TEXTE / Ecole, production, égalité de Jacques Rancière
« Apprendre pour entreprendre » : le mot d'ordre d'un récent ministre de
l'Éducation résume assez bien la volonté d'un certain consensus sur les fins
de l'enseignement: consensus entre une tradition conservatrice ou libérale,
privilégiant la formation aux contraintes et aux responsabilités de la vie
active, et une tradition progressiste attachée aux vertus de la science
démocratiquement distribuée; consensus, au sein de cette dernière tradition,
entre les partisans d'une priorité au contenu universaliste du savoir et
ceux d'une attention spécifique aux enfants défavorisés par leur
appartenance à l'univers productif.
Ce consensus propose une vision optimiste des liens entre la logique de
l¹instruction et celle de la production : l'universalité de la science et
l'efficacité de ses applications y assurent la conséquence heureuse de la
formation scolaire à l'entreprise économique. Et elles garantissent aussi
l'harmonie entre la promotion des individus entreprenants et le bien de la
communauté. Une même finalité rassemble trois niveaux de problèmes: ceux qui
touchent à l'acte d'apprendre, ceux qui tiennent à la forme-école, ceux qui
concernent le rapport global entre population scolarisée et population
productive.
De tels courts-circuits appartiennent aux formes d'expression de la volonté
politique qui ne sont pas ici en question. Qui veut pourtant réfléchir sur
le champ d'action de cette volonté, donc sur ses pouvoirs et ses limites,
doit isoler les niveaux, s'interroger sur chacune de ces relations et sur
leur cohérence d'ensemble.
Ainsi « apprendre pour », dans la pratique, tend à se décomposer en
plusieurs actes. On apprend à exécuter, et cet apprentissage stimule
médiocrement les audaces de l'entreprise. On apprend pour commander et cette
finalité engendre une certaine indifférence au contenu du savoir . On
apprend pour savoir et ce goût est souvent antinomique de l¹impatience
d¹entreprendre. Enfin l¹on apprend tout simplement parce qu'on appartient
à la catégorie de ceux qui apprennent ou au contraire pour en appeler d'une
exclusion de ce privilège.
C'est ici qu'intervient la forme-école. L'école n'est pas d'abord un lieu ou
une fonction définis par une finalité sociale extérieure. Elle est d'abord
une forme symbolique, une norme de séparation des espaces, des temps et des
occupations sociales. École ne veut pas dire d'abord apprentissage mais
loisir. La scholè grecque sépare deux usages du temps: l'usage de ceux
auxquels l'astreinte du service et de la production ôte, par définition, le
temps de faire autre chose; l¹usga de ceux qui ont le temps, c¹est-à-dire
sont dispensés des contraintes du travail. Parmi ceux-ci, quelques-uns cherche pa ?
mavant tout jorent encore cette disponibilité en sacrifiant autant que possible les
privilèges et les devoirs de leur condition au pur plaisir d'apprendre. a
Quel rapport entre ces jeunes Athéniens bien nés et la foule bigarrée et
rétive de nos collèges de banlieues ? Rien qu'une forme, convenons-en : la
forme-école, telle que la défmissent trois rapports symboliques fondamentaux
: l'école n'est pas d'abord le lieu de la transmission des savoirs préparant
les enfants à leur activité d'adultes. Elle est d'abord le lieu placé hors
des nécessités du travail, le lieu où l'on apprend pour apprendre, le lieu
de l'égalité par excellence. [La connaissance pour la connnaissance]
L'ÉCOLIER ET L'APPRENTI
C'est toujours cette structure qui est au c¦ur des problématiques modernes
de l'école. L'école n'a pas affaire à l'égalité comme à un but dont elle
serait le moyen. Elle n¹égalise pas par son contenu la science avec ses
effets supposés de redistribution sociale mais par sa forme. L'école
publique démocratique est déjà redistribution: elle prélève au monde inégal
de la production une part de ses richesses pour la consacrer au luxe que
représente la constitution d'un espace-temps égalitaire. Si l¹école change
la condition sociale des écoliers, c¹est d¹abord parce qu¹elle les fait
participer à son espace-temps égal, séparé des contraintes du travail. La
banalisation de la forme scolaire, en identifiant le temps social de l'école
au temps naturel de la maturation des enfants, masque cette rupture
symbolique fondamentale: le loi dans sa , la laissir, norme de séparation des vies nobles et
viles, est devenu part du temps de l'existence travailleuse. L¹école n¹est
pas préparation, elle est séparation. Les critiques de l'« école de classe »
ont un peu vite renvoyé cette séparation à l'opposition de l'« égalité
formelle » et de l'« égalité réelle ». L'école ne promet pas mensongèrement
une égalité qu'elle laisserait démentir par la réalité sociale. Elle n'est
l'« apprentissage » d'aucune condition. Elle est une occupation, séparée des
autres, gouvernée en particulier par une logique hétérogène à celle de
l¹ordre productif. Ses effets divers sur les autres ordres tiennent d'abord
à la façon dont elle propage les façons de l'égalité.
