TEXTE / Ecole, production, égalité (suite) de Jacques Rancière
À LA RECHERCHE DES SOUS-OFFICIERS DU TRA V AIL
Toute la bataille pour l'enseignement professionnel et technique est marquée
par ce problème: comment faire coïncider le modèle scolaire de la séparation
et le modèle militaire de la promotion avec un modèle rationnel de
préparation au travail et à la condition travailleuse ? Bataille
interminable entre les tenants des deux logiques, des deux formes sociales
qu¹il s¹agit de réunir : l¹apprentissage et l¹école. Toute l'argumentation
des premiers se résume dans l'aphorisme du vrai fer forgé pour de vrais
clients. Dans toute sa rigueur, l'argument récuse l'idée même d'un
enseignement professionnel : « Il faut avant tout que l'enfant prenne
l'amour du métier, et c'est seulement à l'atelier que cet amour peut lui
venir en voyant que le métier nourrit son homme en proportion des capacités
qu'il a acquises. Tandis qu'à l'école il n'a sous les yeux que des
professeurs qui vivent de l'enseignement qu'ils lui donnent et non du métier
qu'ils lui apprennent [8]. »
Malheureusement, les mêmes industriels doivent convenir que les conditions
nouvelles de l'atelier ne permettent plus de confier la formation de
l'apprenti ni au maître, devenu un administrateur, ni au contremaître,
chargé de la surveillance d'un matériel de plus en plus coûteux, ni à
l'ouvrier, soumis à des normes de rendement accélérées. Il faut donc bien,
pour résoudre la « crise de l¹apprentissage », des écoles professionnelles.
Mais l'administration doit suivre, dit-on, l'exemple de celles que les
industriels eux-mêmes subventionnent à moindres frais: des écoles pratiques
où l'on ne s'encombre ni de mathématiques, ni de cette technologie générale
qui enseigne les principes de toutes les machines dans le temps qui devrait
être consacré à la pratique d'un véritable outil. Les élèves formés à cette
technologie générale sont en effet inférieurs aux ouvriers formés sur le
tas. Dira-t-on que les écoles professionnelles doivent former non des
ouvriers du rang mais des contremaîtres ? Mais, à ces derniers, on ne
demande « pas précisément de la science mais plutôt l'expérience et la
force de caractère qui leur donnent autorité sur leurs camarades. Cela ne
s'apprend pas sur les bancs de l'École [9] ». Seul, bien sûr, un praticien
qui vit de son travail et accessoirement de celui de quelques autres
peut distinguer ces qualités.
La mauvaise foi des industriels a au moins le mérite de mettre à nu les
contradictions de la volonté adverse. De fait, il s'agit d'autre chose que
de former des ouvriers ou même des contremaîtres. Le projet de
l¹enseignement professionnel est social avant d¹être économique. D'une part,
il s'agit de former une élite ouvrière, c'est-à-dire non pas exactement des
ouvriers plus habiles, mais des ouvriers qui tirent leur science et leur
morale d'une autre école que les coups et les ruses de l'atelier. D'autre
part, il s'agit de donner à la nation des « sous-officiers », ces « hommes
utiles et vertueux » chers à Cabanis, qui apporteront dans les professions
commerciales, industrielles et agricoles le sens du progrès, mais aussi le
ciment d'une union entre les classes.
L'enseignement professionnel s'appelle d'abord « instruction intermédiaire
», selon le modèle rapporté par Saint-Marc Girardin en 1833 de son voyage en
Allemagne: intermédiaire entre l'école primaire et les écoles d'ingénieurs,
mais aussi producteur d'une classe sociale intermédiaire à laquelle ne
conviennent ni les humanités des collèges ni l'apprentissage des ateliers.
L'idée de l'enseignement professionnel, celle qui fonde en 1833 les écoles
primaires supérieures, n'est pas celle d'un apprentissage scolaire du
travail ouvrier. Ce n'est pas seulement parce qu'elle veut former des
entrepreneurs et non scolariser des pauvres. C'est aussi et là-dessus
partisans et adversaires de cet enseignement s'accordent, quitte à en tirer
des conséquences différentes parce que le travail manuel ne s'apprend pas
hors du lieu où la nécessité l'impose: « Les éducations qui admettent le
travail manuelle prennent comme un instrument d'instruction ou comme un
moyen de récréation : finit par être une série d'expériences amusantes,
comme moyen de récréation, il fausse l'esprit des enfants en les habituant à
traiter comme un jeu ce qui sera peut-être pour eux une nécessité. En fait
de travail, il vaut mieux n'avoir aucune habitude que d'en avoir de fausses
[10]. »
Logique sociale à laquelle le progrès technique donne un autre argument.
