BERNARD STIEGLER | Le capitalisme est en train de s'auto-détruire
Laissons la parole à Steigler. Pendant la Fête de l'humanité, le philosophe a prononcé au stand des Amis de l’Humanité une conférence intitulée « Pour une nouvelle critique ».
Marx a écrit il y a cent cinquante ans et publié il y a cent quarante-neuf ans, au mois de janvier 1859, sa Contribution à la critique de l’économie politique. Huit ans avant le premier livre du Capital, il jette les bases de sa pensée révolutionnaire. Il faut relire ces textes pour tenter d’élaborer une nouvelle critique du capitalisme. Mais il faut les relire avec distance car depuis cent cinquante ans toutes sortes de choses se sont passées que Marx, Engels et bien d’autres ne pouvaient pas imaginer. Marx n’aurait pas pu imaginer que ce qu’on a appelé le « temps de cerveau disponible » devienne une marchandise. Il ne pouvait pas imaginer non plus que, derrière la conscience, il y a l’inconscient. Marx reste au fond un philosophe de la tradition allemande idéaliste : comme tous les idéalistes, il croit que la conscience est maîtresse d’elle-même. Et il se trompe. C’est Freud qui, dix ou vingt ans plus tard, montre que l’inconscient est la clé de l’appareil psychique - et qu’il est manipulable.
Je plaide pour une nouvelle critique du capitalisme intégrant ces questions. Et, du même coup, pour une nouvelle critique de la raison au sens de la Critique de la raison pure écrite par Kant quatre-vingts ans avant Marx. Tant de gens ont renoncé à la critique, tant d’artistes, de philosophes, d’écrivains, d’hommes et de femmes politiques, y compris à la direction du Parti communiste français ! Pourquoi ? Parce que nous avons sous-estimé les incroyables capacités de transformation du capitalisme et en particulier l’effet des technologies de communication dont Marx ignora pour essentiel l’enjeu, réduit à ce qu’on appelait dans le marxisme orthodoxe les superstructures. André Lange, un professeur de l’université de Liège, a essayé de montrer qu’on avait tort d’accuser le marxisme d’être incapable de comprendre l’importance des télécommunications et il montre que, dans le Livre I du Capital, Marx analyse l’importance du télégraphe dans les rapports de production par ce qu’il décrit comme des rapports de communication. Mais en aucun cas André Lange ne se rend compte de l’énormité de la question posée. Le problème n’est pas de savoir que le télégraphe va servir à piloter la circulation des marchandises, mais comment le télégraphe, le téléphone, la radio et la télévision transforment la conscience en marchandise. Les effets de tous ces médias sont colossaux et le pouvoir du capitalisme repose sur la maîtrise et l’intelligence de ces effets. C’est là qu’intervient un personnage que j’ai découvert il y a quelques années. Il s’appelle Edward Bernays. C’était le neveu de Sigmund Freud. En 1917, le gouvernement américain veut s’engager dans la Première Guerre mondiale, mais pas avant de gagner à cette idée une opinion publique isolationniste. Il lance donc une campagne dans l’opinion publique. Elle ne fonctionne pas. C’est alors que Bernays explique que, comme son oncle Sigmund Freud l’enseigne à Vienne, si on veut convaincre quelqu’un, il ne faut pas s’adresser à sa conscience mais à son inconscient. Car là résident des processus profonds de la volonté qui peuvent être captés, manipulés. Bernays est le premier théoricien du marketing. Contrôler l’inconscient des individus pour développer un pouvoir de conviction plutôt que de coercition, cette théorie est à la base du « soft power » développé ensuite par Joseph Nye comme étant la stratégie américaine par excellence.
