628a. Un concept renouvelé de l’Un me dites-vous ?
Mais comment est-ce possible que l’Un se renouvelle s’il est immuable ? Comment ne pas faire de Deleuze le plus radical penseur de l’Un depuis Bergson _118, si cela permet de poursuivre sa propre illusion des choses ? l’Un n’est pas seulement contingent, c’est-à-dire au-delà de la nécessité, mais aussi immuable : immuable en tant que perpétuelle mutation _135. Telle serait cette pensée renouvelée de l’Un _19. Pourquoi ne pas le dire dès à présent ? Le virtuel n’est pas Un. Nous touchons un temps à l’abstraction, mais le « virtuel » ne peut pas se confondre avec ce qui peut être comme ne pas être, comprenez le possible ou le contingent. Par le passé, on rangeait sous le terme d’Un comme étant ce qui peut être comme ne pas être. C’est qu’un autre problème surgit chez Badiou. Dans sa volonté d’indexer l’Un au virtuel et de faire que le virtuel soit l’Un, Badiou rate la part de contingence radicale que Deleuze hérite de Bergson et qu’il couple, dans les territoires cf. G comme Gauche, Abécédaire, aux agencements propres au déterminisme acharné de Spinoza. C’est véritablement là qu’on rate Deleuze. Pourtant Badiou souligne qu’il ne faut jamais confondre le virtuel et le possible. Badiou ajoute quelques lignes plus loin au sujet du possible que « nous pouvons dire la chose est possible, ce qui veut dire : elle peut exister, il ne lui manque que l’existence, comme elle peut ne pas exister. Ainsi, en toute logique le possible est aussi contingent. Si le virtuel peut être comme ne pas être et si le possible peut être comme ne pas être, ils appartiennent tous deux à ce qu’un platonicien nomme l’Un, ils sont tous les deux contingents comme l’Un. L’Un serait double ou Deux : ce qui n’est pas possible. L’Un subirait des « partages équivoques » pour Badiou : ce qui ruinerait la thèse de l’univocité. Mais l’Un ne peut être Deux, c’est-à-dire choix entre plusieurs. Et en voulant assigner le virtuel à l’Un, Badiou fait une confusion entre le possible et le virtuel tout en nous écartant de la contingence radicale que contient la pensée de Deleuze et qui correspond à une pensée de l’événement imprévisible. Notons au passage que pour tout spinoziste le contingent et le possible sont synonymes E°I,33,sc.1. Mais il faut aussi le relever quitte à ne pas l’épargner, le virtuel est vertueux chez Deleuze. Il est ferment d’un groupe ou d’une minorité où chacun projette ses illusions et ses croyances sans en référer au voisin. Cet aspect vertueux vient en fait de la dimension de dignité que Deleuze souhaite tirer de l’événement. L’événement n’est en rien l’art de provoquer la bataille qui aurait été la manière agressive de Sartre de poser des problèmes. On pensera à Deleuze ramassant des petits cailloux blancs lors du siège de la Sorbonne aux premiers jours de mai 1968, dignité soumise aux circonstances. Allons plus loin, toute pensée du possible est une « pensée de l’Un », ce que n’est pas une pensée du virtuel qui ne se réduit pas au virtuel, elle a sa part actuelle. Elle ne procède pas de l’Un mais court-circuite le virtuel avec l’actuel. Et insistons bien là-dessus, confondre le virtuel avec le possible serait le seul grand danger DzDR_272. Une « pensée de l’Un » est une « pensée du Deux », ou ce qui revient au même une métaphysique de l’abstrait et du symbolique. C’est ce que prouve le trajet à l’envers de Badiou du « Deux » comme hypothèse à l’« Un » comme principe, respectivement recouverts des termes fumeux d’égalité et de liberté. « Un » et « Deux » entrent en réflexion et en résonance. On a affaire à un régime de pensée où l’abstrait et le symbolique prennent un peu trop leurs aises et cherchent à détourner chacun de l’action. C’est le triomphe des forces réactives. Ce qui a de l’importance est oublié : la puissance d’action. L’action n’est pas celle qui vise un bien (une finalité) ou une contemplation (une virtualité) mais bien ce qui permet de trancher à la manière d’un guerrier, qui n’en reste pas à une décision en parole. Elle demeurerait esclave d’autres esclaves, esclave d’une opération. Le virtuel, contemplation naïve, et le possible, abstraction sans conséquence autre que l’atermoiement, nous font rater cela, et nous ramènent à penser l’« être ». Toutes les pensées qui partent de l’être attirent des personnes qui n’ont pas assez de forces et de sérénité pour chercher dans un parcours continuel la sagesse et se fixent sur la cohérence d’un système. La vérité est l’un des noms ultimes pour cette cohérence, parce que la dispersion, autre nom pour la dépression, les menace. Ainsi, sous le nom d’« être » ou de son opposé, cherche-t-on à perdre le minimum de forces et à se cantonner dans la sérénité de la moindre action. Ainsi se tient-on à l’abri dans le repli des idées — unies à tout ce qui advient — et finit-on par ne rien exercer, par ne pas se mettre en péril. Mais qu’arrive-t-il en dehors de la philosophie, en dehors de toute cette pensée accaparée par les systèmes philosophiques ? Qu’importe, tant que le système ne s’effondre pas !