La Philosophie à Paris

AUX ORIGINES DU COMMUNISME / La profession de foi de 1840 d'Etienne Cabet

4 Février 2021, 20:22pm

Publié par Jean-Charles Robin

Profession de foi de 1840 d'Etienne Cabet

Karl Marx assassine Etienne Cabet (1788-1856) en ces termes : « Exilé en Angleterre, le Français Cabet y subit l’influence des idées communistes locales, et retourne en France pour y devenir le représentant populaire, quoique le plus plat, du communisme » [1]) Étienne Cabet était avocat puis procureur général à Bastia, avant son exil forcé. Il présente son parcours et ses conviction dans cette brochure très diffusée en 1840, publié la même année que son fameux Voyage en Icarie.

Comment je suis communiste, par M.Cabet, Paris, impr. Bourgogne et Martinet, 1840 - brochure de 16 p.

« Dès leur apparition [2], les Communistes sont calomniés, repoussés, persécutés : n’importe ! Il faut avoir le courage de ses convictions ; il faut dire ce qu’on est... Je suis Communiste !

Qu’on ne s’effraie pas à ce mot de Communiste ; [3] qu’on ne condamne pas sans entendre ; qu’on daigne écouter jusqu’au bout ! Je le demande au nom de la justice ; dans notre intérêt, pour qu’on nous éclaire si nous sommes dans l’erreur ; je le demande aussi dans l’intérêt de tous, parce que nous désirons sincèrement leur bonheur et que nous croyons notre système le plus capable de les rendre heureux. - Mais comment suis-je Communiste ?

D’abord, je me hâte d’accomplir ce que je voulais faire depuis longtemps, de me séparer hautement de quelques uns de ces Communistes, prétendus ou vrais, qui, récemment, ont attiré l’attention sur eux par des écrits et des actes. [4] Rien n’est plus facile que de prendre un titre quelconque, celui de Communiste comme celui de Démocrate, ou de Républicain, ou de Chrétien, sans en avoir les qualités et les vertus ; en d’autres termes, il y a, comme on dit, Communistes et Communistes, Démocrates et Démocrates, Républicains et Républicains, Chrétiens et Chrétiens...

S’il est vrai que des hommes qui se disent Communistes aient professé des doctrines intolérantes, menaçantes, immorales, [5] je proteste contre ces doctrines ; s’il y a eu des actes inconvenants, je proteste contre ces actes ; je ne veux répondre que de mes propres doctrines et de mes propres faits. - S’il existe de prétendus Communistes qui ne se recommandent ni par leur ardeur au travail, ni par leur tempérance, ni par leur prudence, [6] je me sépare aussi d’eux : mais, avant de se dire Communistes, ces hommes ne se disaient-ils pas Réformistes, Démocrates, Républicains ? N’avaient-ils pas auparavant les mêmes défauts ? N’y a t-il pas un homme de ce genre dans chacun des autres partis ? D’ailleurs, s’il existe quelques faux Communistes de cette espèce, je connais beaucoup de vrais Communistes aussi tempérants que laborieux, aussi tolérants qu’honnêtes, aussi patients que courageux, aussi modestes que désintéressés, remplis du plus admirable dévouement pour la cause de l’Humanité.

Car cette Communauté, dont on veut faire un monstre, qu’est-ce ? - Une doctrine, un système de philosophie, de morale, d’éducation, d’organisation sociale et politique.
Quelle est sa philosophie ? - La plus douce, puisqu’elle a pour but le perfectionnement et le bonheur des hommes, et pour moyen la fraternité.
Quelle est sa morale ? - La plus pure, puisqu’elle tend à tarir la source de tous les vices et de tous les crimes, par le développement de la raison à l’aide de l’éducation.
Quelle est son éducation ? - La plus parfaite, puisqu’elle travaille à développer chez tous les hommes l’intelligence et la dignité qu’ils ont reçues de la Nature.
Quelle est sa religion ? - La plus sublime, puisque l’homme, heureux par l’usage de la raison, n’a plus que des actions de grâces à rendre à la Nature pour les innombrables bienfaits qu’elle a répandus sur lui.
Quelle est son organisation sociale et politique ? Avant de le dire, je vais rendre compte du travail qui m’a conduit à l’adoption de la Communauté ; et l’on me pardonnera, je l’espère, si j’entre dans quelques détails personnels qui me semblent nécessaires pour expliquer ma conviction.

