La Philosophie à Paris

TEXTE / Ecole, production, égalité (suite) de Jacques Rancière

24 Juin 2008, 23:00pm

Publié par Paris 8 Philo (Antonia Birnbaum)

À LA RECHERCHE DES SOUS-OFFICIERS DU TRA V AIL

 

Toute la bataille pour l'enseignement professionnel et technique est marquée

par ce problème: comment faire coïncider le modèle scolaire de la séparation

et le modèle militaire de la promotion avec un modèle rationnel de

préparation au travail et à la condition travailleuse ? Bataille

interminable entre les tenants des deux logiques, des deux formes sociales

qu¹il s¹agit de réunir : l¹apprentissage et l¹école. Toute l'argumentation

des premiers se résume dans l'aphorisme du vrai fer forgé pour de vrais

clients. Dans toute sa rigueur, l'argument récuse l'idée même d'un

enseignement professionnel : « Il faut avant tout que l'enfant prenne

l'amour du métier, et c'est seulement à l'atelier que cet amour peut lui

venir en voyant que le métier nourrit son homme en proportion des capacités

qu'il a acquises. Tandis qu'à l'école il n'a sous les yeux que des

professeurs qui vivent de l'enseignement qu'ils lui donnent et non du métier

qu'ils lui apprennent [8]. »

Malheureusement, les mêmes industriels doivent convenir que les conditions

nouvelles de l'atelier ne permettent plus de confier la formation de

l'apprenti ni au maître, devenu un administrateur, ni au contremaître,

chargé de la surveillance d'un matériel de plus en plus coûteux, ni à

l'ouvrier, soumis à des normes de rendement accélérées. Il faut donc bien,

pour résoudre la « crise de l¹apprentissage », des écoles professionnelles.

Mais l'administration doit suivre, dit-on, l'exemple de celles que les

industriels eux-mêmes subventionnent à moindres frais: des écoles pratiques

où l'on ne s'encombre ni de mathématiques, ni de cette technologie générale

qui enseigne les principes de toutes les machines dans le temps qui devrait

être consacré à la pratique d'un véritable outil. Les élèves formés à cette

technologie générale sont en effet inférieurs aux ouvriers formés sur le

tas. Dira-t-on que les écoles professionnelles doivent former non des

ouvriers du rang mais des contremaîtres ? Mais, à ces derniers, on ne

demande  « pas précisément de la science mais plutôt l'expérience et la

force de caractère qui leur donnent autorité sur leurs camarades. Cela ne

s'apprend pas sur les bancs de l'École [9] ». Seul, bien sûr, un praticien

qui vit de son travail ­ et accessoirement de celui de quelques autres ­

peut distinguer ces qualités.

La mauvaise foi des industriels a au moins le mérite de mettre à nu les

contradictions de la volonté adverse. De fait, il s'agit d'autre chose que

de former des ouvriers ou même des contremaîtres. Le projet de

l¹enseignement professionnel est social avant d¹être économique. D'une part,

il s'agit de former une élite ouvrière, c'est-à-dire non pas exactement des

ouvriers plus habiles, mais des ouvriers qui tirent leur science et leur

morale d'une autre école que les coups et les ruses de l'atelier. D'autre

part, il s'agit de donner à la nation des « sous-officiers », ces « hommes

utiles et vertueux » chers à Cabanis, qui apporteront dans les professions

commerciales, industrielles et agricoles le sens du progrès, mais aussi le

ciment d'une union entre les classes.

L'enseignement professionnel s'appelle d'abord « instruction intermédiaire

», selon le modèle rapporté par Saint-Marc Girardin en 1833 de son voyage en

Allemagne: intermédiaire entre l'école primaire et les écoles d'ingénieurs,

mais aussi producteur d'une classe sociale intermédiaire à laquelle ne

conviennent ni les humanités des collèges ni l'apprentissage des ateliers.

L'idée de l'enseignement professionnel, celle qui fonde en 1833 les écoles

primaires supérieures, n'est pas celle d'un apprentissage scolaire du

travail ouvrier. Ce n'est pas seulement parce qu'elle veut former des

entrepreneurs et non scolariser des pauvres. C'est aussi ­ et là-dessus

partisans et adversaires de cet enseignement s'accordent, quitte à en tirer

des conséquences différentes ­ parce que le travail manuel ne s'apprend pas

hors du lieu où la nécessité l'impose: « Les éducations qui admettent le

travail manuelle prennent comme un instrument d'instruction ou comme un

moyen de récréation : finit par être une série d'expériences amusantes,

comme moyen de récréation, il fausse l'esprit des enfants en les habituant à

traiter comme un jeu ce qui sera peut-être pour eux une nécessité. En fait

de travail, il vaut mieux n'avoir aucune habitude que d'en avoir de fausses

[10]. »

Logique sociale à laquelle le progrès technique donne un autre argument.

