AUX ORIGINES DU COMMUNISME / « Pourquoi nous sommes communistes… », Lyon, 1841
« POURQUOI NOUS SOMMES COMMUNISTES.
Pourquoi sommes-nous communistes ? Pourquoi le plus grand nombre de nos frères, les ouvriers, sont-ils comme nous communistes ?
Ces questions que l’on nous adresse chaque jour, nous nous les sommes déjà posées, afin de nous assurer que nous n’obéissions qu’à des convictions bien arrêtées, et que nulle influence étrangère ne nous entraînait dans une voie que le raisonnement pourrait nous forcer d’abandonner.
Le peu d’instruction que, de nos jours encore, on donne au peuple, ne lui permet pas d’apprécier dans tous ses détails une doctrine sociale quelconque ; comment pourrait-il d’ailleurs se livrer à cette étude, accablé qu’il est chaque jour par un travail abrutissant de quinze à dix-huit heures. Son bon sens naturel, ses souffrances, ses malheurs, voilà le plus puissant enseignement qu’il possède, enseignement incessant, il faut en convenir, car le malheur s’empare de lui au berceau et ne le quitte pas qu’il ne l’ait étendu dans la tombe.
Si le peuple n’a d’autres moyens d’instruction que son bon sens et ses malheurs, il a dû, cherchant à se soustraire à son infortune, examiner attentivement la nature et la cause de ses souffrances, car ce n’est que cette étude qui a pu l’amener à la conception d’une organisation meilleure. C’est cet examen que nous allons retracer.
Il y a longtemps que le peuple subit la dure loi du malheur. On le voit à toutes les époques, sous des qualifications diverses, sacrifié moralement et matériellement aux délices d’un petit nombre d’hommes qui s’appellent et se croient grands, parce que la multitude qui les entoure est courbée sous le poids de sa misère. Esclave dans l’antiquité, serf au moyen-âge, prolétaire aujourd’hui, partout et toujours le peuple, c’est-à-dire la partie la plus nombreuse et la seule laborieuse de la société, a été indignement spoliée et exploitée par une minorité favorisée du hasard.
Sans doute, et comme nous l’avons déjà dit, l’humanité a marché dans la voie du progrès ; mais à mesure que les monstruosités qui pesaient sur le peuple ont diminué, sa sensibilité a pris de l’extension, et nous pensons en fait qu’il souffre autant qu’il n’a jamais souffert. Si, grâce à l’énergie populaire, l’ouvrier de nos cités industrielles n’est pas, comme le nègre des Colonies, l’objet d’un trafic honteux et cruel, il n’en est pas mieux considéré ; c’est une machine intelligente qui ne coûte rien d’achat, dont la quantité ne fait jamais défaut, qui sert à faire fortune, puis qui va douloureusement s’éteindre ignorée à l’hôpital ou sur un grabat, éloigné du palais de ses maîtres, afin que le cri de sa douleur ne vienne pas interrompre le cours voluptueux de leurs jouissances. C’est un état de choses qu’on a judicieusement appelé de nos jours LA TRAITE DES BLANCS.
Que l’on nous dise, dans l’état actuel d’exploitation qui règne aussi bien sur les rives de la Seine qu’aux bords de la Tamise, quels sont les liens qui rattachent le pauvre à la vie ? AMITIÉ, FAMILLE, AMOUR, toutes ces affections pures et saintes que la nature a déposées dans son cœur, n’est-il pas en quelque sorte condamné à les étouffer, et n’est-ce ce pas pour lui un sujet d’éternelles tortures ! Que l’on nous dise si, pour ceux qui spéculent froidement sur les sueurs des malheureux, et qui, pour nous servir de leurs expressions, ne visent qu’à se débarrasser des exigences du travail par l’emploi des machines, il peut exister de distinction entre l’ouvrier et l’esclave, et s’ils ne sont pas plutôt intéressés à la conservation de ce dernier, qui leur coûte une somme d’argent, qu’à celle de l’ouvrier, qui ne coûte jamais rien d’acquisition. Et qui ne sait d’ailleurs que des économistes d’Angleterre ont osé agiter la question de savoir s’il ne serait pas plus avantageux de détruire les masses que de les laisser subsister ! Quand des systèmes aussi effrontés osent se faire jour, il est plus que temps, on en conviendra, de chercher un remède radical à une aussi déplorable situation.
L’expérience que nous avons acquise à nos dépens nous défend de nous abuser sur les ressources que présente l’ordre social actuel. Tant qu’il y aura des gens qui pourront se reposer avant d’avoir travaillé, ou des gens qui n’emploieront leur activité qu’à des occupations inutiles et même nuisibles, il y en aura d’autres , et ce sera le plus grand nombre, qui, travaillant et payant pour tous, se TUERONT À LA PEINE.
Les questions de réforme ne peuvent plus être, aujourd’hui, envisagées d’un point de vue purement politique