AUX ORIGINES DU COMMUNISME / L'Almanach Icarien de 1843 d'Etienne Cabet
Almanach icarien ; astronomique, scientifique, pratique, industriel, statistique, politique et social… dirigé par M. Cabet, Prévot, Paris 1843.
" INTRODUCTION
Dialogue entre un PHILANTHROPE instruit, habitant la campagne près de Paris, et JACQUES, son jardinier.
JACQUES. Tenez, monsieur, voilà les deux Almanachs que vous m’avez chargé d’acheter pour vous.
LE PHILANTHROPE. Bien, mon ami, je vous remercie.
JACQUES. Mais dites-moi donc, je vous prie (si vous ne me trouvez pas trop curieux) ce que vous voulez faire de tous ces Almanachs ? En voilà plus d’une vingtaine sur votre table !
LE PHILANTHROPE. Oui, regardez ; lisez les titres…
JACQUES. Voyons… L’Almanach de Nostradamus ; Le véritable Nostradamus ; Le Matthieu Laensberg ; Le Liégeois ; Le Double Liégeois ; Le Nouveau Double Liégeois ; Le Véritable Double Liégeois ; Le Triple Liégeois ; Le Petit Liégeois ; Le Double Almanach français ; Le Villageois ; Le Véritable Almanach Universel ; Le grand Astrologue Universel ; Le Véridique, Almanach sans pareil ; Souvenir d’un grand homme ; L’Almanach Populaire ; L’Almanach Prophétique ; L’Almanach National ; L’Almanach Royal ; L’Almanach du Commerce ; L’Almanach Social ou Fourriériste ; L’Almanach Comique ; L’Almanach des Villes et des Campagnes ; L’Almanach Judiciaire ou du Palais ; L’Almanach du Conseil d’´État ; l’Almanach du Bureau des Longitudes ; L’Almanach des Connaissances Utiles ; de la Démocratie ; de la Pairie ; des Étrennes ; de la Science du Diable ; Encyclopédique ; des Coulisses ; Le Bon Messager.
LE PHILANTHROPE. Et l’on en annonce encore un autre, qui va paraître, l’Almanach Icarien.
JACQUES. Quel drôle de nom, l’Icarien ! Quelle bête est-ce là ?
LE PHILANTHROPE. C’est un Almanach destiné à faire connaître et à propager le système Icarien, c’est-à-dire le système d’organisation sociale et politique étable en Icarie, tel qu’il est décrit et raconté dans le Voyage en Icarie.
JACQUES. Mais c’est la Communauté ! C’est le Communisme, ce vilain Communisme !...
LE PHILANTHROPE. Comment, mon ami, ce vilain Communisme !... Est-ce que vous savez ce que c’est que le Communisme ? Est-ce que vous l’avez étudié, examiné, discuté… ?
JACQUES. Non ; mais on dit…
LE PHILANTHROPE. Ces on dit sont des préventions, des préjugés, des erreurs, des calomnies… Je suis Communiste, moi !
JACQUES. Vraiment, monsieur ?
LE PHILANTHROPE. Jésus-Christ était Communiste. Il a proclamé, prêché, recommandé, institué la Communauté pour toute la Terre…
JACQUES. Vraiment, monsieur !
LE PHILANTHROPE. Hé oui ! Le Communisme, c’est le Christianisme dans toute sa pureté à son origine, avant que les Prêtres et les Aristocrates l’eussent corrompu et dénaturé au profit de leur égoïsme, de leur ambition, de leur orgueil ; c’est la plus pure des morales, la plus parfaite des justices, la plus sublime des religions ; c’est l’abolition de tous les esclavages et de toutes les oppressions pour y substituer la fraternité, la bienveillance, l’amour, l’union et la concorde ; c’est l’anéantissement de la misère, pour y substituer l’aisance et le bonheur pour tous également, sans tyranniser ni dépouiller personne, en enrichissant les pauvres sans appauvrir les riches.
JACQUES. Je n’en reviens pas… Mais comment cela pourra-t-il se faire ?
LE PHILANTHROPE. Par une organisation plus raisonnable de la Société et du travail, par l’ordre substitué partout au désordre, par l’éducation et l’instruction, par la multiplication indéfinie des machines, ce qui décuplera la production agricole et manufacturière pour profiter à tous sans nuire à personne…
JACQUES. Mais, monsieur, on dit que les Communistes veulent abolir le mariage et la famille, dépouiller violemment les propriétaires ; et vous sentez…
LE PHILANTHROPE. Il peut y avoir quelques Communistes qui aient des idées particulières, comme il y a des Royalistes, des Républicains, des Démocrates, des Réformistes de toute espèce ; mais la masse des Communistes sont ceux qui s’appellent Communistes Icariens, parce qu’ils adoptent la Communauté d’Icarie, veulent le mariage et la famille, ne pensent à dépouiller personne, et ne prétendent établir la Communauté que par la discussion, par la persuasion, par l’opinion publique, par la volonté nationale.
JACQUES. Ah ! je commence à comprendre pourquoi tous les ouvriers qui travaillent dans la manufacture de M. R….. sont Communistes…
LE PHILANTHROPE. Il y en a bien d’autres ! On les compte par milliers, à Paris, à Lyon, partout… C’est une espèce de nouveau Christianisme qui commence, pour délivrer le Genre humain et faire son salut et son bonheur par la seule puissance de la raison, de la justice, de la morale, de l’ordre et de la fraternité. La Communauté garanti à chacun qu’il sera bien nourri, bien vêtu, bien logé ; qu’il pourra se marier et avoir ne famille ; que ses enfants auront l’éducation et l’instruction les plus capables d’en faire des hommes, des travailleurs, des citoyens ; et tout cela à la seule condition d’un travail modéré, que les machines rendront facile, sans péril, sans fatigue et sans dégoût.
JACQUES. Mais c’est trop beau ! Ce serait le paradis sur la Terre… !
LE PHILANTHROPE. Oui, mon ami, ce sera le paradis ; et ce sera, je n’en doute pas, la destinée de l’Humanité, dès que l’homme voudra se servir de son intelligence et de sa raison pour utiliser tous les bienfaits de la Nature. Et vous devez deviner vous-même qu’avec une bonne organisation sociale, c’est-à-dire avec la Communauté, avec l’éducation et l’instruction pour le Peuple entier, avec le travail mieux organisé, avec l’abolition de la misère, avec le mariage et la famille, il n’y a plus de motifs pour qu’il y ait des paresseux et des ivrognes, des voleurs et des meurtriers, des vices et des crimes."