HISTOIRE ECONOMIQUE / Le livret ouvrier (1781-1890)
Réglementation antérieur
Le livret d'ouvrier a des racines anciennes. Le 2 janvier 1749, une lettres patentes généralise le « billet de congé ». C'est une vieille règlementation qui impose aux compagnons des métiers de
se munir d'un congé écrit lorsqu'ils quittent un maître pour être embauchés ailleurs.
Un moyen administratif de contrôle social
Livret d'ouvrier (1883)
Le Livret ouvrier fut institué par Napoléon , afin de restreindre la libre circulation des ouvriers en France.Tout ouvrier voyageant sans livret est réputé vagabond et condamné comme tel. Il ne peut quitter un employeur qu'après que celui-ci eut signé un quitus sur le livret, la signature devant être certifiée par une autorité, et ne peut quitter une commune sans le visa du Maire ou de la Gendarmerie, avec indication du lieu de destination.L'employeur doit inscrire sur le livret la date d'entrée dans l'entreprise puis la date de sortie, et indiquer que l'ouvrier le quitte libre de tout engagement.La perte du Livret interdit de travailler et de quitter la commune du dernier domicile, jusqu'à obtention d'un nouveau livret.
Le livret d'ouvrier fait sa première apparition le 17 août 1781, sous la pression des corporations et de la police. C'est un petit cahier qui identifie l'ouvrier, enregistre ses sorties et ses
entrées chez ses maîtres successifs lors de son tour de France. A l'époque, ce livret doit être paraphé selon les villes par un commissaire de police ou par le maire ou l’un de ses adjoints. Le
premier feuillet porte le sceau de la municipalité, et contient le nom et le prénom de l’ouvrier, son âge, le lieu de sa naissance, son signalement, la désignation de sa profession et le nom du
maître chez lequel il travaille. Le livret est supprimé sous la révolution et rétabli par le premier consul en 1803 afin de « domestiquer le nomadisme des ouvriers ».
L’encadrement et la surveillance ont alors un double sens social et politique :
- empêcher ceux dont la fonction est de fournir la force de leurs bras de s’évader de leur condition,
- surveiller les migrants saisonniers et les ouvriers des chantiers publics qui sont particulièrement redoutés comme possibles disséminateurs de troubles. A Paris et en province, ils sont exposés
à être arrêtés et expulsés des villes.
Le livret d'ouvrier comporte aussi un rappel de l'interdiction des coalitions d'ouvriers (voir plus
bas). Le patron garde le livret pendant tout le temps où l'ouvrier travaille chez lui. L'ouvrier ne peut donc pas partir quand il le souhaite. Toutefois, à partir de 1854, le livret est laissé
aux mains de l'ouvrier (loi du 22 juin 1854).
Le délit de coalition est aboli le 25 mai 1864 par la loi Ollivier, mais le livret d'ouvrier est obligatoire jusqu'en 1890, et certains seront encore délivrés en 1908. Le livret « ne disparaîtra
définitivement qu’en 1890, mais avant cette date, il était tombé en désuétude dans beaucoup de secteurs artisanaux ou industriels, du fait même des employeurs, incapables de les tenir à jour, ou
peu soucieux de s’infliger une tâche administrative au dessus de leurs moyens » (cf. Abel Poitrineau, Ils travaillaient la France, métiers et mentalités du XVIe au XIXe siècle, Paris, Armand
Colin, 1992.).
Notons qu'un livret semblable est apparu en URSS à partir de 1938, et en Chine à partir de 1954 (système du Hukou).
Extrait de l’arrêté du 9 frimaire an XII
ARTICLE PREMIER. A compter de la publication du présent arrêté, tout ouvrier travaillant en qualité de compagnon ou garçon devra se pourvoir d’un livret.
ARTICLE 2. Ce livret sera paraphé sans frais, à savoir : à Paris, Lyon et Marseille par un commissaire de police ; et dans les autres villes par le maire ou l’un de ses adjoints. Le premier
feuillet portera le sceau de la municipalité, et contiendra le nom et le prénom de l’ouvrier, son âge, le lieu de sa naissance, son signalement, la désignation de sa profession et le nom du
maître chez lequel il travaille.
