PENSEE JUIVE 5 / Etre juif ou la judéité
Aujourd'hui, un juif diasporique ne peut être qu'un fils illégitime du judaïsme
La position du fils illégitime est celle du deuil derridéen : comment poursuivre une tradition sans s'y identifier? En acceptant la position du fils, sans se soucier d'aucune forme de
légitimité. Ont été illégitimes par rapport au judaïsme, chacun dans leur domaine : Spinoza, Marx, Freud, Rothko, et aussi Derrida lui-même (et encore des milliers d'autres, comme les
historiens de l'art Warburg et Meyer Schapiro). La tradition juive est l'une des seules qui soit fière de ses fils illégitimes.
Le fils illégitime est créatif, productif. Il est le point de départ d'une nouvelle lignée qui ne démarre pas de rien.
Jacques Derrida distingue trois types de deuil :
- l'échec du deuil selon Freud. C'est le deuil mélancolique et suicidaire, quand nous incorporons le mort en tant que mort. Il nous entraîne dans un comportement mortifère.
- le deuil réussi au sens de Freud. Il y a introjection du mort et non pas incorporation. Selon Lacan, cette introjection est symbolique. Elle devient la loi du désir. Quand le fils est légitime,
il introjecte le désir du père comme le sien propre - il l'ontologise (il s'identifie à lui). Il peut le critiquer, s'y opposer, il ne s'en détache pas.
- un troisième type de deuil qu'on pourrait qualifier de deuil derridéen. Cette position est celle du fils illégitime. Il choisit de recueillir une part d'héritage mais, en lui, l'autre reste
autre, hétérogène, hétéronome. Le père n'y reconnaîtrait pas ses petits (qui le sont néammoins). On ne détruit pas le spectre. On ne l'incorpore ni ne l'introjecte. On le laisse vivre (à la façon
d'un spectre). On le respecte mais on est circonspect sur ses injonctions : certaines sont suivies, d'autres non, en fonction des circonstances, de la situation et des événements, et aussi en
fonction de la lignée dans laquelle on désire se situer (passée et future). On ne se positionne pas sur le versant calculable et connaissable de la lignée, mais sur son côté imprévisible. On ne
s'inscrit pas dans le temps, mais dans l'intempestif ou l'anachronique, on fait craquer les signes et les croyances.
Pour le fils illégitime, celui qui recoit l'héritage non-voulu, l'expérience formatrice est celle de l'antisémitisme. Exclu de son école parce que juif, il a rejeté d'un même mouvement le pouvoir
vichyste et l'école juive, évitant tout lien avec l'un et l'autre côté. Se méfiant de la distinction entre juifs et non-juifs, il s'est retranché de toute communauté, il s'est destiné à
l'errance.
Le judaïsme comprend au moins trois éléments. 1/ Le Juif est celui qui respecte les préceptes de la tora, une posture qu'on peut résumer par la formule traditionnelle : Nous ferons et nous
entendrons. C'est le facteur religieux. 2/ Les juifs sont un peuple. Certes ses limites sont variables. Selon les époques, le nom du père, la religion de la mère et d'autres facteurs
généalogiques ou juridiques (par exemple l'acte de mariage, la ketouba) ont été pris en considération. 3/ Avec l'élément supplémentaire commence la difficulté. Dire Moi, je suis juif, implique
autre chose. Le Juif est porteur d'un secret, d'une élection, d'une expérience ou d'un je ne sais quoi énigmatiques, que l'on qualifie de judéité faute de meilleur mot et pour désigner le
fait qu'on peut être juif sans se reconnaître dans la religion ni dans la communauté. Selon Freud, ce troisième facteur est l'essentiel du judaïsme, mais il ne prend pas le risque de
l'expliciter.