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La Garenne de philosophie

PHILOSOPHIE ANALYTIQUE / Arthur Danto

Arthur Danto (1924-2013)

Arthur Danto (1924-2013)

Né à Ann Arbor dans le Michigan, Arthur Coleman Danto (1924-2013) entreprend des études de philosophie à l'université Wayne State puis à Columbia, où il obtient son doctorat en 1952 sous la direction de Meyer Schapiro, historien de l'art influent. Cette formation bicéphale, entre philosophie analytique rigoureuse et sensibilité artistique, forge l'originalité de sa pensée ultérieure. Arthur Danto enseigne principalement à Columbia de 1951 à 1992, développant parallèlement une carrière de critique d'art pour The Nation de 1984 à 2009, expérience qui nourrit concrètement sa réflexion théorique. Cette double casquette de philosophe académique et de critique engagé dans le monde artistique contemporain confère à son œuvre une dimension particulièrement incarnée, rare dans la philosophie analytique traditionnellement abstraite. Il demeure connu pour avoir révolutionné la compréhension philosophique de l'art et de l'esthétique.

L'apport fondamental de Arthur Danto à l'esthétique analytique réside dans sa théorie institutionnelle de l'art, élaborée principalement dans The Artworld, publié en 1964, et développée dans The Transfiguration of the Commonplace , publié en 1981. Cette théorie émerge de sa confrontation intellectuelle avec l'art contemporain, notamment les Brillo Boxes d'Andy Warhol exposées en 1964 à la Stable Gallery de New York. Arthur Danto y observe des objets visuellement indiscernables de véritables boîtes de poudre à récurer Brillo, soulevant la question philosophique cruciale : qu'est-ce qui fait qu'un objet devient une œuvre d'art plutôt qu'un simple artefact utilitaire ? Cette interrogation le conduit à rejeter les théories esthétiques traditionnelles fondées sur les propriétés perceptibles des objets, qu'il s'agisse des théories formalistes privilégiant la forme, les théories expressionnistes centrées sur l'émotion, ou les théories mimétiques reposant sur l'imitation. Selon Arthur Danto, aucune propriété visuelle, auditive ou tactile ne peut distinguer de manière définitive une œuvre d'art d'un simple objet ordinaire, puisque des contreparties exactes peuvent exister dans les deux catégories.

La solution dantienne consiste à déplacer la définition de l'art du domaine perceptuel vers le domaine conceptuel et contextuel. Pour Arthur Danto, un objet devient une œuvre d'art non par ses qualités intrinsèques mais par son insertion dans ce qu'il nomme le « monde de l'art » (artworld), concept qu'il emprunte partiellement au sociologue Howard Becker tout en lui donnant une orientation philosophique spécifique. Ce monde de l'art constitue un ensemble complexe d'institutions, de pratiques, de théories artistiques, de traditions historiques et d'agents culturels (artistes, critiques, conservateurs, marchands, collectionneurs) qui confèrent collectivement le statut artistique aux objets. Contrairement à une conception essentialiste qui chercherait des propriétés nécessaires et suffisantes dans l'objet lui-même, Arthur Danto développe une approche contextualiste où le statut artistique émerge de relations sociales et intellectuelles spécifiques. Cette perspective s'inscrit dans la lignée de la philosophie analytique post-wittgensteinienne, notamment influencée par les réflexions de Ludwig Wittgenstein sur les jeux de langage et les formes de vie, appliquées ici au domaine artistique.

Cependant, Arthur Danto ne se contente pas d'une approche purement sociologique de l'art. Il insiste sur la dimension proprement philosophique de sa théorie en introduisant la notion cruciale d'« aboutness » (être-à-propos-de). Pour lui, toute œuvre d'art authentique possède un contenu sémantique, elle traite de quelque chose, véhicule une signification qui transcende sa simple matérialité. Cette dimension sémantique distingue fondamentalement l'art des simples artefacts décoratifs ou utilitaires. Les Brillo Boxes d'Andy Warhol, par exemple, ne sont pas simplement des boîtes de détergent déplacées dans une galerie, mais des œuvres qui interrogent conceptuellement la nature de l'art, la société de consommation, les frontières entre art populaire et art légitime. Elles incarnent physiquement une réflexion théorique sur l'art contemporain et ses conditions d'existence. Cette dimension conceptuelle rapproche Arthur Danto de l'art conceptuel des années 1960-70, mouvement avec lequel il entretient d'ailleurs des relations intellectuelles étroites, notamment avec des artistes comme Joseph Kosuth ou Lawrence Weiner.

La théorie dantienne s'enrichit également d'une réflexion historique approfondie sur l'évolution de l'art occidental. Dans After the End of Art (1997), Arthur Danto développe une philosophie de l'histoire de l'art particulièrement originale. Il soutient que l'art occidental a traversé plusieurs phases historiques distinctes : une première période « mimétique » dominée par la représentation et l'imitation du réel, depuis l'Antiquité jusqu'à la Renaissance ; une deuxième période « moderniste » centrée sur l'exploration des propriétés formelles spécifiques à chaque médium artistique, de l'impressionnisme à l'expressionnisme abstrait ; enfin une troisième période « post-historique » inaugurée dans les années 1960, où l'art se libère de toute contrainte stylistique ou programmatique pour explorer librement toutes les possibilités expressives. Cette périodisation s'inspire librement de la philosophie hégélienne de l'histoire, mais Arthur Danto lui donne une inflexion proprement contemporaine. Contrairement à Hegel qui annonçait la « mort de l'art » comme dépassement dialectique vers des formes supérieures de l'Esprit, Danto parle de la « fin de l'art » comme libération des contraintes historiques, permettant paradoxalement un épanouissement créatif sans précédent.