Dans les conditions nouvelles de l'industrie, ce qui compte, ce n'est pas
l'apprentissage des tours de main mais le développement général du corps et
du cerveau, de l'¦il et de la main, que la gymnastique, les manipulations de
physique et les diverses variétés de dessin forment bien mieux que le tour
ou le rabot: « Pour arriver a tous ces résultats, qu'a-t-on besoin de scier,
de raboter, de faire des mortaises et des tenons ? Tout cela ne se fait-il
pas aujourd'hui par des machines [11]?"
L'enseignement professionnel récuse donc la logique de l'apprentissage et le
fantasme de sa crise. Mais il se voue à être l'enseignement de nouvelles
élites actives, non un enseignement de masse destiné à la classe productive.
Au demeurant, la forme-école a sa logique propre et les stratégies de
promotion sociale utilisatrices des écoles de « sous-officiers » ont la
leur. Une école professionnelle qui n'est pas une école de préparation au
travail manuel est une école offerte au désir de ceux qui ne veulent pas
être soldats de l'armée industrielle: officiers peut-être, ou bien
sous-officiers, mais dans l'armée administrative.
Tel est le sort de toutes les écoles créées pour donner des sous-officiers à
l'industrie: le modèle militaire, le mécanisme scolaire et les stratégies
des utilisateurs ne cessent de les tirer vers le haut. Une fois l'École
polytechnique passée du soin des travaux publics à celui des mathématiques
transcendantes, l'initiative privée a créé, pour former les fameux
sous-officiers, une École centrale des Arts et Manufactures, vite entraînée
à marcher sur ses traces.
Le destin des écoles d'arts et métiers est surtout exemplaire. Issues d'une
école philanthropique de sous-officiers transformée dans les tumultes de
l'Empire en école de chefs d'atelier et de « bons ouvriers », elles ne
cessent de dévier de leur « destination véritable ». L'abus des
mathématiques et de la physique, d'une part, des manières militaires, de
l'autre, y entretient, diton, l'insoumission et leur fait produire « autant
de soldats et d¹hommes déclassés que d'ouvriers et de chefs d'ateliers [12]
». Une guerre acharnée de plusieurs décennies doit les persuader du
caractère « purement civil » de leur école et les fixer pendant les deux
tiers de la journée aux travaux manuels et au dessin linéaire. Ce retour au
calme les fait juger dans les années 1860 comme des ouvriers polis et
soigneux mais bien sûr inférieurs à ceux que la « pratique » a formés, avant
de les élever peu à peu, à travers les bureaux de dessin et d'études, vers
le statut d'ingénieurs. Quant à l'École normale spéciale créée à
l'initiative de Victor Duruy, son excellent niveau la détourne aussitôt de
son projet. Son directeur annonce bientôt au ministre l'ouverture de classes
de latin et de brillants succès au baccalauréat. Et l'École nationale
pratique des ouvriers et des contremaîtres qui prend sa place en 1891 ne met
que dix ans à accéder au rang d'École d'arts et métiers [13].
Logique infernale de l¹école : ce n¹est pas qu¹elle soit comme on dit
trop « théorique ». C¹est qu¹elle crée des égaux et que les égaux acquièrent
un statut supérieur à ceux qui vivent dans le monde inégal de la production.
Nul n'entre dans sa logique dans la perspective de se retrouver en
concurrence avec les « élèves » de l'atelier. « Professionnelle » ou non,
l¹école est le lieu d¹un changement d¹identité. En vain le directeur de
l'école primaire supérieure de Tréguier veut-il en 1924 créer une section
agricole. Les quelques fils d'agriculteurs qui fréquentent l'E.P.S. sont
vite dirigés par le milieu scolaire vers la recherche d'emplois
administratifs. Les agriculteurs trégorrois ont bien voulu une section
industrielle dans ce pays sans industrie, mais de section agricole, ils n'en
veulent pas: ils n'envoient pas leurs enfants à l'école pour qu'ils y
singent le travail de la ferme [14].
