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ECONOMIE / Résumé de l'histoire de la science économique

23 Mai 2007, 23:59pm

Publié par Paris8philo

Bernard Maris, Les limites des théories en économie in Pour la science, juin 2007, extraits.
 




Existe-t-il aujourd'hui des théories économiques qui rendent compte de l'état du monde ? Non d'après Bernard Maris, professeur d'économie à Paris 8. Les lois établies par les économistes des XIXe et XXe siècles ont été invalidées et il n'en est plus d'applicable au plan mondial. Toutefois, si l'on ne peut que constater la faillite de la macroéconomie, on doit admettre que la microéconomie se porte bien. C'est une bonne entrer en matière pour ceux qui voudrait s'attaquer à la partie économique de Les mots et les choses de Michel Foucault. Voici quelques extraits de l'entretien.


L'économie est une science humaine - une science molle - et pourtant elle a vocation à être une science dure. Aujourd'hui les modèles sont omniprésents, l'économie est formalisée, elle est devenue inabordable aux littéraires. Comment en est-on arrivé là ? Quand l'économie politique (qui n'était pas encore la science économique) est-elle apparue en tant que discipline ? On doit le premier enseignement systématique et autonome de l'économie à un Anglais, Alfred Marshalll (1843-1924)... Dans les années 1900, il eut un élève, John Maynard Keynes (1883-1946), un surdoué qui se destinait aux mathématiques. Comme il n'avait pas eu le poste de professeur de mathématiques qu'il souhaitait, Marshall lui proposa la chaire d'économie et Keynes devint économiste. Nous verrons l'influence qu'il a eu... [mais] reprenons le fil chronologique. Des français les physiocrates ont été les premiers à se poser une question essentielle pour l'économie classique : que représente la richesse des nations ? ... Les physiocrates ont inventé le concept fondateur de l'économie, celui d'équilibre. Les physiocrates s'intéressent à la circulation des richesse et inventent la comptabilité nationale (une question toujours d'actualité !), en établissant que l'équilibre est atteint que si les recettes sont égales aux dépenses. Par ailleurs, les physiocrates considèrent que seule la terre produit de la valeur. Prenons un exemple : quand un artisan fait une table, il transforme du bois en bois, mais la valeur - le bois - a été produite par la terre. [Pour eux] l'ouvrier et l'artisan se contentent de transformer les matières premières produites par la terre...

Puis vient l'anglais Adam Smith (1723-1§790) qui écrit Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, en 1776. Contrairement aux physiocrates pour qui la nature est source de richesse, il propose que c'est le travail qui crée la richesse. Ce faisant, il marque le début d'une grande lignée dont le dernier sera Karl Marx. Smith invente le concept de division du travail, donnant naissance à la première loi de l'économie : la loi de l'offre et de la demande, le cœur de l'économie d'aujourd'hui. Si les hommes faisaient tout il n'y aurait pas de marché, mais puisqu'ils se spécialisent, ils sont obligés d'échanger ce qu'il produisent et le marché est le lieu des échanges. Et, selon Smith, le marché fondé sur la division du travail et associé à l'égoïsme inné des agents économiques aboutit à une harmonie collective, une forme d'équilibre. C'est le concept de la main invisible...

Avec Léon Walras (1834-1910) et ses Eléments d'économie politique pure qu'il publie en 1874, il a pour ambition de fonder l'économie mathématique. Il est ingénieur, mais a été recalé deux fois à Polytechnique. On lui propose la chaire d'économie politique de l'Université de Lausanne. Il construit un système d'équilibre général et donne un statut théorique à ce que Adam Smith avait formulé sous la forme littéraire et intuitive. Il veut que l'économie soit normative : elle doit guider les hommes. L'économie doit dire ce qui doit être (et non ce qui est)... Après Walras l'économie se scinde en deux : d'un côté l'économie walrasienne... l'économie des prix Nobel, des mathématiciens qui fondent tous leurs travaux sur le système d'équilibre général. De l'autre ce sont les continuateurs d'Adam Smith, essentiellement Marx et les marxistes. D'un côté, l'offre et la demande fixent les prix, et, de l'autre côté, le nombre d'heures de travail (ce que j'appelle la valeur travail) fixe le prix d'un produit... Marx ne reprend pas le concept d'équilibre à cause de la lutte des classes : la dynamique qu'elle impose interdit tout équilibre.

