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La Garenne de philosophie

PHILOSOPHIE ANALYTIQUE / John McDowell

John Henry McDowell, né en 1942 en Afrique du Sud et formé à Oxford, représente l'une des figures les plus influentes de la philosophie analytique contemporaine. Professeur émérite à l'université de Pittsburgh, McDowell s'est imposé comme un penseur original qui a profondément renouvelé les débats. Son œuvre se caractérise par une approche critique des dichotomies traditionnelles qui structurent la pensée philosophique moderne, particulièrement celle qui oppose le domaine conceptuel au domaine empirique, l'esprit au monde, ou encore la spontanéité à la réceptivité. Il est aussi connu dans les domaines de la philosophie de l'esprit, de l'épistémologie et de la philosophie de la perception pour sa solution au problème de l'oscillation entre cohérentisme et « mythe du donné », et sa théorie relationnelle de la perception, sa conception de l'expérience comme étant « conceptuellement articulée » dès l'origine et enfin son approche disjonctive des illusions et hallucinations. Cette approche s'articule autour d'une réflexion approfondie sur la nature de l'expérience perceptuelle et son rôle dans la justification de nos croyances, thèmes qu'il développe principalement dans son ouvrage majeur Mind and World (1994) relatif au problème de l'expérience et du monde, mais aussi dans de nombreux articles qui ont marqué les débats contemporains.

Le point de départ de la réflexion de John McDowell réside dans ce qu'il identifie comme une oscillation problématique dans la philosophie moderne entre deux positions également insatisfaisantes : le cohérentisme d'une part, qui maintient que nos croyances ne peuvent être justifiées que par d'autres croyances dans un réseau purement conceptuel sans contact direct avec le monde empirique, et le « mythe du donné » d'autre part, qui postule l'existence d'un contenu empirique immédiatement accessible à la conscience et capable de justifier nos croyances sans médiation conceptuelle. Cette oscillation trouve ses racines dans une conception défaillante de la relation entre spontanéité et réceptivité, deux facultés que Kant distinguait mais qu'il parvenait à articuler harmonieusement. La spontanéité désigne la capacité active de l'entendement à former des concepts et des jugements, tandis que la réceptivité renvoie à notre capacité passive à recevoir des impressions sensorielles du monde extérieur. Le problème surgit lorsqu'on conçoit ces deux facultés comme appartenant à des domaines ontologiquement distincts et mutuellement exclusifs : d'un côté l'espace des raisons où règnent les relations logiques et conceptuelles, de l'autre l'espace des causes où s'exercent les forces mécaniques et naturelles.

Cette dichotomie génère ce que John McDowell appelle une « anxiété » philosophique fondamentale. Si nos croyances empiriques doivent être justifiées par quelque chose d'extérieur à l'espace des raisons pour éviter un cohérentisme stérile qui tournerait en rond, alors il faut que le monde empirique puisse exercer une contrainte rationnelle sur nos pensées. Mais comment concevoir cette contrainte sans tomber dans le mythe du donné, c'est-à-dire sans postuler l'existence d'états mentaux non-conceptuels qui posséderaient miraculeusement un contenu justificationnel ? Le mythe du donné, terme emprunté à Wilfrid Sellars, désigne précisément cette illusion selon laquelle il existerait des épisodes de conscience immédiate, des « saisies » directes du réel qui pourraient servir de fondement ultime à la connaissance sans faire appel aux capacités conceptuelles du sujet. McDowell montre que cette position est intenable car un état mental ne peut avoir de contenu justificationnel que s'il est déjà de nature conceptuelle, c'est-à-dire s'il peut figurer dans des inférences et être articulé dans des jugements.

La solution proposée par John McDowell consiste à rejeter la dichotomie même qui engendre cette oscillation problématique. Il faut concevoir l'expérience perceptuelle comme étant déjà de part en part conceptuelle, tout en maintenant qu'elle constitue une ouverture authentique sur le monde empirique. Cette thèse, qui peut paraître paradoxale au premier abord, s'appuie sur une réinterprétation originale de la notion kantienne de réceptivité. Selon John McDowell, la réceptivité ne doit pas être comprise comme une pure passivité mécanique qui nous mettrait en contact avec un donné brut, mais comme une forme de passivité conceptuellement informée. Lorsque nous percevons quelque chose, nous ne recevons pas d'abord des données sensorielles brutes que nous conceptualiserions ensuite, mais nous sommes d'emblée dans une relation conceptuelle avec le monde. Voir qu'il y a un rouge cardinal sur la branche, c'est déjà mobiliser les concepts de rouge, de cardinal, de branche, dans un acte de reconnaissance perceptuelle qui engage simultanément nos capacités réceptives et nos capacités conceptuelles.