Pendant ce temps le marxisme décrétait que la psychanalyse était une théorie « bourgeoise ». La découverte fondamentale de Freud était refoulée, reniée par les partis communistes du monde entier tandis que le capitalisme l’utilisait pour ses propres intérêts. Tant et si bien que nous vivons aujourd’hui dans le monde du psychopouvoir. Bien sûr, il y a le FBI, les renseignements généraux, le fichier Edvige, Échelon, ce système mondial de surveillance de télécommunications, et il y a eu le Guépéou, le KGB et la Gestapo. Mais aujourd’hui, ce qui fait le pouvoir, c’est le psychopouvoir, un pouvoir pris sur nos consciences par les médias, par tout un dispositif qui est devenu le nerf du capitalisme. Le psychopouvoir est le coeur de l’infrastructure de production et de logistique du capitalisme industriel. Il s’est développé tout au long du XXe siècle, dans les années vingt avec la radio et à partir des années cinquante avec la télévision. En 1952, 0,1 % des Français ont la télévision, en 1960, 13 %, et en 1970, 70 %. L’explosion de 1968 procède fondamentalement du développement de la télévision - j’en ai parlé dans un de mes livres récemment. La Ve République est basée sur la montée en puissance de la télévision. Aujourd’hui les gens la regardent plus de 3 heures et demie par jour en moyenne et le taux d’équipement des ménages est de 98 %. Dans beaucoup de familles, surtout les plus pauvres, il y a une télévision par enfant. Une enquête de l’Institut de criminologie de Hambourg vient de montrer qu’il y a une corrélation étroite entre le taux de télévision par famille et les actes de délinquance juvénile. Le développement de ces médias a provoqué une perte de conscience, une fascination qui fait qu’aujourd’hui il n’y a plus de conscience politique. Face à cette instrumentalisation, les partis de gauche ont une responsabilité écrasante. Ils n’en ont pas développé la moindre critique parce que les hommes et femmes politiques ont peur des médias : ils sont soumis au psychopouvoir.
La Nouvelle Critique chercha dans les années soixante à introduire la question de la psychanalyse. Le premier article qu’elle a consacré à Jacques Lacan date de 1964. Dans les statuts du PCF à cette époque, il est écrit que « le PCF fonde son action sur le marxisme-léninisme qui généralise les connaissances philosophiques, économiques, sociales et politiques les plus avancées. Cette doctrine s’enrichit sans cesse des acquis de la science ». Ces statuts sont rappelés dans un numéro qui explique, parce qu’il y a un débat au sein du PCF, pourquoi il faut discuter avec tous les auteurs qui publient alors dans la revue Tel Quel. Dans cette période la France est le site d’une formidable ébullition intellectuelle. Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Louis Althusser sont connus dans le monde entier. Ils représentent un pouvoir intellectuel extraordinaire qui a été aujourd’hui dilapidé par la gauche.
Dans le numéro 13, d’avril 1968 de la Nouvelle Critique, un lecteur issu du milieu psychiatrique écrit : « Ne serait-il pas possible d’instaurer dans la Nouvelle Critique un débat entre marxisme et psychanalyse ? Les jeunes psychiatres communistes ne comprennent pas les positions des camarades soviétiques de condamnation totale de cette importante partie de la psychiatrie qu’est le freudisme. » Quelques mois plus tard, ce genre de question n’aura plus cours. Mai 68 sera passé par là. Un article qualifiera les gauchistes de petits-bourgeois. Sans doute. Mais Marx était un bourgeois ! Et l’idéologie gauchiste sera analysée sans aucune référence à Herbert Marcuse, dont l’influence était pourtant notable parmi les acteurs du mouvement étudiant. Or Marcuse écrit en 1954 que les technologies de communication provoqueront un processus de désublimation et qu’avec la télévision se développera un surmoi automatique. Ce surmoi automatique, c’est le radar de M. Sarkozy, c’est le fichier Edvige, c’est ce que Gilles Deleuze appellera en 1990 les sociétés et technologies de contrôle, dont il dira que le marketing est le principal dispositif. Tout cela a été étudié, pensé, débattu - mais pas dans les partis politiques de gauche. Aujourd’hui il est temps d’ouvrir cette discussion.