La dénonciation moderne de l'école « reproductrice » des inégalités n'est
peut-être que le succédané ironique d'une dénonciation beaucoup plus
ancienne et plus dramatiquement vécue: celle du déclassement, du désordre
automatiquement produit dans l'ordre social par toute extension de la forme
égalitaire de l'école. Qui a goûté à l'égalité scolaire est virtuellement
perdu pour un monde de la production qui est d'abord celui de l'inégalité et
de l'absence de loisir. La perte est double, économique et sociale.
En 1943, une enquête des ingénieurs des Arts et Métiers fixait ainsi les
besoins en formation de la société française: 67 % des hommes actifs n'ont
pas besoin de qualification professionnelle, 26 % ont besoin d'une formation
technique industrielle ou agricole, 4 % d'une formation commerciale, 1,1 %
d'une formation littéraire et 1 % d'une formation scientifique non
directement productive [1]... L'énorme excès ainsi « mesuré » de la
production de savoir scolaire sur les besoins réels de « formation » est
aussi bien excès d¹égalité, mortel pour l¹ordre social. L'école fait plus
d'égaux que la société n'en peut employer. Ces travailleurs utiles
soustraits à leur utilité qui est symbotlique plus que réelle sont voués
aux frustrations de l'égalité. Transportant dans le monde économique les
façons et les aspirations de l'école, ces déclassés ne cesseront d'être
dénoncés comme le ferment de toute subversion.
La politique des « lumières » ne contrevient pas à cette représentation.
Elle ne vise pas la distribution universelle des savoirs sous forme d'école
; elle cherche leur répartition utile: accroissement du savoir de ceux qui
commandent; introduction des savants dans le corps des décideurs ;
distribution à chacun du savoir nécessaire et suffisant pour l¹exécution
optimale de sa tâche lequel n'est pas savoir d'école et doit même en
rester l'opposé sous peine de transformer les producteurs de la richesse des
nations en demi-savants et en factieux.
Selon cette logique, ce qui convient au producteur, c'est la forme sociale
exactement opposée à l'école, celle où l'on ne se préoccupe pas d'apprendre,
sous l'égalité même de la férule, mais d'apprendre à faire dans les
conditions de la hiérarchie qui apprend une condition en même temps qu¹un
métier. C¹est l¹apprentissage qui prépare le jeune ouvrier à son métier en
le laissant dans son état. Tout au long des querelles qui concernent
l'enseignement technique et l'enseignement professionnel revient la monotone
complainte qui oppose l'apprentissage de l'atelier, l'introduction vraie à
l'univers du travail à l'abstraction d'écoles faussement professionnelles,
perverties par le modèle de l'école classique, celle des avocats, des
médecins et des professeurs. « C'est en forgeant qu'on devient forgeron »,
dit la sagesse des nations. Mais c'est trop peu dire. Car qui empêche, a
priori, de mettre des forges dans des écoles ? Les adversaires d'une école
pour producteurs mettent donc les points sur les i: « C'est en forgeant du
vrai fer sur de vrais outils pour de vrais clients qu'on devient un vrai
forgeron [2]. »
Mais étrangement ce discours du vrai travail, de la pratique formatrice
opposée à la théorie productrice de vanité, se dit toujours au passé. Tous
ceux qui vantent les pouvoirs de l'apprentissage en parlent comme d'un
paradis perdu : idylle de ces corporations et de ces compagnonnages d¹avant
1789 où l¹apprenti était formé dans l¹amour et les secrets du métier en même
temps que protégé contre l¹exploitation déréglée du capitalisme. Là-dessus
roule, à partir des années 1840, l'intarissable discours sur la « crise de
l'apprentissage ». D'une brochure ou d'une enquête à l'autre s'égrène le
monotone chapelet des mêmes griefs: livré par des parents insoucieux ou
naïfs à la discrétion du maître, l'enfant n'est initié et souvent fort mal
aux « secrets » du métier que dans les tout derniers temps de son
apprentissage. Pendant trois ou quatre ans, il n'est que le domestique,
sinon le souffre-douleur, du maître ou des ouvriers, et le plus souvent des
deux à la fois. Quand sa force physique ne s'étiole pas dans l'obscurité, le
dés¦uvrement ou les corvées de l'atelier, c'est son esprit qui se dévergonde
à flâner dans les rues où il fait les courses du bourgeois, de la bourgeoise
ou des compagnons. Ce qu'il apprend de ces derniers, c'est d'abord la
dépravation qu'il imite vite et la violence qu'il exercera plus tard à son
tour.
