PORTRAITS DE FEMME PHILOSOPHE / Les langues de Barbara Cassin
Elle se présente ainsi : "Je suis spécialiste de philosophie grecque, en particulier de rhétorique et de sophistique, et je m'intéresse
à ce que cela peut permettre de comprendre d'aujourd'hui.
J'ai participé au séminaire du Thor avec Martin Heidegger chez René Char en 1969, juste après 68 donc. J'avais, à l'époque, Michel
Deguy, philosophe et poète, comme professeur d'hypokhâgne, et j'avais suivi parfois les cours de Jean Beaufret : une conjonction de personnalités. Je venais de faire une maîtrise sur
Leibniz, sur le Discours de métaphysique et la Correspondance entre Leibniz et Arnauld ; j'étais très étonnée de voir que le moment où ils ne s'entendaient plus du tout, c'était précisément le
moment où ils disaient la même chose avec les mêmes mots : " Ce qui n'est pas un être n'est pas non plus un être " ; chacun l'accentuait différemment, et puis c'était bloqué. Ce fut ma première
expérience de philosophie liée au langage, à la manière de dire. Il se trouve que le séminaire du Thor portait largement sur Leibniz.
A partir de là, j'ai intériorisé avec un immense intérêt ce que proposait Heidegger quant au rapport entre philosophie et histoire de
la philosophie.
J'ai compris aussi comment le grec et l'allemand s'entre-impliquaient comme langues, qu'aujourd'hui je dirais dangereusement "
sacralisées ", mais qu'à l'époque je percevais comme vraiment philosophantes.
Puis j'ai travaillé sur le Traité du non-être de Gorgias (c'était le sujet de doctorat que m'avait heureusement proposé Pierre
Aubenque), et je me suis aperçue alors, chemin faisant, qu'on pouvait, pour le dire simplement, être " autrement " présocratique ; faire un usage différent du langage : Gorgias montre comment le
Poème de Parménide, loin de partir, comme il le prétend, d'un " il y a " de être (esti : es gibt Sein, dit Heidegger), fabrique bien plutôt l'être en le disant, le fait être ; on ne va pas
de l'être au dire de l'être, en toute fidélité et adéquation, mais, à l'inverse, l'être est un effet de dire, un produit du poème, la conséquence d'une performance discursive. C'est de là que je
suis repartie.
J'ai travaillé alors avec Jean Bollak et Heinz Wismann à Lille, parce que j'avais besoin de savoir plus de grec, et autrement, même si
j'avais fait des études classiques. J'avais besoin de savoir ce qu'était la philologie, comment éditer ces textes si corrigés et lacunaires, comme le Traité du non-être - quelques os d'un animal
préhistorique, qui plus est méprisé ou haï par la tradition, pour reconstituer tout un squelette. Au moment où j'ai présenté mon doctorat, je me souviens que Jean-Paul Dumont, qui enseignait
alors à Lille, m'a dit : " Ah ! j'ai compris ce que vous avez fait, tout ce qui est en-dessous vous l'avez fait passer au-dessus ! ", car j'avais tenté de rétablir le texte contre des éditeurs
qui se refusaient à le comprendre, et voulaient prouver que c'était un mauvais exercice de style, sans aucun sens philosophique, puisque Platon et Aristote, et tous les gens bien, en avaient
décidé ainsi. L'apparat critique était donc partiellement " remonté " dans le texte, à la surprise de Dumont.
J'ai appris à travailler la matérialité des textes, j'ai vu que la langue était quelque chose en train de se fabriquer : comme dit
Schleiermacher du rapport entre un auteur et sa langue, " il est son organe et elle est le sien ". Pour les sophistes, pour les hétérodoxes en général, c'est très important : il y a des tournures
de phrases à inventer, qui sont en train de s'inventer dans le texte, qui ne sont pas forcément déjà normées.
D'autant que ces phrases sont des réponses à d'autres phrases : comme le souligne Nietzsche, les textes grecs, ce sont des
palimpsestes. Il est certain que Gorgias reprend Parménide, de même que Parménide reprend Homère. Tout cela peut se lire, encore faut-il avoir un immense savoir que j'ai essayé d'acquérir autant
que j'ai pu, et que j'essaie de continuer à acquérir. Je crois qu'on comprend par là ce que veut dire " culture " : un texte est toujours aussi un texte de textes, surtout pour les
Grecs.
Ce que j'ai appris avec la sophistique, c'est donc que le langage " faisait " quelque chose, qu'on pouvait faire être en parlant et, en
particulier, que c'était ainsi qu'on fabriquait la polis et le politique - la cité grecque, le monde " le plus bavard de tous ", dit souvent Arendt en citant Burkhardt. Eh bien, si l'on croise
cette dimension performative du langage avec les préoccupations de tout philosophe qui fait un peu de grec, c'est-à-dire des préoccupations de traduction, on immerge cette performativité dans la
différence des langues..."