Dans les conditions nouvelles de l'industrie, ce qui compte, ce n'est pas

l'apprentissage des tours de main mais le développement général du corps et

du cerveau, de l'¦il et de la main, que la gymnastique, les manipulations de

physique et les diverses variétés de dessin forment bien mieux que le tour

ou le rabot: « Pour arriver a tous ces résultats, qu'a-t-on besoin de scier,

de raboter, de faire des mortaises et des tenons ? Tout cela ne se fait-il

pas aujourd'hui par des machines [11]?"

L'enseignement professionnel récuse donc la logique de l'apprentissage et le

fantasme de sa crise. Mais il se voue à être l'enseignement de nouvelles

élites actives, non un enseignement de masse destiné à la classe productive.

Au demeurant, la forme-école a sa logique propre et les stratégies de

promotion sociale utilisatrices des écoles de « sous-officiers » ont la

leur. Une école professionnelle qui n'est pas une école de préparation au

travail manuel est une école offerte au désir de ceux qui ne veulent pas

être soldats de l'armée industrielle: officiers peut-être, ou bien

sous-officiers, mais dans l'armée administrative.

Tel est le sort de toutes les écoles créées pour donner des sous-officiers à

l'industrie: le modèle militaire, le mécanisme scolaire et les stratégies

des utilisateurs ne cessent de les tirer vers le haut. Une fois l'École

polytechnique passée du soin des travaux publics à celui des mathématiques

transcendantes, l'initiative privée a créé, pour former les fameux

sous-officiers, une École centrale des Arts et Manufactures, vite entraînée

à marcher sur ses traces.

Le destin des écoles d'arts et métiers est surtout exemplaire. Issues d'une

école philanthropique de sous-officiers transformée dans les tumultes de

l'Empire en école de chefs d'atelier et de « bons ouvriers », elles ne

cessent de dévier de leur « destination véritable ». L'abus des

mathématiques et de la physique, d'une part, des manières militaires, de

l'autre, y entretient, diton, l'insoumission et leur fait produire « autant

de soldats et d¹hommes déclassés que d'ouvriers et de chefs d'ateliers [12]

». Une guerre acharnée de plusieurs décennies doit les persuader du

caractère « purement civil » de leur école et les fixer pendant les deux

tiers de la journée aux travaux manuels et au dessin linéaire. Ce retour au

calme les fait juger dans les années 1860 comme des ouvriers polis et

soigneux mais bien sûr inférieurs à ceux que la « pratique » a formés, avant

de les élever peu à peu, à travers les bureaux de dessin et d'études, vers

le statut d'ingénieurs. Quant à l'École normale spéciale créée à

l'initiative de Victor Duruy, son excellent niveau la détourne aussitôt de

son projet. Son directeur annonce bientôt au ministre l'ouverture de classes

de latin et de brillants succès au baccalauréat. Et l'École nationale

pratique des ouvriers et des contremaîtres qui prend sa place en 1891 ne met

que dix ans à accéder au rang d'École d'arts et métiers [13].

Logique infernale de l¹école : ce n¹est pas qu¹elle soit ­ comme on dit ­

trop « théorique ». C¹est qu¹elle crée des égaux et que les égaux acquièrent

un statut supérieur à ceux qui vivent dans le monde inégal de la production.

Nul n'entre dans sa logique dans la perspective de se retrouver en

concurrence avec les « élèves » de l'atelier. « Professionnelle » ou non,

l¹école est le lieu d¹un changement d¹identité. En vain le directeur de

l'école primaire supérieure de Tréguier veut-il en 1924 créer une section

agricole. Les quelques fils d'agriculteurs qui fréquentent l'E.P.S. sont

vite dirigés par le milieu scolaire vers la recherche d'emplois

administratifs. Les agriculteurs trégorrois ont bien voulu une section

industrielle dans ce pays sans industrie, mais de section agricole, ils n'en

veulent pas: ils n'envoient pas leurs enfants à l'école pour qu'ils y

singent le travail de la ferme [14].