Jeté en Angleterre par suite de mes opinions démocratiques [7], résolu à consacrer le repos et le loisir d’un long exil à l’étude et au travail pour continuer un dévouement de vingt-cinq années à la cause populaire, je me demandai quel était l’ouvrage le plus nécessaire au Peuple ; et je fis pour lui plusieurs histoires élémentaires : 1° une histoire universelle ; 2° une histoire des Anglais ; 3° une histoire des Français ; 4° une histoire populaire de la Révolution française, - toutes ces histoires présentant un cours pratique de philosophie, de morale et de politique. [8]

En étudiant l’histoire et en l’écrivant, j’étais frappé et désolé de voir partout et toujours tant de discordes civiles, tant de révolutions, la Société toujours si troublée, l’humanité toujours si malheureuse. - J’en recherchai la cause afin de pouvoir trouver le remède. Et certes, il n’est personne qui puisse désapprouver une pareille recherche. Et cette recherche, je la fis de bonne foi, dans des vues philosophiques, avec la seule passion de la vérité ; car ce serait démence de repousser la vérité qui peut nous rendre heureux et de préférer l’erreur qui doit faire naître notre malheur.

Si la vérité s’était trouvée dans l’excellence de l’Aristocratie et du Despotisme, j’aurais adopté avec ardeur le principe du Despotisme et de l’Aristocratie : mais je restai convaincu que l’inégalité était la véritable cause originelle et primordiale de tous les vices et de tous les malheurs de toutes les Sociétés, depuis le commencement du monde ; que cette cause était essentielle et fatale, c’est-à-dire qu’elle produirait, nécessairement, inévitablement, les mêmes vices et les mêmes malheurs tant qu’elle subsisterait, et jusqu’à la fin du monde si on la laissait subsister toujours ; que par conséquent le remède était la suppression de cette inégalité et la reconstruction de la Société sur la base de l’égalité. Je restai donc Démocrate, et devins plus Démocrate que jamais, c’est-à-dire j’adoptai les principes de la Révolution française, une Déclaration des droits, la Souveraineté du Peuple, la liberté, l’égalité, la fraternité et toutes leurs conséquences.

Alors, je voulus faire un travail que j’avais toujours projeté et que je n’avais jamais eu le temps de réaliser, emporté que j’étais par les affaires de chaque jour et de chaque heure ; je m’occupai de rédiger un programme, un plan d’organisation sociale et politique.
Toutes les fois que, nous autres Démocrates, nous attaquions le système de l’inégalité, ses partisans, sentant leur impuissance à repousser nos attaques, nous répondaient d’un ton triomphal : "Mais que mettez-vous à la place ? Où est votre programme, votre système, votre plan ?" Le Peuple lui-même, et la masse du Juste-milieu [9] qui désire sincèrement le bien général, nous disaient également : "Qu’est-ce que c’est que ça, la Démocratie, la République ? Est-ce que ça vaut mieux pour nous que la Monarchie ? Est-ce que ça nous donnera du travail et du pain ? Est-ce que ça paiera nos billets aux échéances de la quinzaine ou du mois ? Est-ce que ça nous délivrera de nos soucis et de nos misères ? Est-ce que ça nous amènera l’aisance et l’ordre, la paix et le bonheur ? "
Je pris donc la plume pour rédiger un programme, un plan, comme le mathématicien pour résoudre un problème. Je me supposai chargé d’organiser une grande Société sur la base de l’égalité, et j’écrivis mon plan pour voir si et comment on pourrait organiser l’égalité dans l’éducation, dans la nourriture, dans le vêtement, dans le logement, dans l’ameublement, dans le travail, dans les charges de tous genres, et dans les jouissances de toute nature.
Je vis bientôt que l’égalité exigeait une étendue de production agricole et manufacturière, une économie, un ordre, une distribution intelligente et raisonnée, qui n’existent pas et qui ne peuvent exister aujourd’hui. Bientôt je fus conduit à l’éducation en commun, au travail en commun, à la nécessité de la concentration dans d’immenses ateliers et dans d’immenses magasins, à la multiplication illimitée des machines, à l’exploitation du territoire en commun, au partage des fruits et des produits, en un mot à la Communauté.
La Communauté ! Mais je l’avais toujours vu traiter d’utopie, de chimère, irréalisable, inapplicable, impossible, ne pouvant d’ailleurs établir d’autre égalité que l’égalité de misère, ni faire de la Société, et des hommes, autre chose qu’un couvent et des moines.

