MICHAEL FOESSEL / Le préfascisme réside dans une tendance à rechercher des coupables
Dans son dernier essai, le philosophe étudie l’entre-deux-guerres, non pour affirmer un retour des années 30, mais s’interroger sur les conditions qui les ont rendues possibles. Hier comme aujourd’hui, les questions sociales et démocratiques sont éclipsées par les angoisses identitaires. Or placer le centre du débat politique sur le terrain culturel entraîne inévitablement de la violence.
Il dit avoir consulté la presse de 1938 et s’être senti «comme un poisson dans l’eau». Entre une veille de Seconde Guerre mondiale et le présent,«le dépaysement n’a pas eu lieu». Dans son nouvel essai, Michaël Fœssel, philosophe, professeur à Polytechnique et chroniqueur à Libération, livre une plongée en 1938, année de la chute du Front populaire et de la signature des accords de Munich. Récidive (Presses universitaires de France), c’est le mot choisi, plutôt que «répétition», pour qualifier les affinités entre deux périodes troublantes, marquées par des mesures économiques de dérégulation et l’abandon des exigences démocratiques.
La formule «retour des années 30» est égarante. Certains la jugent tellement absurde qu’ils ne veulent plus voir le problème. Bien sûr, aucun événement historique ne se reproduit, il n’existe pas de «retour» au sens strict. 1938 et 2018 sont deux années distinctes marquées par des rapports de force politiques, une sociologie et des contextes internationaux hétérogènes. Il ne s’agit pas de se focaliser sur le retour éventuel des années 30, mais de s’interroger sur les conditions qui les ont rendues possibles. Le fascisme n’est pas un accident de l’histoire qui survient par hasard et se referme une fois pour toutes. Cette idéologie désigne une mobilisation des énergies et une radicalisation des consciences hostiles à tout ce qu’il y a d’émancipateur et d’égalitaire dans la modernité. En avons-nous définitivement fini avec cela ? Je ne le pense pas. Nous n’avons pas changé d’époque dans la mesure où nous serons encore confrontés à des réactions violentes aux promesses des Lumières. Il n’est donc pas absurde de parler d’«analogies» ou, pour reprendre le titre du livre, de «récidive» entre les deux périodes.
1938 et 2018 ont en commun d’être séparées par une décennie d’une crise générale du capitalisme (1929, 2007). Mon enquête m’a permis d’évaluer les effets de ce genre de crises sur les démocraties. 1938 concentre des évolutions spectaculaires : la radicalisation des positions conservatrices, le triomphe des politiques libérales en pleine crise du libéralisme économique, la perception des procédures démocratiques comme un obstacle à l’efficacité de ces mesures, la stigmatisation d’une minorité religieuse et des étrangers, le durcissement de la politique sécuritaire. Etrangement, les évocations de la crise économique sont très rares en 1938. On fait état des effets sociaux de la crise mais sans les relier à leur cause lointaine, ce qui permet d’incriminer les réformes sociales du Front populaire. En 1938, Edouard Daladier et ses soutiens stigmatisent la loi des quarante heures, votée par Léon Blum deux ans plus tôt. Il s’agit de «remettre la France au travail». On feint de croire que la récession française est due aux acquis sociaux sans incriminer les évolutions du capitalisme dérégulé. Aujourd’hui aussi, on trouve des experts pour expliquer que le taux de chômage en France s’explique par les trente-cinq heures. Malgré toutes les différences, un même sentiment que «La fête est finie» domine les deux périodes, l’idée que la France ne peut plus se payer le luxe d’un Etat social.
La majorité de la presse de 1938 explique la fragilité de la démocratie en France par son respect trop rigoureux des procédures parlementaires au moment même où les pays frontaliers sont gouvernés d’une main de fer. Cette interprétation domine encore chez ceux qui font du Front populaire le responsable de la débâcle de 1940. J’ai pourtant été frappé par le fait qu’en 1938, la France rompt avec sa vocation universaliste et sociale. L’abandon définitif du Front populaire et l’accession au pouvoir de Daladier (allié à la droite) marquent une accélération de la «dédémocratisation» de la France. Le recours à des décrets-lois (l’équivalent de nos ordonnances) est systématisé, le Parlement ne vote plus que sur les pleins pouvoirs accordés au gouvernement. On oppose souvent le parlementarisme de la IIIe République au présidentialisme de la Ve mais, en 1938, le pouvoir est tout entier entre les mains de l’exécutif, même les accords de Munich ne feront pas l’objet d’une consultation parlementaire. La verticalité atteint son comble en novembre, avec les décrets-lois sur le code du travail et l’immigration qui ne feront l’objet d’aucun débat. L’argument du gouvernement est toujours le même : face aux menaces extérieures, à une Europe de plus en plus globalisée, la démocratie française doit prendre des mesures d’autorité.
