La Philosophie à Paris

CITATION / La disjonction du contemporain et de l'antique

15 Octobre 2015, 11:42am

Publié par Anthony Le Cazals

CITATION / La disjonction du contemporain et de l'antique

D’où votre intérêt pour la tragédie de Sophocle, Œdipe tyran ?

 

Et pour Sophocle en général. Le « miracle grec », c’est, au VIIIe siècle avant notre ère, dans les pas de l’invention de l’écriture alphabétique, une nouvelle psychè et une nouvelle polis. Cela constitue un profond changement noétique où il est possible de s’individuer en tant que citoyen. Or, au Ve siècle, cet idéal pourrit sur pied : c’est le contexte d’Œdipe tyran. Œdipe soigne la peste, mais la peste reviendra – par exemple avec Créon. La peste, dit Socrate, ce sont les sophistes qui s’emparent de la technique de l’écriture pour produire un discours qui n’est plus vrai, mais qui est efficace. La philosophie, avec l’Académie de Platon, naît de cette crise de la cité athénienne. En cela, elle est toujours politique : elle est une pensée critique des conditions de vie des citoyens dans la polis. C’est cette scène-là que nous devons revisiter en suscitant des pharmacologies positives à partir des techniques numériques – aujourd’hui exclusivement au service d’impératifs économiques consuméristes devenus eux-mêmes massivement toxiques.

Pourquoi vous en prendre, dans vos derniers essais, à la philosophie universitaire – Badiou, Rancière, Deleuze ou Derrida ?

 

Je ne mettrais certes pas Deleuze et Derrida sur le même plan que Badiou et Rancière… Mais il est vrai que les théoriciens de la gauche française n’ont pas vu une chose essentielle : l’entreprise de démoralisation à laquelle a conduit l’hypernihilisme provoqué par la révolution conservatrice au début des années 1980. Deleuze fait cependant exception à partir de 1990 avec son Post-scriptum sur les sociétés de contrôle. Ces universitaires, qui ne voient pas que la technique constituepharmacologiquement le milieu noétique, restent fidèles au mot d’ordre marxiste des années 1960 et 1970 : la lutte contre l’État – et sont en cela instrumentalités par cette révolution conservatrice qui pose que « l’État est le problème ». Mais avec l’eau du bain de l’État et de la Nation, on a jeté le bébé qu’est la res publica – la chose publique. Or la chose publique est le lieu de formation de l’attention et du soin – c’est-à-dire du désir comme investissement, ce que la financiarisation mise en œuvre par les néoconservateurs a liquidé. Cela donne de nos jours le Front national, l’effondrement du désir, et la domination de la pulsion – dans les banlieues comme à Carrefour, chez Sarkozy et chez Strauss-Kahn.

Bernard Stiegler, entretien pour philomag

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