[Quels ont été les "descendants" de Walras ?] D'abord Vilfredo Pareto (1848-1923), un sociologue et économiste italien. Il sera le successeur de Walras à la chaire de Lausanne. Il introduit un nouveau concept, celui d'optimum. C'est le père de la microéconomie et de l'enseignement moderne, mais je pense que son concept d'optimum a fait le lit d'une pensée libérale exagérée qui a fait du mal à l'économie d'aujourd'hui. Qu'est ce que ce concept ? Selon lui il y a un niveau optimal pour les prélèvements obligatoires, c'est-à-dire un niveau au-delà duquel si l'on continue à prélever il rentrera moins d'argent dans les caisses de l'Etat... C'est optimum est un optimum social : c'est l'état où la satisfaction des individus est maximale. ... Pareto pense que seul le système de la concurrence pure et parfaite peut atteindre cet optimum. C'est cette conception qui a fait que la microéconomie est devenue la science économique dominante au détriment des systèmes économiques globaux. C'est un concept logique, mais destructeur.

Il faudra attendre John Maynard Keynes pour que les économistes s'intéressent à l'argent. ... Durant la Grande Dépression [suite au krach de 1929], les États-Unis ont du mal à se relever, Keynes constate qu'il y a un déséquilibre durable sur le marché du travail... Dans une économie où la concurrence est libre et parfaite, les crises de surproduction sont impossibles, et le déséquilibre est un concept absurde. Keynes refuse la loi de Say [selon laquelle l'offre crée sa propre demande], mais sans pouvoir en montrer les failles. C'est alors qu'il introduit - et c'est une révolution radicale - l'argent ! [passage d'une économie paramétrique à une économie stratégique] ... Keynes introduit l'incertitude en économie... Keynes s'intéresse au fonctionnement de la Bourse, et lui-même a gagné beaucoup d'argent en bourse : il a compris qu'il gagnait beaucoup d'argent s'il était informé avant les autres... Appliquant [le principe d'incertitude] à la Bourse [et au krach de 1929], il considère que cette impossibilité d'anticiper le comportement des autres pour gagner en bourse explique les comportements de la foule : on achète quand les autres achètent, et on vend quand tout le monde vend... Ceux qui anticipent engrangent de l'argent, les autres suivent le mouvement. L'économie moderne est fondée sur le fait que l'information est imparfaite.

Résumons : les premiers économistes se sont d'abord demandé d'où vient la richesse des nations. Elle vient d'une valeur, qui fut d'abord la nature, puis le travail, puis l'offre et la demande. Puis les notions d'argent et d'incertitude ont été introduites, et on arrive à l'économie moderne, telle qu'elle est enseignée depuis les années 1970. Mais quelques années plus tôt, dans les années 1950, un grand courant s'était fait jour : celui des économistes qui avaient cherché à mathématiser et à axiomatiser l'économie. Ce fut notamment le cas des Français Gérard Debreu et Maurice Allais, tous deux lauréats du prix Nobel d'économie, respectivement en 1983 et 1986... Dans les années 1970, ceux-là même qui avaient fait de l'économie une théorie mathématique se sont mis à critiquer cette approche axiomatique, à commencer par Debreu lui-même. Deux anglais ont même montré - pire encore ! - que l'on ne tend même pas progressivement vers un équilibre, et qu'en général quand la concurrence augmente on s'éloigne de l'optimum social. Et les différents économistes qui s'intéressent à la concurrence sur les marchés boursiers montrent que si l'information est imparfaite - ce qui est le cas -, il n'y a pas de système optimal sur un marché boursier. Dans les années 1970, le système de l'équilibre général finit par être abandonné.

[Bernard Maris continue sur les absurdités de la théorie des jeux, et, pour ceux qui ont connu Picavet à Paris I, le grand amateur de Pareto, sur le dilemme du prisonnier]

On est loin de l'économie de Malthus, Marx, Keynes, et même Walras pour qui l'économie devait apporter la paix à la collectivité. L'économie est aujourd'hui une science parcellaire qui sait traiter des points concrets, et l'on ne peut plus parler de système général... L'économie aujourd'hui est microéconomique. Je pense que si les statistiques, les modèles et une certaine formalisation sont utiles, voire indispensables, l'économie doit redevenir littéraire et se tourner davantage vers le droit, vers l'histoire, les institutions, et qu'au-delà des applications que nous avons évoquées, elle aura un très grand rôle à jouer dans les défis écologiques qui se posent à nous en termes de développement durable.

 


LECTURE ECONOMIE / L'Anti-Manuel d'Economie de Bernard Maris
 

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F
c'est un excellent résumé de la pensée économique. De façon générale je salue votre blog et ses rubriques. Je vous invite sur mon blog et mes préocccupations sur les effets de la mondialisation sur les économies de la périphérie. Zahir Fares
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