En France, oui, puisque le fascisme n’y a jamais trouvé de base sociale. Cela, on le doit au Front populaire qui, contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne, a su réunir les ouvriers et une bonne partie des classes moyennes derrière un programme de progrès social. Il en va tout autrement dans la presse qui, en 1938, est très majoritairement de droite ou d’extrême droite et ne cesse de se radicaliser. Avec Je suis partout,Candide ou Gringoire, le fascisme de plume existe bel et bien en France, les tirages de ces journaux sont considérables. Pour cette presse, il est certain que le Front populaire est pire que Hitler, surtout s’il est dirigé par un Juif. Ces choses sont connues. J’ai été plus surpris par la presse modérée et conservatrice qui ne cesse de répéter qu’il faut en finir avec la France «hédoniste» des congés payés, des palabres parlementaires et de la naïveté droit-de-l’hommiste. 1938 ne marque pas seulement un échec de la gauche, c’est aussi la quasi-disparition du libéralisme politique traditionnel attaché à l’Etat de droit.
Tandis que Blum considère que l’abandon d’un projet de justice sociale affaiblit la démocratie, Daladier, autrefois partisan du Front populaire, estime que c’est par l’ordre et la discipline que la France pourra se mesurer à des régimes totalitaires de plus en plus hostiles. Dans son esprit, faire face à l’Allemagne et à l’Italie passe par un durcissement de l’autorité du pouvoir. Il estime que la demande d’autorité émanant de la société constitue l’unique moyen de renforcer la République. Je ne doute pas de sa sincérité, mais j’ai été surpris par le soutien que sa politique trouve même à l’extrême droite. La thématique du retour à l’ordre finit par devenir quasi hégémonique, comme si la République ne pouvait se défendre contre ses ennemis qu’en abandonnant ses exigences démocratiques.
De la part de Daladier, évidemment non, il sera d’ailleurs victime des représailles de Vichy. Le problème est que cette politique est aussi plébiscitée par l’extrême droite qui, elle, n’a pas l’intention d’affronter des régimes fascistes qui lui conviennent en tout point. Quant à eux, les milieux conservateurs manifestent une indulgence effarante à l’égard des régimes fascistes. Le président d’un des partis de la droite modérée, Pierre-Etienne Flandin, envoie un télégramme de félicitations à Hitler le jour de la signature des accords de Munich. L’appétence pour les solutions autoritaires se retrouve dans une frange de l’opinion qui dépasse de loin l’extrême droite. Ce qui me semble toujours d’actualité, c’est la manière dont, confrontée à des impasses sociales, une démocratie peut faire le choix de renier ses exigences en matière de droit. On accuse souvent la démocratie d’être trop «faible» par différence avec les régimes autoritaires où les décisions se prennent sans délibération. Mais la faiblesse de la démocratie ne se manifeste que dans des démocraties affaiblies.
Il y a un lien constant en 1938 entre les mesures d’assouplissement économique et le désir d’ordre. Le gouvernement revient sur les acquis du Front populaire et épouse dans le même temps la conjoncture internationale par une série de décrets sur la «police des étrangers» de plus en plus hostiles à l’égard des réfugiés. On facilite les procédures de déchéance de la nationalité, on multiplie les contrôles et de nombreux étrangers sont assignés à résidence. Il s’agit pour l’essentiel des réfugiés juifs venus d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie. Il se tient, en 1938, une conférence à Evian sur la crise migratoire où les démocraties occidentales décident de fermer leurs frontières à ces réfugiés. L’idée qui s’impose est que, dans le domaine moral de l’accueil aussi, la France n’a plus les moyens de sa générosité. Je parle de «libéralisme autoritaire» pour désigner cette conjonction entre des mesures économiques de dérégulation et un abandon des exigences traditionnellement associées aux droits de l’homme. En dépit des différences historiques, j’ai été sensible à la similarité entre cette politique et les logiques à l’œuvre en France depuis au moins une décennie.
La revue Esprit, de décembre 1938, prend pour titre «le Préfascisme français». Cette formule désigne moins un corps idéologique qu’une passion autoritaire pour l’ordre, sans considération de justice. Dans ce numéro d’Esprit, le philosophe Pierre Klossowski explique que le préfascisme réside dans une tendance à rechercher des coupables, un immense ressentiment qui prend pour cibles les Juifs, les «métèques» et tous ceux qui remettent en cause par leur simple existence une identité nationale fantasmée. J’ai vu, en 1938, comment les questions sociales et démocratiques étaient éclipsées par les angoisses identitaires. Ce déplacement me semble très actuel, avec ce qu’il comporte d’inquiétant. Placer le centre du débat politique sur le terrain culturel entraîne inévitablement de la violence. On prend le risque de substituer au clivage droite-gauche l’alternative entre les «nationaux» et les ennemis de la patrie. La démocratie est une victime collatérale de cette substitution
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