Cette conception de l'expérience comme « conceptuellement articulée » permet de résoudre le problème de la justification empirique sans recourir au mythe du donné. Si l'expérience perceptuelle possède déjà un contenu conceptuel, alors elle peut directement justifier nos croyances empiriques sans qu'il soit besoin de postuler un mystérieux passage du non-conceptuel au conceptuel. Quand je vois qu'il pleut, cette expérience peut directement justifier ma croyance qu'il pleut parce qu'elle partage avec cette croyance la même articulation conceptuelle. Il n'y a pas de hiatus entre le contenu de l'expérience et le contenu de la croyance qu'elle justifie. Cette approche permet également d'éviter l'écueil cohérentiste car l'expérience, bien qu'étant conceptuellement articulée, conserve sa dimension de réceptivité : c'est le monde qui s'impose à nous dans l'expérience, et non l'inverse. Nos concepts sont certes actifs dans la perception, mais ils sont également contraints par la façon dont le monde se présente à nous.

John McDowell développe cette analyse en s'appuyant sur une lecture originale d'Aristote et de Kant, mais aussi sur les travaux de philosophes plus contemporains comme Gareth Evans et Christopher Peacocke. Il s'oppose particulièrement aux théories « représentationnalistes » de la perception qui conçoivent l'expérience comme la formation de représentations mentales internes, ainsi qu'aux théories « causales » qui réduisent la relation perceptuelle à une simple relation causale entre les objets du monde et nos états mentaux. Contre ces approches, John McDowell défend une conception « relationnelle » de la perception selon laquelle percevoir, c'est être dans une relation cognitive directe avec les objets et les propriétés du monde environnant. Cette relation n'est pas médiatisée par des représentations internes, mais elle constitue une ouverture immédiate sur le monde, une forme de « présence » des objets à la conscience perceptuelle.

Cette théorie relationnelle s'accompagne d'une analyse sophistiquée des cas d'illusion et d'hallucination qui constituent traditionnellement un défi pour toute théorie directe de la perception. John McDowell propose de traiter ces cas en adoptant ce qu'il appelle une approche « disjonctive » : dans le cas de la perception véridique, le sujet est dans une relation cognitive directe avec les objets du monde, tandis que dans les cas d'illusion ou d'hallucination, le sujet se trouve dans un état mental d'un type fondamentalement différent, même si ces deux types d'états peuvent être phénoménologiquement indiscernables du point de vue du sujet. Cette approche permet de préserver l'idée que la perception véridique nous met en contact direct avec la réalité, sans être obligé de postuler que tous nos états perceptuels ont la même nature métaphysique.

John McDowell a montré comment dépasser les alternatives traditionnelles entre fondationnalisme et cohérentisme. Sa critique du mythe du donné a été largement reprise et développée par de nombreux philosophes, même si certains aspects de sa position continuent de faire débat, notamment sa thèse selon laquelle l'expérience perceptuelle serait entièrement conceptuelle. Certains philosophes, comme Charles Travis ou John Campbell, ont proposé des alternatives qui préservent un rôle pour le contenu non-conceptuel dans l'expérience tout en évitant les écueils du mythe du donné. D'autres, comme Tim Crane ou Susanna Siegel, ont développé des théories représentationnalistes sophistiquées qui tentent de répondre aux objections de John McDowell.

En philosophie de la perception, l'approche disjonctive de John McDowell a ouvert de nouveaux champs de recherche et suscité de nombreuses discussions sur la nature des états perceptuels et leur rapport à la réalité. Sa conception relationnelle de la perception a influencé des philosophes comme John Campbell, Charles Travis, ou encore Mike Martin, qui ont développé leurs propres versions de théories relationnelles. Ces débats s'articulent souvent autour de questions techniques précises concernant le statut des qualia, la nature du contenu perceptuel, ou encore les conditions de validité des expériences perceptuelles.

Au-delà de ces contributions techniques, l'œuvre de McDowell a également une portée philosophique plus générale. Sa critique des dichotomies modernes s'inscrit dans un projet plus vaste de « naturalisation » de l'humain qui vise à montrer comment nos capacités rationnelles et conceptuelles peuvent être comprises comme faisant partie de notre nature biologique et sociale, sans pour autant être réductibles à des processus purement mécaniques. Cette approche, qu'il qualifie de « naturalisme libéralisé », cherche à dépasser l'opposition entre naturalisme scientifique et anti-naturalisme humaniste en montrant comment les normes de rationalité peuvent émerger de notre histoire naturelle et culturelle. Cette dimension de son travail dialogue avec des courants plus larges de la philosophie contemporaine, notamment avec les travaux de philosophes comme Robert Brandom, qui développe une approche « inférentialiste » de la normativité conceptuelle, ou encore avec les recherches en philosophie de l'esprit qui tentent de comprendre comment la conscience et la rationalité peuvent émerger de processus biologiques complexes.

L'apport de John McDowell à la philosophie s'étend jusqu'à une réflexion générale sur la place de l'humain dans la nature et sur les conditions de possibilité de la connaissance rationnelle. Son style argumentatif, caractérisé par une attention minutieuse aux distinctions conceptuelles et par un dialogue constant avec l'histoire de la philosophie, illustre également une certaine conception de la pratique philosophique qui cherche à articuler rigueur analytique et profondeur historique. Cette approche a contribué à enrichir la tradition analytique en y réintroduisant une dimension historique et contextuelle souvent négligée, tout en maintenant les standards de précision et de clarté argumentative qui caractérisent cette tradition.

 
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