Contre ce modèle des écoles primaires supérieures qui ne se démocratisent

qu'au prix de déplacer les fils de travailleurs vers l'administration, la

IIIe République crée ses écoles d'apprentissage et ses écoles nationales

professionnelles dont l'histoire est un conflit permanent entre le ministère

de l'Éducation nationale, gardien des intentions humanistes et civiques de

leur fondation, et le ministère du Commerce et de l'Industrie, relais des

desiderata des industriels. Le conflit, quoi qu'en disent ces derniers, ne

se réduit pas au combat des théoriciens et des praticiens. Il oppose la

logique scolaire à celle du marché du travail. Et il n'est pas non plus un

conflit entre patronat et classe ouvrière. Plus d'une fois, la voix des

syndicalistes fera écho à celle des employeurs pour déplorer la complicité

du formalisme enseignant et du désir de fuite des élèves, pour critiqquer

cet enseignement qui fait un être hybride et déplacé à la place de l¹ouvrier

savant de son expérience, propre et fier du travail de ses mains. Hymnes à

un travail et à un travailleur déjà du passé qui recouvrent le commun refus

de ce qui pousse l¹ouvrier à sortir de sa condition : réaction naturelle du

côté industriel, plus complexe chez les syndicalistes, surtout quand c'est

un professeur d'E.P.S., Albert Thierry, qui parle au nom de la civilisation

des producteurs contre les « écoles de domestication du peuple » qui font

des fils d'ouvriers des êtres « avides de sinécures et d'aristocraties »

[15]. Il faut peut-être voir là moins la défense du métier perdu autour de

laquelle se serait élaborée une culture de l'« élite ouvrière » que la

réaction des représentants de l'égalité du travail face aux effets de cette

démocratie scolaire qui disperse sur toute la surface des carrières sociales

les capacités intellectuelles et les désirs de fuite qui renaissent sans

cesse de l'univers productif.

Comme l¹école mettait en « crise » l¹apprentissage, le travail social de la

démocratie scolaire met en crise la fragile tentative de penser et

d'organiser l'égalité autour de l'acte productif. D'où le caractère un peu

désespéré de cette critique radicale du « symbolisme » scolaire, accusant

toutes les formes de la sociabilité scolaire de fausseté, jusqu'au principe

même de la gratuité qui « fait sortir les écoliers des relations économiques

tandis que les enfants (j'entends les mêmes) y restent plongés [16] ». C'est

bien en effet la question du même qui est décisive pour tous ceux ­

entrepreneurs capitalistes ou syndicalistes révolutionnaires ­ qui veulent

un monde harmonisé par la production, fantasmant la vérité, de plus en plus

controuvée par la production même, d'une école qui donnerait aux

travailleurs des « métiers » ­ dont la définition pourtant se perd chaque

jour ­ au lieu de « fournir des symboles aux citoyens » .

C'est bien de symboles en effet qu'il s'agit, à ceci près que le symbolisme

scolaire n'est pas l'illusion déniant la réalité productive, mais une forme

sociale intervenant dans la redistribution des occupations sociales. Le

projet éducateur républicain oppose aux irrégularités et aux inégalités de

l'ordre économique un modèle de rationalité anticipant sur une république

économique à venir. La production peut s'y analyser à partir de quelques

opérations fondamentales dont l'apprentissage dans le milieu purifié de

l'école doit faire des travailleurs citoyens éclairés, non point mis en

possession d'un métier mais rendus disponibles pour des formes rationalisées

du travail et du service collectifs. Le primat de l'enseignement général sur

les travaux manuels y est celui de la théorie générale sur les pratiques

particulières, mais aussi, du sens de la communauté sur les particularismes

professionnels.

L'étude d'Yves Legoux sur l'histoire de l'école Diderot, établissement

municipal pilote fondé en 1877, montre les vicissitudes de ce projet face

aux partisans du « vrai » travail, acharnés à réduire la part de

l'enseignement général et à demander que l¹établissement perde ses « allures

d¹école » pour devenir une usine-modèle. Sans doute ceux-ci auraient-ils

gagné la partie si les pratiques et les aspirations sociales des anciens

élèves n'avaient fmi par imposer une autre « vérité » à leur acharnement.

Refusant qu'on oblige « à se consacrer indéfiniment au travail de l'étau »

ceux qui « se croient appelés à faire mieux », ils constatent que seul un

manque de « culture générale » les confine dans des «fonctions subalternes»

[17]. C'est leur pression qui finit par imposer au conseil de tutelle un

enseignement de mathématiques qui les prépare à occuper ces fonctions non

plus de contremaîtres ou de chefs d'atelier mais de techniciens que

l'évolution des formes du travail fait coïncider avec leur désir d'élévation

intellectuelle et sociale et avec les normes de l'enseignement scolaire.

