INSTITUTIONS / La réforme de l'Université (daté de 1966) par Raymond Aron
Voici l'avant propos de Rayomd à La réforme de l’Université de Gérald ANTOINE et Jean-Claude PASSERON, éditions Calmann-Lévy -1966- Paris8philo
LES deux études réunies dans ce livre ont été écrites, l'une par un linguiste dont les hasards de la carrière ont fait un recteur de l’académie d'Orléans, l'autre par un jeune agrégé de
philosophie, converti à la sociologie. La première apporte le témoignage d'un enseignant qui assume désormais des responsabilités administratives, la deuxième rassemble et interprète les
résultats de recherches empiriques, non sans y joindre l'expression de jugements qui ne sont pas tous moins «subjectifs» que ceux des «sujets» interrogés par l'enquêteur.
Par leur diversité même, ces deux études se complètent, elles offrent la meilleure illustration d'une idée que J.-C. Passeron souligne à juste titre et qui me parait décisive : quelques hommes, à
la fin du siècle dernier, inspirèrent la création ou la renaissance des universités françaises parce qu'ils avaient une doctrine qui s'imposa aux législateurs. Ils étaient les maîtres à penser de
leurs collègues. Ce qui caractérise la crise actuelle, c'est qu'il n’y a plus de doctrine commune du corps universitaire.
Dans les facultés des sciences, il semble qu'il y ait au moins une école dominante, qui sait à peu près ce qu'elle veut et qui oriente, partiellement au moins, les réformes. Dans les facultés des
lettres, on chercherait vainement une école dominante. A propos de chacune des grandes questions - condition d'accès à l'université, maintien ou suppression de l'agrégation, rapports de
l'enseignement et de la recherche -, les universitaires sont divisés, sans même que l'on puisse discerner deux tendances, l'une «conservatrice », l'autre «réformiste» (ou «révolutionnaire»), sans
que les professeurs classés politiquement à gauche paraissent toujours plus désireux de changement que les professeurs classés politiquement à droite. C'est plutôt à l'intérieur de chaque
discipline - langues anciennes, philosophie, histoire, psychologie ou sociologie - que l'une ou l'autre tendance paraît l'emporter.
Pourquoi les professeurs, surtout dans les facultés des lettres, sont-ils à ce point incertains d'eux-mêmes et de leur avenir ? La réponse me parait, en dernière analyse, assez simple : la
plupart des idées qui donnaient aux universitaires français bonne conscience, qui justifiaient à leurs propres yeux le métier, avec ses servitudes et ses grandeurs, sont remises en question. Ils
se voulaient et se croyaient démocrates : les sociologues leur démontrent, chiffres à l'appui, que le système actuel assure la transmission des privilèges de culture ; le pourcentage des fils
d'ouvriers ou de paysans, parmi les étudiants, reste faible. Les professeurs de faculté devaient être d'authentiques savants et l’exigence de la thèse de doctorat symbolisait la conjonction de
l'enseignement et de la recherche : mais les thèses de doctorat d'Etat sont elles une preuve de maîtrise scientifique ? Sous leur forme actuelle, ne sont-elles pas contraires au déroulement
normal de l'existence du «chercheur» ? Pourquoi celui-ci devrait-il commencer par le chef-d'oeuvre ou, à défaut, par un ouvrage dont le volume compense la médiocrité ? L'agrégation a consacré
depuis des dizaines d'années le lien entre enseignement du second degré et enseignement supérieur, entre lycées et facultés : est-ce la gloire ou le malheur de notre université ? Est-il bon que
l'enseignement supérieur soit à ce point obsédé par un concours qui a pour fonction traditionnelle le recrutement des enseignants du second degré ? La préparation de l'agrégation est-elle en même
temps la meilleure formation du savant ?
Il n'y a aucune chance que les réponses données à ces interrogations - dont je pourrais sans peine allonger la liste - soient concordantes. Les spécialistes des langues anciennes sont sur la
défensive; le grec tend à disparaître des lycées et la place du latin diminue. Au contraire, les spécialistes de ce que le ministère de l'Education nationale appelle sciences humaines
expérimentales, psychologie,sociologie, bénéficient de l'esprit du temps. Les sociétés qui s'efforcent de connaître scientifiquement la nature pour en exploiter les ressources, ne peuvent pas ne
pas nourrir l'ambition de se connaître et de s'organiser rationnellement. Aussi, les uns sont-ils attachés aux formes traditionnelles, les autres indifférents ou hostiles aux concours dits
prestigieux, impatients d'obtenir les moyens financiers, indispensables à certaines sortes de recherches.
