de savoir si l’université est une faculté kantienne qui par excellence mène à une philosophie du droit, une subjectivité universelle en réaction à l’époque ou une capacité d’autonomie. Telle est la dimension affective ou contemporaine de ma thèse, sa petite synthèse.
Parenthèse. Je soulignerais aux directrices féminines de l’école doctorale [à qui était destinée en premier ce résumé de ma thèse] que l’attention aux transformations est portée de nos jours par les femmes, étant donné que les hommes sont déjà les étalons et qu’ils n’ont plus rien à acquérir, je pense à la jubilation, à la transformation soulignée par une anthropologue, au discours de Juliette Binoche qui s’en est imprégnée, à toute l’étude de la plasticité faite par Catherine Malabou, au dernier film de François Ozon qui ne fait que relater explicitement cela. Bref, une histoire de la transformation devrait être menée par des femmes. Parenthèse refermée mais peut-être lectorat féminin suscité.
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Le recoupement comme méthode et paradoxalement ce qui en découle : la grande synthèse
Déjà Kant à sa manière tentait une synthèse – toute théorique – mais s’en tenant à l’homme de bien, manquait la grande synthèse. Ses types étaient plus convenus ou habituels : « selon les trois points de vue différents auxquels se place habituellement pour apprécier son objet l’homme de bien qui tranche si hardiment sur théories et systèmes ; donc à un triple titre : 1) comme (…) homme pratique <Geschäftsmann>, ; 2) comme homme politique <Staatsmaan> ; 3) comme homme du monde <Weltmann> ou citadin du monde <Weltbürger>. Or ces trois personnages sont d’accord pour s’en prendre à l’homme d’école qui élabore la théorie pour eux tous et à leur profit. » (Kant, Sur l’expression il se peut que cela soit juste en théorie mais qu’en pratique, cela ne vaut rien, 1793, in Kant, Théorie pratique, …., Vrin, 2000). Mais peut-être et dès avant, c’est bien à une division du travail toute moderne ou structurale que je m’en prends, car au travail préférons le métier, ce métier que la tripartition de Dumézil passe sous silence. La première nature à s’être présentée comme un homme accompli (Nietzsche, Nietzsche contre Wagner) et un tentateur(Nietzsche, Généalogie de la Morale) fut Goethe il fut à la fois, homme d’état, homme de science et poète, rejoignant ainsi une dimension typiquement grecque que l’on trouve chez Sophocle auteur de 93 tragédies, stratège athénien et prêtre de son état. On est loin de l’étiquette moderne, qui veut faire d’une nature, d’une personnalité, un simple caractère ou même mieux une fonction : « ma fonction est de dire ce que je crois être la vérité » (Badiou, entretien en 2007). Ainsi pour mon compte, s’il est une synthèse de différents types à mener, elle me paraît être celle de l’homme de connaissance, de l’homme de métier et du poète (au sens donné par Vico et Goethe).
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L’investigation des métiers
Les deux dernières parties de ma thèse ouvrent notamment sur le métier et comme nous le verrons plus loin sur la dimension du combat actif contre ce qui constitue la cristallisation des forces réactives au sein même de la langue.
Pour sortir du fonctionnariat propre à l’ancienne histoire de la philosophie et à l'actuelle épistémologie et donner son importance à un au-delà de la société civile, il existe une dimension souvent déconsidérée tant elle est versatile dans les intérêts, dimension vieille comme la prostitution, à savoir le métier. Il n’est pas nécessaire de remonter au médecin de la civilisation que fut Empédocle ou à l’observateur des métiers et des jeux d’enfants que fut Héraclite, on pensera, entre autres, au schizoanalyste clinicien Guattari, au polisseur de lentilles Spinoza, tous deux immergés dans l’activité. Des penseurs aussi épars que Marx, Hegel et Proudhon ont bien répété combien la « société civile » prévalait sur l’Etat et sa nécessité universelle de tourner la vérité en utilité. Pourtant l’approche structurale et « amicale » de Dumézil dont nous parlions plus haut influencera jusqu’au dernier Foucault, pour prendre un auteur contemporain. Celui-ci énoncera, lors de sa dernière année de cours, comme une mise en abîme de lui-même que la technè relevait du professeur, et de son discours, se fustigeant là, lui-même. Nous y reviendrons sous la distinction entre logos prophoricos et logos endiatitos : discours de l’homme dominant qui professe ses leçons et discours intime de l’homme de métier en prise avec les vicissitudes de tenir un conduite éthique au milieu de la fournaise. La technè grecque n’est-elle pas les jurandes romaines, les arti de la Renaissance, les métiers de Paris et de sa commune. Opacité de la puissance à soi-même, en somme limite des possibles quand on se fait une représentation a priori de la passion qui étreint les métiers (les possibles appartiennent à l’ancienne métaphysique). Les théoriciens n’ont jamais rien voulu comprendre au métier, non par mauvaise foi, mais parce qu’ils n’en avaient pas la capacité, trop pris dans leur déréliction, leur ascétisme de chevaliers de l’oinct sçavoir. Les métiers ont toujours cristallisé sur leur dos une morale, car de leur production relevait la satisfaction matérielle de la classe dominante. C’est pour cela que l’on assimile si facilement la technè à la surveillance, pour s’assurer de la bonne exécution, « selon les règles de l’art », comprenez du métier. Oh il ne s’agit pas d’idéaliser les métiers dans une fonction émancipatrice ou libératrice bien au contraire les métiers ont longtemps reposé sur une dimension hiérarchique qui tend de plus en plus du fait des compétences éparses à devenir ce que la mode nomme hétérarchie.