À ces accusations le maître ne manque pas de réponses. Tout aussi monotone
est le récit des déboires des patrons paternels et consciencieux :
s'appliquent-ils à former de bonne heure l'apprenti, celui-ci, dès qu'il en
sait assez, se hâte, souvent avec la complicité de ses parents, de quitter
l'atelier de son instructeur pour se placer à bon prix chez un concurrent.
Les « années perdues » de l'apprenti sont une mesure de prudence contre la
mauvaise foi des familles [3].
Les torts sont partagés, disent les observateurs équitables. L'essentiel
n'est pas là. Il est dans ce fait étrange : l'atelier, seul lieu de
formation du vrai travailleur, est aussi le lieu obligé de sa depravation.
Situation qui peut se lire à l'envers: comme si la « crise » était le
fonctionnement normal de l'entrée dans l'univers ouvrier. Peut-être, en
effet, le temps perdu par l'apprenti est-il un temps gagné par les ouvriers,
un retard bienvenu à son entrée et surtout à son entrée à compétence égale
sur le marché du travail, un marché déjà raréfié puisque l'apprentissage
laisse en dehors de son cycle une masse ouvrière « déqualifiée » elle aussi
symboliquement avant de l'être réellement. La qualification se mesure aussi
au temps qu'on perd et à celui qu'on fait perdre aux autres pour assurer sa
valeur symbolique. L'apprentissage prépare à la production moins comme
acquisition de savoirs techniques utiles que comme forme spécifique de
participation-soustraction à l'univers du travail. Et il ne s'oppose pas à
l'école comme la formation « pratique » à la formation « théorique » mais
comme un autre usage du temps, une autre forme de séparation, marquée, en
son dedans comme en son dehors, par l'inégalité. Les courses et les brimades
de l'apprenti, sa participation plus ou moins consciente et volontaire aux
ruses familiales dans ses rapports avec le maître sont une préparation
efficace à un monde du travail qui est d'abord celui des rapports de force
et de ruse qui essaient de tirer du « bon » côté le rapport inégalitaire
constitutif de l'ordre économique.
Le discours sur la « crise de l'apprentissage » est la manière dénégatrice
de dire ceci: l'apprentissage est une forme sociale qui n'a que des rapports
limités avec le modèle de rationalité que la psychologie de la connaissance
entend sous le même vocable la conséquence d'un schéma intellectuel et
moteur acquis à sa mise en ¦uvre.Il ne prépare pas à un usage optimal de
l¹outil mais à un usage raisonnable de la condition ouvrière. Les
nostalgiques de l'apprentissage ne cesseront de le reprocher aux ateliers
modèles de l'enseignement technique: si forts qu'ils soient au tour ou à la
lime, leurs élèves ne font pas du vrai travail.
Le vrai travail n'est pas le chef-d'¦uvre qui démontre la maîtrise parfaite
des outils. Il est l'occupation de celui qui, au travers des rapports de
force et de ruse, a acquis la possibilité de vendre sa force de travail dans
la production d'objets commercialisés. Le travail est savoir-être avant
d¹être savoir-faire. Il est achat et vente avant d'être application d'un
savoir à un métier. Et c'est d'abord ce savoir-être, façonné aux ruses et
aux dépravations de l1) qu % eé de veulent corriger les
fondateurs de l'école républicaine. C'est pour lutter contre cette «
déplorable école de m¦urs publiques, autant que de m¦urs privées »,
corrompant « l'homme dans l'apprenti, le citoyen dans l'ouvrier » qu'Octave
Gréard crée ses écoles d'apprentis [4]. L¹atelier n¹est pas en effet pour la
jeunesse une école de morale républicaine. Et la « crise de l'apprentissage
» n'est en ce sens que sa trop grande adaptation aux rapports in égalitaires
du monde du travail.