La solidarité entre les divers degrés de l'enseignement est pour les uns une vérité fondamentale, pour les autres un préjuge d'un âge révolu. Latinistes et hellénistes ne voient ni séparation
possible entre recherche et enseignement, ni motifs de rejeter la succession des grades - baccalauréat, licence, doctorat avec I'agrégation interposée entre la licence et le doctorat. A la
faculté des lettres de Paris, nos collègues de la section de littérature française ont refusé en pratique la thèse de III" cycle que les psychologues et les sociologues ont acceptée avec
reconnaissance.
Faut-il en conclure que l'université française est cristallisée et résistera aux efforts des réformateurs ? Le ne pense pas qu'une conclusion aussi pessimiste soit justifiée. L'université
française change, et elle change rapidement. Mais ces changements ne sont ni conçus clairement ni intégrés dans un plan d'ensemble. La réforme des deux premiers cycles des facultés des lettres
n'a qu'une signification médiocre. Elle comporte des avantages pour certaines disciplines, des inconvénients pour d'autres. Elle ne touche pas à l'essentiel.
Qu'est-ce que l'« essentiel » ? En quelques années, le nombre des étudiants qui, en trente ans, a été multiplie par six (60000 en 1938, plus de 350000 aujourd'hui), va encore doubler. Cette
progression du nombre, en elle-même heureuse, ne saurait continuer indéfiniment, car les ressources, financières et plus encore humaines sont limitées. De toute manière, il faudra prendre des
décisions. Ou bien, comme en Union soviétique ou au Japon, on fixera le nombre des places disponibles dans les universités et l'on fera une sélection parmi les candidats. Le baccalauréat cessera
de donner le droit d'accès à l'enseignement supérieur, il consacrera seulement la fin des études secondaires. Si l'on refuse de limiter le nombre des étudiants, on sera amène - c'est la tendance
actuelle - à demander aux professeurs des facultés de procéder eux-mêmes à cette sélection, après une ou deux années (qui seront l'équivalent des deux années de collège aux Etats-Unis). En cette
hypothèse, le premier cycle de l'enseignement supérieur ressemblera de plus en plus aux classes terminales des lycées de jadis. Il ne peut pas en être autrement, des lors que l'on accepte une
foule d'étudiants qui ne sont pas encore capables de travailler seuls.
Quelle que soit celle des deux formules qui sera retenue, l'avenir des facultés des lettres, dans la mesure au celles-ci refusent de devenir simplement des écoles de formation des enseignants du
second degré, dépendra du IIIe cycle, des études qui feront suite à la licence. Or, pour l'instant, la préparation de l'agrégation demeure la suite normale de la licence dans les disciplines
dites traditionnelles. Dans aucune discipline, Ie IIIe cycle n’est encore organisé comme il devrait l'être. Mais l'organisation du IIIe cycle, à son tour, remet en question la structure actuelle
de l'université française tout entière.
En un sens, il n'y a en France qu'une seule Université, soumise à l'administration du ministère de l'Education nationale. En un autre sens, il n'y a pas d'universités : à Paris, aucune relation
ne subsiste entre faculté des lettres et faculté des sciences, il en subsiste à peine davantage entre faculté des lettres et sciences humaines et faculté de droit et des sciences économiques. Les
facultés elles-mêmes, au moins à Paris, sont en voie de désagrégation. Or, de toute evidence, entre le ministère et les professeurs pris individuellement, il faut des corps intermédiaires, chacun
avec sa mission propre, la section, la faculté. Qui, dans la conjoncture présente, sera capable de réformer ces structures, réformes qui exigeraient des lois, donc une discussion parlementaire
?
Cette reconstitution des corps intermédiaires devrait s'accompagner d'une spécialisation des universités, au moins au niveau du IIIe cycle. En ce cas, l'unanimité est relativement facile sur le
principe, l'accord presque impossible des que l'on en vient à l’application. Et pourtant, la répartition des tâches entre les professeurs, entre les diverses universités, est indispensable si
l'on veut maintenir un enseignement qui mérite d'être appelé supérieur, en dépit du gonflement des effectifs. Il ne s'agit pas de choisir entre la conception aristocratique, que les livres de M.
Gusdorf exposent avec une intransigeance caricaturale, et une conception faussement démocratique qui méconnaîtrait les conditions de travail nécessaires au petit nombre des élus - professeurs qui
ont une vocation de savant, étudiants que le hasard de l'hérédité ou des circonstances sociales mettent au-dessus de la moyenne.
Les universités modernes sont condamnées à une expansion conforme à l'idéal démocratique, elles ont aussi le devoir de contribuer au maintien de la haute culture qui demeure le privilège de
quelques-uns. La conciliation entre cet idéal et ce devoir est, dans tous les pays, difficile : dans les pseudo-universités françaises, .telles que l'histoire les a faites, elle est
impossible.
Raymond ARON.