Je me considère héritier du marxisme, mais je ne me considère plus comme marxiste. Ce qu’on appelle le marxisme a rendu Marx illisible et n’est pas du tout sa pensée. Par exemple, dans le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels expliquent que le prolétariat, cette nouvelle classe sociale, n’est pas la classe ouvrière : ils expliquent au contraire que les ouvriers, qui ont un savoir-faire, vont disparaître pour être remplacés par les prolétaires qui, eux, n’ont que leur force de travail. Pourquoi ? Parce que le savoir est passé dans la machine. Et comme tout le monde a une force de travail, la concurrence va faire baisser le prix du travail et conduire à la paupérisation. Marx ajoute que tous les employés de la société industrielle deviendront des prolétaires. C’est ce qui arrive aujourd’hui aux ingénieurs des usines de sous-traitance automobile, qui ont perdu l’intelligence des processus.
Or la prolétarisation devient au XXe siècle la perte du savoir-vivre qui affecte les consommateurs. Nous ne savons plus faire à manger, préparer nos vacances, nous savons de moins en moins nous occuper de nos enfants, entourer nos parents. Des sociétés de services le font à notre place. Bientôt nous n’aurons même plus à conduire nos voitures : elles se conduiront toutes seules sur des autoroutes électroniques. Marx ne pouvait pas voir venir le consumérisme du XXe siècle. Cette société de consommation a été orchestrée par le marketing pour lutter contre une grande découverte du marxisme : la baisse tendancielle du taux de profit. En 1867, Marx explique que le capitalisme atteindra rapidement sa propre limite. Selon lui, le taux de profit diminuera obligatoirement, entraînant l’effondrement de la rentabilité des investissements, un processus de surproduction et du chômage. Et il croit qu’à la faveur de cette crise économique le prolétariat renversera le capitalisme. Or il y a bien eu une crise économique à la fin du XIXe siècle, mais le capitalisme l’a surmontée par deux voies. La première, la plus horrible, fut la guerre de 1914-1918 : quand le capitalisme rencontre ses limites, cela se termine en guerre. Il faut donc penser ces limites pour tenter, comme le voulait Jaurès, d’éviter les guerres. La deuxième voie est le marketing et le fordisme. Henry Ford n’a pas seulement utilisé la théorie de Taylor pour l’appliquer au travail à la chaîne dans ses usines, il a aussi découvert les techniques de consommation. Il a compris que Marx avait raison et qu’il fallait trouver une solution à la baisse tendancielle du taux de profit. Pour élargir le marché, il a inventé des modes de production, de distribution et de commercialisation tels que ses propres ouvriers puissent acheter les voitures qu’ils fabriquaient. Jamais au XIXe siècle la bourgeoisie n’avait imaginé que les prolétaires pourraient acheter ce qu’ils produisaient. Pour cela il fallait développer le consumérisme, et mettre la consommation au coeur de l’existence. Cela s’appellera « the american way of life ». Au moment où Ford construit ses usines, à Los Angeles s’ouvrent les premiers studios de ce qu’on a appelé l’usine à rêves d’Hollywood. C’est aussi à ce moment qu’Edward Bernays explique au gouvernement américain comment manipuler l’inconscient. Et cela va mener dans les années vingt à la naissance de ce que le philosophe allemand Adorno nommera les industries culturelles, dont il dira qu’elles font système avec les industries de production matérielle. À quoi servent ces industries : cinéma, radio, télévision ? À capter le temps de notre attention pour mettre nos comportements au service de la consommation. Et nous adorerons consommer de plus en plus, et passer la grande part de notre existence devant la télévision, dans les embouteillages et au supermarché.