C'est dire qu'à l'inverse le discours nostalgique est peut-être une façon de
conjurer la menace que l'extension de la société scolaire représente pour la
socialisation propre à l'apprentissage. N'est-ce pas cette extension qui
aiguise la perception et la dénégation des contradictions propres à
l'univers du travail, des tensions entre la logique des échanges salariaux,
celle de la performance industrielle et celle de la rationalité scientifique
et technique ?
DU PARADOXE DÉMOCRATIQUE AU PARADOXE SOCIALISTE
L'idylle d'une amoureuse initiation de l'enfant du peuple d'autrefois à son
travail d'homme est évidemment incluse dans ce grand mythe que la pensée
contre-révolutionnaire a généreusement légué au socialisme et à la science
sociale: celui d'une unité sociale, d'une intégration traditionnelle des
fonctions sociales qu'aurait brisées la nouveauté révolutionnaire. Ce que
dénonce en fait ce rêve tenace dans les bonnes pensées progressistes
c'est tout simplement la démocratie, en tant que celle-ci se caractérise par
l'hétérogénéité, par la non-coïncidence des formes sociales qui entrent dans
sa constitution : forme-salariat et forme-école, représentation politique et
institution de la science, etc.
Tel est en effet le paradoxe de la démocratie. D'une part, elle garde la
marque des anciennes barrières d'ordre et d'abord de celle qui sépare le
loisir intellectuel de la nécessité productive. Mais de cette séparation
jadis « fontionnelle » elle fait une contradiction en mouvement, où les
politiques d'éducation commune des citoyens, de distribution des savoirs
adaptés aux conditions et de redistribution des hiérarchies viennent
rencontrer sous des formes mal programmables les investissements politiques
et sociaux des familles qui savent que, dans une société inégale, les égaux
sont aussi des supérieurs. Avant d'être l'instrument de programmation d'une
science utile à l'entreprise commune, l'école est le lieu privilégié de la
négociation de l'égalité, porteur de modèles de société qui mettent en crise
les modèles sociaux enracinés dans l'« apprentissage » de la vie productive.
Ses effets de transformation sociale ne sauraient cesser d'être conformes à
son essence: la mise à distance de la production. De là l'ambiguïté et
souvent la frivolité des attaques de droite comme de gauche mettant au
compte de la tradition « mandarinale » ce qui est le poids propre de la
contradiction démocratique.
De là aussi la question: comment, au sein de la contradiction démocratique,
a pu se constituer l'image heureuse d'une école offrant à tous les enfants
des travailleurs la science qui leur permet de s'élever socialement en
participant à la commune entreprise ? Cette question renvoie elle-même à une
question plus fondamentale où pourrait se résumer le paradoxe socialiste:
comment le travail et la production, monde de l'absence de loisir et de la
guerre sans merci, ont-ils pu devenir le c¦ur d'une vision égalitaire du
monde ? On a plus d'une fois mis cette promotion au compte d'un « humanisme
travailliste » dont l'élite ouvrière aurait transmis à la pensée socialiste
les valeurs égalitaires. Il y a lieu pourtant de s'interroger sur la
cohérence des traits avec lesquels on a dessiné cet humanisme du travail. À
lire dans le texte proudhonien, sa bible supposée, on voit que cette
cohérence ne s'assure que par quelques coups de force qui assimilent le
fléau de la justice au levier de l'ouvrier, la parole commune à l'alphabet
du travail et la discussion maçonnique à l'¦uvre des constructeurs [5]. Pour
que la coïncidence de la science, du travail et de l'égalité se fixe sur le
personnage du producteur, il faut déjà qu'elle se soit construite ailleurs.