C'est en effet l'organisation scientifique du travail qui en même temps

dévalorise les tours de main et les formes de commandement coutumiers,

privilèges des enfants de l'atelier, et développe ces fonctions de

techniciens qui, rapprochant l'organisation de l'atelier de la rationalité

du bureau et du laboratoire, donnent une issue industrielle au mouvement de

fuite vers des fonctions plus intellectuelles et des positions sociales plus

élevées. Le technicien est en même temps une fonction requise par la

rationalisation du procès de travail et un personnage social produit par la

logique scolaire et par les stratégies de fuite hors de la condition

ouvrière. En un sens, le technicien est « le nouveau produit que formait

l'école de techniciens et rien d'autre ». Mais ce n'est pas la volonté des

éducateurs qui impose ce « produit » nouveau : « L'orientation plus

intellectualisée des programmes de l'École ne fut en fait qu'une adaptation

un peu tardive à un mouvement que suivaient et qu'amplifiaient les anciens

élèves [18]. »

 

 

DE LA CRISE DE L'APPRENTISSAGE À LA CRISE DE L'ÉCOLE

 

Sans doute cette solution heureuse à la « crise » inspire-t-elle aujourd'hui

la vision optimiste d'une révolution informatique faisant à nouveau

coïncider l'abstraction distribuée à tous du savoir scolaire et le bénéfice

concret des positions de pointe ouvertes à l'entreprise de chacun à

l'avant-garde de l'industrie nouvelle et de la guerre économique.

Cet idéal suppose un ordre productif à peu près recouvert par la rationalité

scientifique et technique et une organisation des savoirs scolaires

conduisant les demandes sociales de promotion vers les avant-postes de

l'activité économique. Modèle fragilisé à ses deux pôles: là où le désordre

commercial décourage la planification des emplois et des secteurs appelés à

décider de la victoire économique; là où la demande sociale d'éducation,

instruite par ce désordre, diverge de la planification; là surtout où cette

demande se retourne en scepticisme sur les pouvoirs de l'école à tenir ses

promesses sociales.

Ce scepticisme, c'est la conscience du deuil au-delà duquel éclate la

contradiction de la démocratie scolaire. En se généralisant, l¹égalité

scolaire finit par annuler ses effets. Elle produisait des effets de

redistribution sociale dans sa divergence avec l'ordre de la production.

Elle lui devient maintenant synchrone. Le temps de la séparation propre à la

forme-école vient s'identifier au temps du retard propre à la

forme-apprentissage. La raison première de ces modes d'être contemporains du

système scolaire que l'on baptise volontiers de « crise de l'école », c'est

la coïncidence atteinte entre le temps de l'école et celui de

l'apprentissage dans une même fonction de soustraction d'une classe d'âge de

plus en plus importante pour une période de plus en plus longue du marché du

travail.

Ceux qui dénoncent une école « reproductrice », attirant à elle les fils du

peuple pour leur faire sentir, par le formalisme de ses manières,

l'indignité qui les voue à leur sort inférieur, opèrent un chevauchement

d'âges et de logiques : ils font du degré zéro d¹une école réduite au

gardiennage d¹une classe d¹âge la réalité en acte de son concept. La simple

reproduction est la limite d'une école qui a absorbé la logique de son

contraire, la fonction de soustraction/préparation propre au retard de

l'apprentissage. À travers la «crise de l'enseignement professionnel », la «

crise de l'apprentissage » est devenue « crise de l'école ». En intégrant

les anciens apprentis, l'école a importé la «crise de l'apprentissage»,

c'est-à-dire l¹inadéquation originelle de l¹ordre scolaire à l¹ordre

productif ; c'est-à-dire aussi l'obsession d'une mythique adéquation du

temps de maturation physiologique et de retrait social de la population

enfantine à un temps de formation donnant aux jeunes la possession d'un

métier permettant à chacun de gagner sa vie dans un univers harmonieux du

travail et de l'échange.

