29 Avril 2025
Je vais parler, dans le style de Jean-Jacques, d’un homme que le siècle a tantôt acclamé, tantôt honni, mais qui n’a jamais cessé de marcher, seul souvent, mais debout toujours : Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, âme errante parmi les hommes, mais fidèle à elle-même jusqu’au dernier souffle.
Jean-Jacques vit le jour le 28 juin 1712, dans la république de Genève, alors indépendante. Sa mère, Suzanne Bernard, mourut neuf jours après sa naissance, et ce fut là sa première blessure : naître fut perdre. Son père, Isaac Rousseau, horloger de métier, lui transmit l’amour des livres en lui faisant lire, dès l’âge de cinq ans, les Vies des hommes illustres de Plutarque. Mais bientôt, un différend judiciaire obligea Isaac à fuir Genève. Jean-Jacques, abandonné à lui-même, entama dès lors une existence errante, marquée par le manque, la dépendance et le besoin d’amour.
À seize ans, il quitta Genève, sa patrie natale, dont les portes, un jour fatidique, se fermèrent symboliquement sur lui. Ce rejet profond blessa à jamais son cœur sensible. Toute sa vie, Rousseau se souviendra avec amertume de ce moment où, chassé comme un indésirable, il comprit combien l'injustice des hommes pouvait frapper l'innocence. Ce sentiment d'abandon nourrit son goût pour l'errance et son attachement viscéral à la liberté.
Trouvant refuge en Savoie, il se plaça sous la protection de Madame de Warens, qu’il appellera tendrement "Maman". C’est elle qui lui offrit un toit, une éducation, puis un amour plus ambigu, presque maternel et charnel à la fois. Grâce à elle, il se convertit au catholicisme, changea de vie et tenta de se reconstruire. Mais cette stabilité fut illusoire.
Tour à tour laquais, secrétaire, copiste, Jean-Jacques mena une vie de petites fonctions et de grandes pensées. En 1742, il arriva à Paris, porteur d’une lettre de recommandation à M. de Boze, conservateur des médailles au Cabinet du roi. Grâce à cette introduction, il fut présenté à Réaumur, savant illustre, qui l’encouragea à soumettre à l’Académie des sciences un projet de nouvelle notation musicale.
Ce système, fondé sur un principe numérique visant à simplifier l’apprentissage de la musique et à l’universaliser, heurtait cependant les habitudes et les conventions des musiciens professionnels. Trop en avance sur son temps, et perçu comme trop théorique, il fut rejeté, certains académiciens jugeant son application impraticable et peu adaptée aux exigences de l’interprétation musicale. Ce refus, bien que douloureux, ne fit qu’attiser la flamme que Rousseau portait en lui pour l’harmonie et la beauté des sons.
A côté de cela il s'essaya à la chimie et rédigea un ouvrage intitulé Les Institutions chimiques, tentative de vulgarisation scientifique qu’il conçut dans l’enthousiasme d’un esprit avide de comprendre et de transmettre. Ce mémoire, resté inédit, témoignait déjà de sa volonté d’unir rigueur de la science et clarté du langage, reflet de son souci constant de rendre le savoir accessible à l’homme simple.
Il s'inspira de la démarche cartésienne du Discours de la méthode qu'on retrouve dans cet extrait : « Tâchons donc dans nos recherches […] de n’admettre aucune hypothèse ; effaçons de notre esprit toutes les idées que nous pouvons en avoir conçues par habitude ou par préjugé, et suivant en ceci la méthode des géomètres appliquons-nous à considérer [l’élément naturel] comme un être parfaitement inconnu et dont nous ne pourrons jamais déterminer autrement la nature qu’en la déduisant de celles de ses propriétés qui nous sont les plus évidentes » (p. 65 de l'édition Bensaude-Bernardi).
Jean-Jacques Rousseau tient au respect « de l’harmonie générale et du jeu de toute la machine » (p. 58). On voit là encore pointer un certain accent de mécanisme. Conçu dans l’esprit du XVIIe siècle rationaliste, ce mémoire s'efforçait de poser les fondements d’une chimie méthodique et expérimentale et de témoigner du désir ardent de Rousseau d’ordonner le savoir naturel et de rendre accessible au plus grand nombre une science encore obscure. On y voit déjà poindre son inclination pour les lois cachées de la nature.