ARTICLE 3. L’ouvrier sera tenu de faire viser son dernier congé par le maire ou son adjoint, et de faire indiquer le lieu où il se propose de se rendre. Tout ouvrier qui voyagerait sans être muni
d’un livret ainsi visé sera réputé vagabond, et pourra être arrêté et puni comme tel.
ARTICLE 4. Tout manufacturier, entrepreneur et généralement toutes personnes employant des ouvriers, seront tenus, quand ces ouvriers sortiront de chez eux, d’inscrire sur leurs livrets un congé
portant acquit de leurs engagements, s’ils les ont remplis. Les congés seront inscrits sans lacune, à la suite les uns des autres ; ils énonceront le jour de la sortie de l’ouvrier.
ARTICLE 5. L’ouvrier sera tenu de faire inscrire le jour de son entrée sur son livret, par le maître chez lequel il se propose de travailler, ou, à son défaut, par les fonctionnaires publics
désignés en l’article 2, et sans frais, et de déposer le livret entre les mains de son maître, s’il l’exige.
ARTICLE 6. VI. Si la personne qui a occupé l’ouvrier refuse, sans motif légitime, de remettre le livret ou de délivrer le congé, il sera procédé contre elle de la manière et suivant le mode
établi par le titre 5 de la loi du 22 germinal. En cas de condamnation, les dommages-intérêts adjugés à l’ouvrier seront payés sur-le-champ.
ARTICLE 7. L’ouvrier qui aura reçu des avances sur son salaire, ou contracté l’engagement de travailler un certain temps, ne pourra exiger la remise de son livret et la délivrance de son congé
qu’après avoir acquitté sa dette par son travail et rempli ses engagements, si son maître l’exige.
ARTICLE 8. Si l’ouvrier n’a pas remboursé les avances qui lui sont faites, le créancier aura le droit de mentionner la dette sur le livret.
ARTICLE 9. Dans le cas de l’article précédent, ceux qui emploieront ultérieurement l’ouvrier, feront, jusqu’à entière libération, sur le produit de son travail, une retenue au profit du
créancier. Cette retenue ne pourra, en aucun cas, excéder les deux dixièmes de salaire journalier de l’ouvrier : lorsque la dette sera acquittée, il en sera fait mention sur le livret. Celui qui
aura exercé la retenue, sera tenu d’en prévenir le maître au profit duquel elle aura été faite, et d’en tenir le montant à sa disposition.
ARTICLE 10. Lorsque celui pour lequel l’ouvrier a travaillé, ne saura ou ne pourra écrire, ou lorsqu’il sera décédé, le congé sera délivré, après vérification, par le commissaire de police, le
maire du lieu, ou l’un de ses adjoints, et sans frais.
ARTICLE 11. Le premier livret d’un ouvrier lui sera expédié, 1° sur la présentation de son acquit d’apprentissage ; 2° ou sur la demande de la personne chez laquelle il aura travaillé ; 3° ou
enfin sur l’affirmation de deux citoyens patentés de sa profession, et domiciliés, portant que le pétitionnaire est libre de tout engagement, soit pour raison d’apprentissage, soit pour raison
d’obligation de travailler comme ouvrier.
ARTICLE 12. Lorsqu’un ouvrier voudra faire coter et parapher un nouveau livret, il représentera l’ancien. Le nouveau livret ne sera délivré qu’après qu’il aura été vérifié que l’ancien est rempli
ou hors d’état de servir. Les mentions des dettes seront transportées de l’ancien livret sur le nouveau.
ARTICLE 13. Si le livret de l’ouvrier était perdu, il pourra, sur la présentation de son passe-port en règle, obtenir la permission provisoire de travailler, mais sans pouvoir être autorisé à
aller dans un autre lieu ; et à la charge de donner à l’officier de police du lieu, la preuve qu’il est libre de tout engagement, et tous les renseignements nécessaires pour autoriser la
délivrance d’un nouveau livret, sans lequel il ne pourra partir.