Cependant, ne voulant pas m’en rapporter aveuglément aux autres, et voulant vérifier le fait par moi-même, je refis mon programme et mon plan sur la base de la Communauté, pour voir si cette Communauté était ou n’était pas praticable et possible, pour voir si ce système pouvait satisfaire tous les besoins de la Société d’aujourd’hui sous tous les rapports, de l’éducation, de la nourriture, du logement, de l’agriculture, de l’aisance, du bonheur, des arts, de la famille, etc., etc. Et je vis avec surprise, avec joie, avec ravissement, que, si une Nation le voulait, elle pourrait facilement s’organiser en Communauté [10] , en conservant aux heureux d’aujourd’hui tout leur bonheur, en les rendant même plus heureux, et en procurant la même félicité à tous ceux que la misère accable aujourd’hui.
Je vis ensuite, avec un plaisir croissant, que la transformation d’une vieille Société en une Communauté nouvelle était possible sans bouleversement, sans dépouiller les riches, en détruisant à l’instant même la misère des pauvres. [11]
Je vis même, toujours avec un transport plus vif, que, à cause des immenses progrès survenus dans l’industrie et les machines, la Communauté était plus praticable aujourd’hui qu’à aucune époque antérieure, et chez une grande Nation industrielle que chez un petit Peuple sans industrie et sans puissance [12] .

Inutile de dire que pour m’assurer que la Communauté et la transformation d’une vieille Société en Communauté étaient possibles, je recherchai toutes les objections qu’on pouvait faire, sans en éviter aucune ; car si j’en avais rencontré d’invincibles, qu’on n’aurait pas manqué de m’opposer tôt ou tard, j’aurais intérieurement désapprouvé et abandonné ce système ; mais je ne trouvai aucune objection solide.

Et tout ce premier travail, je voulus le faire sans livres, d’après mes propres méditations et mes propres inspirations. Mais après mon épreuve terminée, voulant faire une contre-épreuve, je consultai tous les Philosophes anciens et modernes de tous les pays [13] ; je parcourus leurs ouvrages (plus de 1.000 volumes), afin d’avoir sur cette question l’opinion des hommes qui sont les lumières de l’humanité ; et je reconnus, avec bonheur, que presque tous adoptent l’Égalité, que beaucoup, et Jésus-Christ en tête [14], adoptent la Communauté, et que quelques uns seulement préfèrent l’Inégalité, mais avec des raisons ou des objections qui, loin de me convaincre, ne firent que me confirmer dans ma première conviction. Je trouvai même un assez grand nombre d’ouvrages, comme l’Utopie du chancelier d’Angleterre Thomas Morus, qui contenaient une organisation de Communauté. J’étudiai aussi tous les autres systèmes connus, ceux d’Owen, de Saint-Simon, de Fourrier, de Buchez et Roux, etc. ; et tous confirmèrent encore ma conviction en faveur de la Communauté. Elle seule me parut pouvoir résoudre parfaitement les questions de travail, de salaire, etc., etc. »

Contrairement donc à l’image du communiste cabétiste "icarien" de la fin des années 1840, où les disciples, bientôt rejoints par le maître, fuiront la société française pour créer au Texas des communautés de frères, Cabet pointe ici, sans en préciser les modalités, la possibilité d’un passage pacifique de toute la France à la Communauté que décrit son Voyage en Icarie.





Notes

[1La Sainte Famille, rédigée en 1844, publiée début 1845

[2Cabet évoque ici aussi bien la longue liste des utopistes des siècles précédents que l’apparition des premiers groupes communistes sous la Monarchie de Juillet

[3C’était bien l’incompréhension, sinon l’effroi, qui prévalaient dans la majorité de l’opinion

[4Cabet vise ici particulièrement les néo-babouvistes et le rassemblement parisien du Banquet communiste, cette même année 1840. Et de leur côté, ces communistes que Cabet condamne considèrent l’appropriation du mot « communiste » par Cabet comme l’intrusion dans un mouvement populaire, plébéien, ouvrier, d’un notable bourgeois, politicien de métier

[5allusion au matérialisme athée et révolutionnaire de certains néo babouvistes

[6C’est l’image que donne du communiste la presse bourgeoise : plébéiens "partageux", peu motivés par "le chagrin" (le travail !), avides de jouissances immédiates et bien matérielles, "fainéants et gourmands", comme le héros de Gelu

[7Député de la Côte d’Or en 1832, Cabet avait créé en 1833 le journal républicain radical Le Populaire, ce qui lui valut poursuites et exil

[8On mesure la somme de travail...

[9Orléanistes, partisans du régime du roi Louis-Philippe d’Orléans

[10Il s’agit bien d’organisation, et non de révolution

[11Il s’agit alors clairement, on le voit, d’un passage de toute la Nation à la Communauté, et non pas de la création de micro-communautés en marge de la société. Mais comment s’opérera ce passage ?

[12Rupture donc avec les communistes partisans d’un retour à des formes anciennes de l’économie et de la société

[13« Tous » ! on rencontre ici cet aspect quelque peu mégalomane qui sera si souvent reproché à Cabet

[14Cabet publiera en 1846 Le Vrai Christianisme suivant Jésus-Christ

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