C'est sur cet horizon que s'est développée l'analyse de l'« échec» scolaire,

soit la mise en concordance de deux phénomènes: l'inégale réussite de tous

aux performances scolaires et l'incapacité de l'école à assurer la

contradictoire promotion de tous ses usagers. C'est sur ce terrain que se

sont déployées les analyses des transformations à apporter à l'apprentissage

scolaire pour l'adapter aux modes d'être et aux sociabilités des fils des

travailleurs les plus défavorisés. La générosité de ces tentatives n'empêche

pas un contresens radical. L'école n'est productrice d'égalité que dans la

mesure où elle est inadaptée aux sensibilités et aux modes d'être des

soldats de l'armée productive. Les fils de ces soldats ont toujours su que

c'était à eux de s'adapter et ils l'ont fait quand ils l'ont voulu. Tout le

monde sait jouer au jeu des formes et calculer les profits concrets de

l'abstraction. Ce n¹est pas un habitus défectueux qui empêche de jouer, mais

un jugement somme toute lucide qui ne croit plus aux gains. Ce qui manque

aux formes de la démocratie scolaire, c¹est désormais la confiance dans

leurs pouvoirs promotionnels. On envoyait jadis un enfant à l'école pour

qu'il accède à une condition supérieure. C'était une manière plus

satisfaisante de résoudre la question de la surabondance des bras que de

faire jouer contre lui les égoïsmes de corporation sous couvert

d'apprentissage et de « qualification ». Ceux qui les envoient aujourd'hui à

cette école qui opère la massive et égale soustraction des jeunes

n'imaginent plus qu'il y ait d'autres places à prendre que les leurs. La

logique égoïste de l'apprentissage fonctionne maintenant comme logique

sociale générale.

D'où le caractère étrange d'une situation où la revalorisation de l'école

est liée à la mission qui lui est assignée de résoudre une « autre » crise,

celle de l'emploi. Une curieuse discordance semble d'ailleurs exister entre

l'optimisme des politiques et des pédagogues qui veulent résoudre par la «

formation » la qustion du chômage et la prudence ou le pessimisme des

économistes cherchant à mesurer les effets réels des actions de formation

sur le marché de l'emploi. Les diverses actions pour peser sur la charnière

formation-emploi ne semblent pas, selon leurs résultats, avoir créé beaucoup

d'emplois ni même modifié sensiblement les politiques des entreprises. Dans

ce contexte d'incrédulité, l'affirmation conquérante d'un renouveau de

l'école débouchant sur la victoire dans la lutte pour l'emploi semble avoir

d'abord une fonction politique: rendre à l'école publique une dynamique

intellectuelle en la tirant des logiques reproductrices et des philosophies

moroses du gardiennage; et, en même temps, susciter une conscience nouvelle

dans une société adulte malthusienne, privée d'autres perspectives que la

défense de ses emplois contre ses propres enfants.

Reste à savoir si le profit premier de ce discours mobilisateur n'est pas

d'ouvrir une carrière nouvelle au vieux discours de l'adéquation et à la

prolifération des savoirs para-politiques spécialisés dans la gestion de son

mythe. Au premier rang de ceux-ci figure la pédagogie, constamment déplacée

d'un savoir circonscrit sur les apprentissages cognitifs à une

méta-sociologie des raisons de l'inadaptation scolaire et à une

méta-politique des voies de l'adaptation nouvelle. La fonction politique du

mot d'ordre mobilisateur se trouve alors excédée par le fonctionnement du

système des savoirs sociaux qui prolifèrent autour des organes de décision

politique. Fonctionnant selon le modèle économique de l'offre et de la

demande, ceux-ci retraduisent toute proposition de consensus en élaboration

de modèles d'adéquation entre la demande sociale et l'offre étatique ­

modèles qui agissent en retour sur l'analyse et la volonté des politiques,

colmatant imaginairement les ruptures entre formes sociales en quoi consiste

la singularité démocratique, fantasmant incessamment les images d'une

nouvelle politique en harmonie avec les comportements des consommateurs,

d'une école en harmonie avec le monde du travail, d'une communication de

l'information franchissant les barrières sociales, etc.

Sans doute la singularité de la démocratie ­ là surtout où elle est née de

la rupture révolutionnaire ­ se trouve-t-elle obligée à ce paradoxe: la

démocratie est un mode de vie des individus plutôt que de gouvernement des

collectifs. Elle ne peut guère se gouverner qu'à ignorer, dans ses

rassemblements, ce qui la fonde : la non-concordance de l¹ordre scolaire et

de l¹ordre productif, des formes de la représentation politique et des modes

de sociabilité quotidienne, des stratégies des individus et de celles des

planificateurs. Il lui faut pourtant quelque peu savoir ce qu'elle doit par

ailleurs ignorer: ni l'école ni l'ordre économique n'assureront jamais le

plein emploi des capacités et des aspirations. Ni la politique ni la

science. C'est dans leurs disharmonies internes et dans leurs tensions

réciproques que les individus éprouvent leurs chances et que les groupes

affirment leurs droits.

 

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