Contre ce modèle des écoles primaires supérieures qui ne se démocratisent
qu'au prix de déplacer les fils de travailleurs vers l'administration, la
IIIe République crée ses écoles d'apprentissage et ses écoles nationales
professionnelles dont l'histoire est un conflit permanent entre le ministère
de l'Éducation nationale, gardien des intentions humanistes et civiques de
leur fondation, et le ministère du Commerce et de l'Industrie, relais des
desiderata des industriels. Le conflit, quoi qu'en disent ces derniers, ne
se réduit pas au combat des théoriciens et des praticiens. Il oppose la
logique scolaire à celle du marché du travail. Et il n'est pas non plus un
conflit entre patronat et classe ouvrière. Plus d'une fois, la voix des
syndicalistes fera écho à celle des employeurs pour déplorer la complicité
du formalisme enseignant et du désir de fuite des élèves, pour critiqquer
cet enseignement qui fait un être hybride et déplacé à la place de l¹ouvrier
savant de son expérience, propre et fier du travail de ses mains. Hymnes à
un travail et à un travailleur déjà du passé qui recouvrent le commun refus
de ce qui pousse l¹ouvrier à sortir de sa condition : réaction naturelle du
côté industriel, plus complexe chez les syndicalistes, surtout quand c'est
un professeur d'E.P.S., Albert Thierry, qui parle au nom de la civilisation
des producteurs contre les « écoles de domestication du peuple » qui font
des fils d'ouvriers des êtres « avides de sinécures et d'aristocraties »
[15]. Il faut peut-être voir là moins la défense du métier perdu autour de
laquelle se serait élaborée une culture de l'« élite ouvrière » que la
réaction des représentants de l'égalité du travail face aux effets de cette
démocratie scolaire qui disperse sur toute la surface des carrières sociales
les capacités intellectuelles et les désirs de fuite qui renaissent sans
cesse de l'univers productif.
Comme l¹école mettait en « crise » l¹apprentissage, le travail social de la
démocratie scolaire met en crise la fragile tentative de penser et
d'organiser l'égalité autour de l'acte productif. D'où le caractère un peu
désespéré de cette critique radicale du « symbolisme » scolaire, accusant
toutes les formes de la sociabilité scolaire de fausseté, jusqu'au principe
même de la gratuité qui « fait sortir les écoliers des relations économiques
tandis que les enfants (j'entends les mêmes) y restent plongés [16] ». C'est
bien en effet la question du même qui est décisive pour tous ceux
entrepreneurs capitalistes ou syndicalistes révolutionnaires qui veulent
un monde harmonisé par la production, fantasmant la vérité, de plus en plus
controuvée par la production même, d'une école qui donnerait aux
travailleurs des « métiers » dont la définition pourtant se perd chaque
jour au lieu de « fournir des symboles aux citoyens » .
C'est bien de symboles en effet qu'il s'agit, à ceci près que le symbolisme
scolaire n'est pas l'illusion déniant la réalité productive, mais une forme
sociale intervenant dans la redistribution des occupations sociales. Le
projet éducateur républicain oppose aux irrégularités et aux inégalités de
l'ordre économique un modèle de rationalité anticipant sur une république
économique à venir. La production peut s'y analyser à partir de quelques
opérations fondamentales dont l'apprentissage dans le milieu purifié de
l'école doit faire des travailleurs citoyens éclairés, non point mis en
possession d'un métier mais rendus disponibles pour des formes rationalisées
du travail et du service collectifs. Le primat de l'enseignement général sur
les travaux manuels y est celui de la théorie générale sur les pratiques
particulières, mais aussi, du sens de la communauté sur les particularismes
professionnels.
L'étude d'Yves Legoux sur l'histoire de l'école Diderot, établissement
municipal pilote fondé en 1877, montre les vicissitudes de ce projet face
aux partisans du « vrai » travail, acharnés à réduire la part de
l'enseignement général et à demander que l¹établissement perde ses « allures
d¹école » pour devenir une usine-modèle. Sans doute ceux-ci auraient-ils
gagné la partie si les pratiques et les aspirations sociales des anciens
élèves n'avaient fmi par imposer une autre « vérité » à leur acharnement.
Refusant qu'on oblige « à se consacrer indéfiniment au travail de l'étau »
ceux qui « se croient appelés à faire mieux », ils constatent que seul un
manque de « culture générale » les confine dans des «fonctions subalternes»
[17]. C'est leur pression qui finit par imposer au conseil de tutelle un
enseignement de mathématiques qui les prépare à occuper ces fonctions non
plus de contremaîtres ou de chefs d'atelier mais de techniciens que
l'évolution des formes du travail fait coïncider avec leur désir d'élévation
intellectuelle et sociale et avec les normes de l'enseignement scolaire.