Le capitalisme du XXe siècle a capté notre libido et l’a détournée des investissements sociaux. Or c’est par la sublimation que notre libido fait de nous des êtres sociaux plutôt que des barbares. C’est l’énergie libidinale qui est à l’origine de ce qu’Aristote appelait la philia, l’amitié entre les individus (philia, en grec, veut dire amour). Aristote dit que pour vivre en société il faut que nous nous aimions, que nous ayons de l’estime les uns pour les autres, et d’abord pour nous-mêmes. Aujourd’hui nous n’existons plus : nous subsistons. Exister, c’est être reconnu par les autres à travers des relations sociales. Il n’y a plus de relations sociales, d’échange symbolique, de libido. Le marketing a exploité la libido des parents puis celle des enfants et les a détruites. Or, quand on détruit la libido, il reste les pulsions qui donnent al Qaeda aussi bien que Richard Durn, cet homme qui a assassiné la moitié du conseil municipal de Nanterre en 2002. Tous, nous sommes pulsionnels mais, en principe, notre éducation transforme nos pulsions en libido. Par exemple quand on tombe amoureux d’un homme ou d’une femme, on ne lui saute pas dessus. Cela existe, s’appelle le viol, et c’est réprimé. Quand on tombe amoureux on socialise la pulsion sexuelle et on cultive dans le temps une relation où l’on considère que l’objet de son amour n’a pas de prix. C’est ce sentiment que le capitalisme détruit peu à peu. Il est ainsi en train de détruire la parentalité. Avec d’autres j’ai lutté contre la chaîne de télévision Baby First. Elle n’a malheureusement pas été interdite, mais le CSA a recommandé aux parents de ne pas laisser leurs enfants la regarder. Pourquoi cette chaîne est-elle apparue ? Freud explique que, quand on a moins de cinq ans, on s’identifie à ceux qui nous éduquent de façon indélébile. Tout ce qui est alors transmis est inscrit dans l’inconscient et surdétermine le comportement. Le marketing américain en a déduit il y a une trentaine d’années qu’il fallait que la télévision s’adresse le plus tôt possible aux enfants car, comme l’a montré une enquête récente, 61 % des actes d’achats sont prescrits aux parents par leurs enfants.
Le capitalisme a connu deux limites. La première : la baisse tendancielle du taux de profit. La deuxième : la baisse de l’énergie libidinale. Une troisième a été annoncée par René Passet dès 1979 dans l’Économique et le vivant. Il montrait que le capitalisme [l'économie basée sur la rareté] s’autodétruirait en épuisant ses propres ressources : pétrole, eau, motivation, etc. En 2008, nous vivons cette crise colossale. Aujourd’hui, le danger n’est pas la bourgeoisie, mais un devenir mafieux qui se généralise dans tous les pays, y compris démocratiques. Qu’est-ce que la mafia ? C’est une organisation pulsionnelle où tous les coups sont permis. Or le capitalisme financier tend à devenir mafieux [Jean Tirole et les marchés bifaces]. Le capitalisme est en train de s’autodétruire et ce n’est pas une bonne nouvelle : cela pourrait être bien pire que la Première Guerre mondiale. Il n’y a pas aujourd’hui d’alternative crédible au capitalisme. Alors que faire ? Il faut poser sérieusement la question de la reconstruction d’une économie libidinale capable de produire de la sublimation et un changement de modèle industriel. Comment une société industrielle pourrait-elle se développer qui permettrait aux Indiens, aux Chinois, aux Brésiliens, etc., de rentrer dans un nouveau mode de vie où la subsistance de tous soit assurée sans détruire la planète ? C’est le vrai sujet. Le XIXe siècle a été régi par le productivisme, le XXe par le consumérisme. Aujourd’hui nous savons que ces modèles sont ruineux. Du coup, quand nous disons qu’il faut défendre le pouvoir d’achat des travailleurs, réfléchissons bien : Nicolas Sarkozy dit la même chose. Est-ce qu’il faut défendre le pouvoir d’achat des travailleurs, ou est-ce qu’il ne faut pas plutôt défendre leur savoir d’achat ? À quoi cela sert d’avoir du pouvoir d’achat pour acheter de la bouffe qui nous empoisonne ? À quoi cela sert de développer des comportements de consommation qui détruisent la planète ? Il faut inventer un nouveau mode de vie. Les gens ne veulent pas être gavés de crétineries mais ils sont pris dans un piège. Ils sont intoxiqués, devenus dépendants de l’automobile, de la télévision… Le capitalisme consumériste du XXe siècle a développé cette addiction et fonctionne sur cette base. Il a développé la capacité de contrôler notre inconscient et de nous manipuler. Tout cela peut et doit changer : tel sera le chantier politique du XXIe siècle.
Compte rendu réalisé par Jacqueline Sellem