C’est à Paris, dans les années 1740, qu’il entra donc progressivement dans les cercles philosophiques, notamment grâce à Diderot, rencontré vers 1749. Il collabora ensuite à l’Encyclopédie, où il rédigea principalement des articles sur la musique, notamment Musique, Notation musicale et Opéra, reflétant son goût passionné pour cet art. À cette époque, il fréquenta des figures majeures des Lumières telles que Diderot, avec qui il lia d'abord une amitié sincère, D'Alembert, Grimm et parfois Voltaire.
En allant rendre visite à Denis Diderot, emprisonné à Vincennes, qu’il eut une révélation. Alors qu’il cheminait avec en poche un exemplaire de la question du concours de l’Académie de Dijon, savoir si le progrès des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs. Saisi d’une intuition fulgurante, Rousseau, sous un arbre, s'assit au bord du chemin, incapable d’avancer, bouleversé par la certitude que les progrès de la civilisation avaient corrompu l’homme plutôt que de l'améliorer.
Cet instant marqua un tournant décisif dans sa pensée. C’est donc en 1750 que son nom émergea vraiment, lorsqu’il remporta le prix de l’Académie de Dijon avec son Discours sur les sciences et les arts. Dans ce texte Rousseau soutint une thèse audacieuse, non seulement ces progrès n’avaient pas moralement élevé l’humanité, mais ils l’avaient en réalité corrompue.
Cette idée, qui renversait l’optimisme dominant du siècle des Lumières, provoqua surprise, admiration et colère. Très vite, son esprit indocile et sa sincérité radicale le séparèrent de ces Lumières mondaines, dont il dénonçait le goût du compromis et de la flatterie. Rousseau refusait le masque.
Il approfondit cette pensée en 1755 avec le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, également soumis à l’Académie de Dijon, bien que cette fois-ci sans prix. Dans ce second discours, Rousseau distingua l’inégalité naturelle — de taille, de force, d’intelligence — de l’inégalité sociale, produite et renforcée par les institutions humaines. Il y dressa un tableau critique du passage de l’homme naturel à l’homme en société, pointant la propriété privée comme le début de la fin.
Ces idées, jugées subversives, lui valurent l’hostilité d’une grande partie des cercles philosophiques. Voltaire, D’Alembert, Helvétius, autrefois proches ou alliés, se détachèrent peu à peu. Rousseau, que sa franchise et son intransigeance rendaient difficile à fréquenter, s’isola dans une position de plus en plus marginale.
C’est dans cette période de rupture qu’il se retira à Montmorency, dans la vallée de Montmorency, au nord de Paris, entre 1756 et 1762. Il y vécut d’abord chez son protecteur, le maréchal de Luxembourg, au château de Montmorency, puis dans une petite maison nommée « le Mont-Louis ». Entouré de nature, Jean-Jacques retrouva un équilibre précaire entre solitude choisie et inspiration créatrice. Il s’adonna à la botanique, à la musique, à l’observation des oiseaux, et à de longues promenades méditatives qui nourrissaient sa pensée.
Ce séjour fut l’un des plus féconds de sa vie : c’est là qu’il rédigea plusieurs de ses œuvres majeures. Julie ou La Nouvelle Héloïse, roman épistolaire exaltant l’amour et la vertu dans un cadre sensible à la nature, parut en 1761 et connut un immense succès populaire. Émile ou De l’éducation, publié en 1762, où il propose de former l’enfant selon sa nature, loin des contraintes sociales. Mais cette refonte complète de l’éducation fut condamnée et brûlée, en raison notamment de son profession de foi du vicaire savoyard, jugée hérétique.
La même année vit paraître Du Contrat social, traité politique dans lequel Rousseau expose sa vision d’un ordre juste fondé sur la volonté générale et la souveraineté qui appartient au peuple non aux gouvernants. Ce texte deviendra l’un des piliers de la pensée politique moderne, aux côtés de La République de Platon, Les Politiques d’Aristote, Le Prince de Machiavel, Le Léviathan de Hobbes, Le Traité sur le gouvernement civil de Locke et De l’esprit des lois de Montesquieu.
En parallèle de son œuvre littéraire, Rousseau menait à Montmorency une vie domestique marquée par sa relation avec Thérèse Levasseur, une lingère parisienne de condition modeste, qu’il avait rencontrée en 1745 et avec qui il vivait en concubinage. Le couple eut cinq enfants, qu’il confia, non sans remords, à l’Hôpital des Enfants-Trouvés — décision qu’il avouera plus tard avec une sincérité douloureuse dans ses Confessions. Malgré leurs différences intellectuelles, Thérèse resta sa compagne fidèle, le suivant dans tous ses exils.