C'est en effet l'organisation scientifique du travail qui en même temps
dévalorise les tours de main et les formes de commandement coutumiers,
privilèges des enfants de l'atelier, et développe ces fonctions de
techniciens qui, rapprochant l'organisation de l'atelier de la rationalité
du bureau et du laboratoire, donnent une issue industrielle au mouvement de
fuite vers des fonctions plus intellectuelles et des positions sociales plus
élevées. Le technicien est en même temps une fonction requise par la
rationalisation du procès de travail et un personnage social produit par la
logique scolaire et par les stratégies de fuite hors de la condition
ouvrière. En un sens, le technicien est « le nouveau produit que formait
l'école de techniciens et rien d'autre ». Mais ce n'est pas la volonté des
éducateurs qui impose ce « produit » nouveau : « L'orientation plus
intellectualisée des programmes de l'École ne fut en fait qu'une adaptation
un peu tardive à un mouvement que suivaient et qu'amplifiaient les anciens
élèves [18]. »
DE LA CRISE DE L'APPRENTISSAGE À LA CRISE DE L'ÉCOLE
Sans doute cette solution heureuse à la « crise » inspire-t-elle aujourd'hui
la vision optimiste d'une révolution informatique faisant à nouveau
coïncider l'abstraction distribuée à tous du savoir scolaire et le bénéfice
concret des positions de pointe ouvertes à l'entreprise de chacun à
l'avant-garde de l'industrie nouvelle et de la guerre économique.
Cet idéal suppose un ordre productif à peu près recouvert par la rationalité
scientifique et technique et une organisation des savoirs scolaires
conduisant les demandes sociales de promotion vers les avant-postes de
l'activité économique. Modèle fragilisé à ses deux pôles: là où le désordre
commercial décourage la planification des emplois et des secteurs appelés à
décider de la victoire économique; là où la demande sociale d'éducation,
instruite par ce désordre, diverge de la planification; là surtout où cette
demande se retourne en scepticisme sur les pouvoirs de l'école à tenir ses
promesses sociales.
Ce scepticisme, c'est la conscience du deuil au-delà duquel éclate la
contradiction de la démocratie scolaire. En se généralisant, l¹égalité
scolaire finit par annuler ses effets. Elle produisait des effets de
redistribution sociale dans sa divergence avec l'ordre de la production.
Elle lui devient maintenant synchrone. Le temps de la séparation propre à la
forme-école vient s'identifier au temps du retard propre à la
forme-apprentissage. La raison première de ces modes d'être contemporains du
système scolaire que l'on baptise volontiers de « crise de l'école », c'est
la coïncidence atteinte entre le temps de l'école et celui de
l'apprentissage dans une même fonction de soustraction d'une classe d'âge de
plus en plus importante pour une période de plus en plus longue du marché du
travail.
Ceux qui dénoncent une école « reproductrice », attirant à elle les fils du
peuple pour leur faire sentir, par le formalisme de ses manières,
l'indignité qui les voue à leur sort inférieur, opèrent un chevauchement
d'âges et de logiques : ils font du degré zéro d¹une école réduite au
gardiennage d¹une classe d¹âge la réalité en acte de son concept. La simple
reproduction est la limite d'une école qui a absorbé la logique de son
contraire, la fonction de soustraction/préparation propre au retard de
l'apprentissage. À travers la «crise de l'enseignement professionnel », la «
crise de l'apprentissage » est devenue « crise de l'école ». En intégrant
les anciens apprentis, l'école a importé la «crise de l'apprentissage»,
c'est-à-dire l¹inadéquation originelle de l¹ordre scolaire à l¹ordre
productif ; c'est-à-dire aussi l'obsession d'une mythique adéquation du
temps de maturation physiologique et de retrait social de la population
enfantine à un temps de formation donnant aux jeunes la possession d'un
métier permettant à chacun de gagner sa vie dans un univers harmonieux du
travail et de l'échange.