L'influence de Arthur Danto sur l'esthétique analytique contemporaine s'avère considérable et multiforme. Sa théorie institutionnelle inspire directement les travaux de George Dickie, qui développe dans les années 1970 une version plus sociologique du « monde de l'art », définissant l'art comme ce qui est reconnu comme tel par les institutions artistiques établies. Jerrold Levinson propose quant à lui une théorie « historique » de l'art, selon laquelle une œuvre d'art est un objet intentionnellement créé pour être regardé/écouté/lu de la manière dont les œuvres d'art antérieures étaient regardées/écoutées/lues, établissant une chaîne historique de reconnaissance artistique. Noël Carroll, élève de Arthur Danto, développe une approche « narrativiste » de l'identification artistique, soulignant l'importance des récits explicatifs dans la constitution du statut artistique. Ces différentes ramifications témoignent de la fécondité heuristique de l'approche dantienne, même si elles en modifient parfois substantiellement les présupposés.

La réception critique de Arthur Danto dans le champ de l'esthétique analytique révèle néanmoins certaines tensions et objections récurrentes. Monroe Beardsley, représentant de l'esthétique formaliste, critique vivement la dévalorisation dantienne des propriétés perceptibles des œuvres, soutenant que l'expérience esthétique directe constitue le cœur irréductible de l'art, indépendamment de tout contexte théorique ou institutionnel. Richard Wollheim développe une critique plus nuancée, reconnaissant la pertinence de l'analyse dantienne pour l'art contemporain tout en questionnant sa capacité à rendre compte de la spécificité de l'expérience artistique traditionnelle. Kendall Walton, spécialiste de l'esthétique de la fiction, reproche à Arthur Danto de négliger la dimension imaginative et émotionnelle de l'art au profit d'une approche excessivement intellectualiste. Ces débats révèlent les enjeux philosophiques profonds soulevés par la révolution dantienne : faut-il privilégier une approche cognitive ou une approche expérientielle de l'art ? Comment articuler la dimension conceptuelle et la dimension sensible de l'œuvre ? Quelle place accorder à l'émotion et à l'imagination dans la définition de l'art ?

L'originalité méthodologique de Arthur Danto dans le paysage de la philosophie analytique mérite également d'être soulignée. Contrairement aux approches traditionnelles privilégiant l'analyse conceptuelle abstraite ou la construction de systèmes théoriques déductifs, Arthur Danto développe une méthode qu'on pourrait qualifier de « phénoménologie analytique », attentive aux manifestations concrètes de l'art contemporain tout en maintenant la rigueur argumentative caractéristique de la tradition analytique. Sa pratique de la critique d'art nourrit constamment sa réflexion philosophique, créant un va-et-vient fécond entre théorie et pratique. Cette approche empiriquement informée distingue Arthur Danto de philosophes analytiques comme Nelson Goodman, dont les théories esthétiques, malgré leur sophistication formelle, demeurent relativement détachées de la réalité artistique contemporaine. L'enracinement dantien dans l'art vivant confère à ses analyses une actualité et une pertinence qui expliquent en partie leur influence durable.

L'héritage intellectuel de Arthur Danto dépasse d'ailleurs le cadre strict de l'esthétique analytique pour irriguer d'autres domaines de la philosophie contemporaine. Sa théorie de l'art comme interprétation conceptualisée influence les débats sur l'herméneutique et la philosophie du langage. Sa réflexion sur le statut ontologique des œuvres d'art nourrit les discussions contemporaines sur la métaphysique des objets culturels. Sa philosophie de l'histoire de l'art inspire des travaux en philosophie de l'histoire générale, notamment sur les questions de périodisation et de narrativité historique. Cette transversalité disciplinaire témoigne de la richesse théorique de l'œuvre dantienne, qui dépasse le cadre initial de l'esthétique pour proposer une vision globale de la culture contemporaine et de ses transformations.

La postérité contemporaine de Arthur Danto se manifeste également dans l'émergence de nouvelles problématiques esthétiques directement inspirées de ses intuitions fondamentales. Les débats actuels sur l'art numérique, l'art relationnel, l'art participatif ou l'esthétique environnementale mobilisent fréquemment les concepts dantiens d'« aboutness », de « monde de l'art » ou d'indiscernabilité perceptuelle. Les transformations contemporaines du marché de l'art, l'émergence de nouveaux circuits de légitimation artistique (réseaux sociaux, plateformes numériques, espaces alternatifs), l'internationalisation croissante du monde artistique appellent des actualisations et des enrichissements de la théorie institutionnelle originelle. Ces développements attestent de la vitalité continue de l'héritage dantien, constamment réinterprété et adapté aux évolutions du paysage artistique contemporain.

En définitive, l'apport d'Arthur Danto à l'esthétique analytique se caractérise par une triple révolution : ontologique, en redéfinissant la nature même de l'art par-delà ses manifestations perceptibles ; méthodologique, en intégrant l'analyse des pratiques artistiques contemporaines à la réflexion philosophique traditionnelle ; historique, en proposant une périodisation originale de l'évolution artistique occidentale. Cette œuvre multifacette continue d'alimenter les débats esthétiques contemporains, témoignant de sa capacité à saisir les transformations profondes de l'art au XXe siècle tout en ouvrant des perspectives théoriques durables pour penser l'art contemporain et ses évolutions futures.

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