Entre l'écolier et le producteur, comme entre le savant et l'homme du
peuple, la soudure n'a pu se faire et être mise au compte de la promotion
du travail que par un intermédiaire. Il faut peut-être pour l'entendre
revenir à cette logique minimale des formes sociales qu'indiquait la vieille
tripartition de la race d'or des savants, de la race d'argent des guerriers
et de la race de fer des travailleurs. Le personnage-pivot qui fixe la
coïncidence démocratique de l'application de la science et de la promotion
du peuple, c'est le guerrier républicain, soldat, officier ou ingénieur de
la France révolutionnaire. C'est dans le milieu de la guerre
révolutionnaire, celui des Monge, des Carnot ou des Marceau, où les savants
sont réquisitionnés pour la fabrication de la poudre et la formation d'une
élite nouvelle, que le plein emploi des lumières de la science est venu
coïncider avec le plein emploi des vertus acquises sur le terrain par
l'homme du peuple. Une fois au moins la promotion des enfants du peuple,
l'application immédiate de l'innovation scientifique et technique au service
de la collectivité et la cause civique de l'égalité ont trouvé à s¹ajuster :
dans la figure de l'artilleur ou du canonnier des armées révolutionnaires.
C'est là en effet que la logique de l'institution scientifique et celle de
la pensée des lumières se sont trouvées portées au-delà d'elles-mêmes. C'est
d'abord à l'artilleur et au canonnier que pense Cabanis lorsqu'il prend à
brasle-corps cette hantise du déclassement qui s'opposait aux aléas de la
dissémination scolaire du savoir. À quoi rime, demande-t-il, cette grande
peur de produire des « demi-savants » ? Ces « demi-savants » si honnis sont
« la véritable force des nations » [6]. À sa suite, le XIXe siècle cherchera
inlassablement à former des « sous-officiers » de l'armée du travail à
travers toutes les écoles vouées à unir la science à la production, École
polytechnique et École centrale, écoles d'arts et métiers et écoles
d'enseignement professionnel quitte à découvrir que, sortie de la
coïncidence des armées révolutionnaires, la notion de sous-officier éclate
selon les logiques qui font diverger de la droite ligne productive les
mécanismes scolaires, les stratégies de promotion sociale et les passions
civiques.
Derrière le grand hymne au producteur-roi qu¹introduisent, dans les années
1830, les trompettes saint-simoniennes, il faut reconnaître le pouvoir plus
efficace de ce modèle militaire-révolutionnaire pour fixer les désirs de
promotion individuels et les passions collectives des hommes du peuple au
XIXe siècle. Modèle porté par une réalité institutionnelle, celle qui fait
de l'armée, des écoles militaires saisies par la nouveauté scientifique et
technique et des écoles scientifiques tournées vers les besoins militaires,
des laboratoires de l'innovation, unissant le développement nouveau de la
science et de ses applications au développement de nouveaux rapports
sociaux. Ainsi la Révolution a-t-elle reconnu cette école que l'émigré La
Rochefoucauld-Liancourt avait ouverte pour « ouvrir aux classes du peuple
les portes de l'avancement militaire ». Ce sera la première de ces écoles
d'arts et métiers plus tard chargées de former des sous-officiers non plus
de l'armée mais de l'industrie, des contremaîtres « capables de rendre leur
pensée par un dessin et de calculer les éléments des machines » [7], mais
dont les élèves se chargeront aussi de maintenir les turbulences
révolutionnaires.
Et c'est autour de l'École polytechnique, dans le milieu des ingénieurs
formés par elle, que l'enthousiasme scientifique et militaire de la
Révolution engendrera les enthousiasmes nouveaux de l'industrie, du
producteur-roi et de l'armée du travail. Paradoxe du saint-simonisme : son
fondateur oppose le nouveau modèle industriel de l'administration des choses
au vieux modèle militaire du gouvernement des personnes. Mais c'est en fait
la « nouvelle » armée, l'armée de la Révolution, qui prête son modèle de
rationalité technicienne, d'enthousiasme collectif et de promotion
individuelle à la propagande pour la religion nouvelle de l¹industrie, de la
hiérarchie passionnelle et du classement des capacités. Et c'est le milieu
polytechnicien qui se charge de sa mise en pratique, quitte à découvrir que,
s'il est un domaine qui résiste à l'application du modèle de la mobilisation
intégrale des capacités et des enthousiasmes, c'est bien le domaine
industriel. Le producteur-roi ne dérive pas de l'entreprise capitaliste, ni
du savoir et de la lutte ouvrière. Il dérive de l'artilleur révolutionnaire,
image fondatrice d'une coïncidence unique entre la promotion de la science,
l'ascension des enfants du peuple et le déploiement de l'enthousiasme
civique, assemblant les traits dont se pareront les noces futures de
l'école, de la nation et du travail.