C'est sur cet horizon que s'est développée l'analyse de l'« échec» scolaire,
soit la mise en concordance de deux phénomènes: l'inégale réussite de tous
aux performances scolaires et l'incapacité de l'école à assurer la
contradictoire promotion de tous ses usagers. C'est sur ce terrain que se
sont déployées les analyses des transformations à apporter à l'apprentissage
scolaire pour l'adapter aux modes d'être et aux sociabilités des fils des
travailleurs les plus défavorisés. La générosité de ces tentatives n'empêche
pas un contresens radical. L'école n'est productrice d'égalité que dans la
mesure où elle est inadaptée aux sensibilités et aux modes d'être des
soldats de l'armée productive. Les fils de ces soldats ont toujours su que
c'était à eux de s'adapter et ils l'ont fait quand ils l'ont voulu. Tout le
monde sait jouer au jeu des formes et calculer les profits concrets de
l'abstraction. Ce n¹est pas un habitus défectueux qui empêche de jouer, mais
un jugement somme toute lucide qui ne croit plus aux gains. Ce qui manque
aux formes de la démocratie scolaire, c¹est désormais la confiance dans
leurs pouvoirs promotionnels. On envoyait jadis un enfant à l'école pour
qu'il accède à une condition supérieure. C'était une manière plus
satisfaisante de résoudre la question de la surabondance des bras que de
faire jouer contre lui les égoïsmes de corporation sous couvert
d'apprentissage et de « qualification ». Ceux qui les envoient aujourd'hui à
cette école qui opère la massive et égale soustraction des jeunes
n'imaginent plus qu'il y ait d'autres places à prendre que les leurs. La
logique égoïste de l'apprentissage fonctionne maintenant comme logique
sociale générale.
D'où le caractère étrange d'une situation où la revalorisation de l'école
est liée à la mission qui lui est assignée de résoudre une « autre » crise,
celle de l'emploi. Une curieuse discordance semble d'ailleurs exister entre
l'optimisme des politiques et des pédagogues qui veulent résoudre par la «
formation » la qustion du chômage et la prudence ou le pessimisme des
économistes cherchant à mesurer les effets réels des actions de formation
sur le marché de l'emploi. Les diverses actions pour peser sur la charnière
formation-emploi ne semblent pas, selon leurs résultats, avoir créé beaucoup
d'emplois ni même modifié sensiblement les politiques des entreprises. Dans
ce contexte d'incrédulité, l'affirmation conquérante d'un renouveau de
l'école débouchant sur la victoire dans la lutte pour l'emploi semble avoir
d'abord une fonction politique: rendre à l'école publique une dynamique
intellectuelle en la tirant des logiques reproductrices et des philosophies
moroses du gardiennage; et, en même temps, susciter une conscience nouvelle
dans une société adulte malthusienne, privée d'autres perspectives que la
défense de ses emplois contre ses propres enfants.
Reste à savoir si le profit premier de ce discours mobilisateur n'est pas
d'ouvrir une carrière nouvelle au vieux discours de l'adéquation et à la
prolifération des savoirs para-politiques spécialisés dans la gestion de son
mythe. Au premier rang de ceux-ci figure la pédagogie, constamment déplacée
d'un savoir circonscrit sur les apprentissages cognitifs à une
méta-sociologie des raisons de l'inadaptation scolaire et à une
méta-politique des voies de l'adaptation nouvelle. La fonction politique du
mot d'ordre mobilisateur se trouve alors excédée par le fonctionnement du
système des savoirs sociaux qui prolifèrent autour des organes de décision
politique. Fonctionnant selon le modèle économique de l'offre et de la
demande, ceux-ci retraduisent toute proposition de consensus en élaboration
de modèles d'adéquation entre la demande sociale et l'offre étatique
modèles qui agissent en retour sur l'analyse et la volonté des politiques,
colmatant imaginairement les ruptures entre formes sociales en quoi consiste
la singularité démocratique, fantasmant incessamment les images d'une
nouvelle politique en harmonie avec les comportements des consommateurs,
d'une école en harmonie avec le monde du travail, d'une communication de
l'information franchissant les barrières sociales, etc.
Sans doute la singularité de la démocratie là surtout où elle est née de
la rupture révolutionnaire se trouve-t-elle obligée à ce paradoxe: la
démocratie est un mode de vie des individus plutôt que de gouvernement des
collectifs. Elle ne peut guère se gouverner qu'à ignorer, dans ses
rassemblements, ce qui la fonde : la non-concordance de l¹ordre scolaire et
de l¹ordre productif, des formes de la représentation politique et des modes
de sociabilité quotidienne, des stratégies des individus et de celles des
planificateurs. Il lui faut pourtant quelque peu savoir ce qu'elle doit par
ailleurs ignorer: ni l'école ni l'ordre économique n'assureront jamais le
plein emploi des capacités et des aspirations. Ni la politique ni la
science. C'est dans leurs disharmonies internes et dans leurs tensions
réciproques que les individus éprouvent leurs chances et que les groupes
affirment leurs droits.