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Le combat comme principe qui amène le sens de la Terre
La passion du métier est porteuse de connaissances et de valeurs, certes, les différentes manières d’aimer et d’éduquer aussi, mais au-delà de ces tendances à produire des liens et des bulles, la dimension du combat semble en tout point de la vie prévaloir car elle dirige de facto vers un non-rapport, une prise de risque bien plus grande encore. Héraclite ne disait-il pas « la guerre est père et roi de tout » par un certain patercentrisme. On pourrait insister sur cette dimension grecque que fut la joute, l’émulation par l’agonistique oratoire lors des séances en assemblée, à la base de l’hellénisme et de sa vivacité mais ce qu’il faut retenir du combat qui est tout sauf la violence, c’est que le conflit davantage que l’ascétisme où la mesure empêche la démesure inhérente à toute idéalisme. Précisément le paradoxe est là : le combat est la pierre d’achoppement de tout héraclitéen, de toute ambition grecque, c’est là dans le côté terrible et habile de l’homme grec soumis à l’épreuve que se tient la « mesure », plus que dans l’ « homme » lui-même. C’est à ce moment que le discours se fait feu, bouillonnement, effervescence, car l’adversité appelle à une activité, un exercice de sa propre « richesse », une soumission à la fortune plus qu’au destin mais aboutit bien souvent à un travail à même la langue pour sortir de la grammaire dépréciative du jugement et se constituer ses propres armes, sa boîte à outils de concepts et de métaphores. C’est dans ce creuset d’activité et de langage que sont produits le sens et la valeur. Ce « travail », ce métier sans cesse repris est combat. On pourrait parler de la création comme enthousiasmée par les muses ou encore que c’est auprès du four du boulanger, dans ce lieu profane, que se tiennent aussi les dieux, mais y a-t-il nécessité pour l’ancien chrétien de revenir à « notre » origine païenne.
Le combat c’est aussi une irréductible « gauloiserie » mais elle tient davantage de l’éducation à la sauvagerie et de la santé du moment (Goethe) que d’un quelconque chauvinisme païen. Le propos de celui qui mène un combat est bien de se trouver des alliés, de produire de nouvelles alliances, bref de « délibérer ensemble » (Prado 2010, Détienne 1967), de définir par petits groupes ce qui a de l’importance à être mené dans l‘action. Ne pas simplement se dire que puisqu’il faut faire autant faire avec passion, qui reste l’optique libérale, ni rester les bras ballants à se demander : que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? Qui est l’optique idéaliste. Mais se tourner davantage vers celle qui nous porte par le magnétisme issu de son mouvement propre à savoir la Terre. Ce n’est pas d’une nouvelle alliance divine dont parle Nietzsche (comme cela affleure chez bon nombre de penseurs vieillissants qui voient partir en eux les forces de la jeunesse et monter le degré de douleur mais bien d’une seule promesse, celle de demeurer fidèles à la terre quitte dans un premier à en poser les balises, à l’arpenter dans un mouvement aberrant. Ce que Nietzsche a apporté avec les géopoètes (Elisée Reclus, Kenneth White, Satprem, etc…), c’est un sens de la Terre. Internet déjà permet un « amour du lointain » et non plus du prochain. C’est une recomposition de la Terre non plus par territoires mais par passions et centres d’intérêts qui se joue là. Si l’imprimerie avait appris aux hommes à lire, internet leur appris à écrire. Là est la contemporanéité avec notre époque, dans cet investissement de la connaissance que le média permet, dans les nouveaux rapports de joute aussi et donc d’émulation. A noter que n’ayant pas de territoires définis, les logiques de concurrences sont amoindries. A travers tout cela et bien au-delà d’une quelconque dimension de guerre ou de violence, c’est aussi une manière différente de se laisser affecter par notre époque qui se joue, comme la correspondance avait amené une nouvelles république des lettres. Il n’y a là que simple recoupement de ce qui se dessine…
Paris le 23/11/10
Dernière modification le 26/11/10