Mais même à Montmorency, les tensions avec ses anciens amis et les autorités religieuses montèrent. La publication de ses ouvrages y provoqua scandale et condamnations, ce qui le força à quitter ce refuge si cher. Pourtant, ces années restent comme un havre lumineux dans une vie souvent troublée. Malgré tout, son influence, elle, ne cessa de croître.
Alors commença pour lui une longue pérégrination. Ses livres proscrits, ma personne traquée, il chercha quelque asile dans la terre de Neuchâtel, sous la clémence du roi de Prusse. À Môtiers, il vécut pauvrement, sous l'œil méfiant des habitants, exposé à l'hostilité, aux railleries, parfois aux pierres de ceux qui ne savent pardonner l'indépendance d'une âme. Après tant d'affronts, la fuite devint son unique recours.
Il trouvai enfin, dans l'enceinte paisible de l'île Saint-Pierre, au milieu des eaux claires du lac de Bienne, un court refuge. Là, loin des hommes, entouré de cieux cléments et de rivages doux, il goûta quelques semaines de paix véritable. Ses journées, il les consacrait aux herbes et aux fleurs, à la marche silencieuse, à la méditation sereine : la nature, en sa grandeur simple le réconciliait avec lui-même et avec le peu d'humanité qu'il pouvait encore aimer.
Il y poursuivit également ses observations botaniques, herborisant chaque jour avec une passion presque enfantine, traçant de sa propre main les 65 planches délicates de végétaux de son herbier, soignant à la peinture le détail de chaque feuille, de chaque corolle. Il se fit aussi lexicographe réalisant un Dictionnaire de botanique dans lequel il voulait non point dresser un inventaire savant mais offrir aux âmes simples un accès doux et fidèle aux merveilles des plantes.
Cependant, cet îlot de paix fut de courte durée : en octobre 1765, sur ordre des autorités bernoises, Rousseau fut chassé de l'île Saint-Pierre. Contraint de reprendre son errance, il passa de Neuchâtel à Strasbourg, puis à Yverdon, avant de trouver un accueil provisoire à Môtiers. Cherchant un refuge plus sûr, il se dirigea finalement vers l'Angleterre en 1766, sur l'invitation du philosophe David Hume.
Sous le nom d’emprunt de Renou, il regagna la France peu après, fuyant les soupçons et les trahisons qu’il croyait lire dans chaque regard. Son séjour anglais, qui avait commencé sous de bons auspices, tourna rapidement au cauchemar : persuadé que Hume complotait contre lui, il rompit violemment avec celui-ci. Revenu en France, il vécut alors en reclus, caché sous de fausses identités, hanté par l’idée d’être la cible d’une vaste conjuration.
Les blessures de l’exil, de l’abandon et de l’incompréhension creusèrent en lui un abîme de solitude et de méfiance, façonnant durablement son caractère et sa pensée. C’est dans cette solitude amère, entre 1765 et 1778, que Rousseau rédigea ses œuvres les plus intimes. À Montmorency d'abord, puis au gré de ses exils successifs, il entreprit l'écriture des Confessions, qu'il commença en 1765 et poursuivit jusqu'en 1770. Dans ce récit sans fard, il expose sa vie entière, ses fautes, ses faiblesses et ses passions, avec la volonté farouche d'être jugé tel qu'il fut, et non tel qu'on l'avait dépeint.
Puis vinrent les Dialogues : Rousseau juge de Jean-Jacques, écrits entre 1772 et 1776, où, dans un procédé dramatique, il se met en scène à la fois comme accusateur et défenseur de sa propre personne, tentant de comprendre et de justifier l'acharnement dont il se croyait victime. Enfin, dans les derniers mois de sa vie, retiré dans une solitude presque totale à Paris, il composa Les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778), méditations douces-amères d'un homme réconcilié avec la nature et détaché des hommes, où l'observation du monde végétal et le souvenir de ses joies passées deviennent les ultimes refuges de son âme meurtrie.
Il mourut le 2 juillet 1778, à Ermenonville, accueilli par le marquis de Girardin. Sa dépouille fut transportée en 1794 au Panthéon, en face de Voltaire, comme pour réunir dans la mort ceux qui de leur vivant tout les avait opposés.
Mais Rousseau ne fut jamais un homme de système, ni un esprit académique. Il fut un cœur qui écrivait, une voix qui osait pleurer en public, un penseur épris de vérité plus que de raison. Dans la clarté des lacs, dans la fraîcheur des bois, dans le silence de ses longues marches, il entendait ce que les cités ne savaient plus écouter : l’écho profond de la conscience humaine.
Et il est cet écho qui aujourd’hui encore résonne.