En plus du livret ouvrier, le Passeport
Tout voyageur devait de plus posséder un passeport en règle. Celui-ci apparut en 1724 et fut réservé aux vagabonds, puis,
à partir de 1765 et jusqu'à la Révolution, les artisans ne peuvent sortir du Royaume sans passeport, afin de protéger les secrets des fabrications françaises.
En 1792 fut institué un nouveau passeport pour se déplacer à l'intérieur du Royaume, qui en 1795 devint obligatoire pour voyager en dehors de son Canton ; il n'était délivré, pour de strictes
raisons, qu'aux citoyens ayant prêté serment civique, et devait être visé par le comité de section le plus proche lors de l'arrivée à destination.
En 1810 il devint obligatoire de le faire viser par le Maire, Sous-préfet ou Préfet.
L'obligation de détenir un passeport ne tomba en désuétude que vers 1860.
Interdiction des coalitions
En 1810 furent interdites les coalitions d'ouvriers. Le délit de coalition fut supprimé en 1864. En contre-partie, "les coalitions patronales qui visent injustement et abusivement
à l'abaissement des salaires sont passibles de poursuites". Le texte ci-dessous était reproduit sur la
couverture intérieure des livrets ouvriers.
"Toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même temps de
travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s'y rendre et d'y rester avant ou après de certaines heures, et, en général, pour suspendre, empêcher, enchérir les
travaux, s'il y a eu tentative ou commencement d'exécution, sera punie d'un emprisonnement d'un mois au moins, et de trois mois au plus.
Les chefs ou moteurs seront punis d'un emprisonnement de deux à cinq ans.
Seront punis aussi de la même peine les ouvriers qui auront prononcé des amendes, des défenses, des interdictions ou toutes proscriptions sous le nom de damnations, et sous quelque qualification
que ce puisse être, soit contre les directeurs d'ateliers et entrepreneurs d'ouvrages, soit contre les autres.
Dans le cas du présent article et dans celui du précédent, les chefs ou moteurs du délit pourront, après l'expiration de leur peine, être mis sous la surveillance de la haute police pendant deux
ans au moins et cinq ans au plus."
Rappel des lois sur le travail
- 1813 : interdiction du travail dans les mines pour les enfants de moins de 10 ans.
- 1840 : les journées de 15 heures de travail sont habituelles dans les fabriques de laine, coton et soie.
- 1841 : loi fixant la durée du travail journalier à 8h pour les enfants de 8 à 12 ans, et à 12 h pour les enfants de 12 à 16 ans.
- 1848 : décret fixant la journée du travail des adultes à 10h à Paris et 11h en province, et la même année rallongée à 12h.
- 1892 : loi fixant la durée du travail journalier à 12h pour les hommes et 11h pour les femmes et les enfants.
- 1919 : loi fixant la durée du travail à 8h par jour.
(1) Denis Woronoff, professeur émérite de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Sources :
Denis Woronoff,
Histoire de l’industrie en France, Paris, Editions du Seuil, 1994.
Abel Poitrineau,
Ils travaillaient la France, métiers et mentalités du XVIe au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1992.
Michel Geoffroy,
Le livret d’ouvrier d’un cuisinier Bressan, in bulletin du groupe de recherches généalogiques de la Bresse
Bourguignonne, N°4, 1994.
Isabelle Baudelet, La survie du livret ouvrier au début du XXe siècle, Villeneuve d'Ascq, 1993 (extrait de la Revue du Nord, 1993, p. 303-318)
Anne-Françoise Mathonnet, Le Livret ouvrier au XIXe siècle, Université de Paris 2, 129 p. (Mémoire de DEA d'Histoire du droit)
Olivier Pujolar, Le livret ouvrier, Université de Bordeaux 1, 1994, 171 p. (Mémoire de DEA de Droit social)
Denis Vincent, Une histoire de l'identité. France 1715-1815, Champ Vallon éditeur, 2008