La Philosophie à Paris

BERNARD SICHERE / Mai 68, Badiou et les autres

28 Mai 2011, 10:14am

Publié par Paris8philo

Raconter le soir aux petits enfants… J’imagine, le soir venu, l’enfant assis en face de moi, à la fois impatient et ingénu. Il me regarde, le menton dans ses mains, à la fois impatient et ingénu, l’œil gourmand, avide de mots et de souvenirs : « Grand-père, raconte-moi encore mai 68 ! ». Je prends ma respiration et je commence, en me carrant dans le creux du fauteuil, les yeux tournés vers ce qui n’existe plus et qui pourtant demeure. Parce qu’il faut bien que ceux qui, comme lui, seront là quand nous n’y serons plus aient à leur tour quelque chose à se raconter à notre sujet qui les fasse rêver…

Deux leçons de Mai 68

Je n’ai jamais cessé de songer à Mai 68, d’y revenir, c’est comme ça. Et je continuerai, je le sais, chaque fois que je sentirai chez tel ou tel interlocuteur un mouvement d’impatience, de colère mal réfréné, d’hostilité viscérale. Chaque fois que je réentendrai Sarkozy à Bercy, à la veille des présidentielles, en train d’éructer tout le mal qu’il pense de Mai 68, sous le nez du pauvre Glucksmann qui aura ce soir-là mangé son chapeau devant tout le monde. Cela me fait du bien d’y penser parce que, pour moi comme pour tant d’autres de ma génération, les choses ont commencé là. Elles auraient pu ne pas éclater, prendre un autre tournant, mais rien n’y a fait : cette gerbe d’insolente libération a explosé au nez de toutes les autorités, à commencer par les autorités universitaires, au nez de De Gaulle aussi, qui n’était plus en phase avec le monde, notre monde, au nez de tous les donneurs de conseil, à commencer par les flics du Parti communiste. C’est d’ailleurs la première chose qui nous ait frappés : ce mouvement était au départ spontané, il venait d’étudiants politisés assurément, mais ces étudiants n’étaient pas proches du Parti communiste. Ils allaient d’ailleurs apprendre, au fil des semaines, que les communistes les haïssaient et feraient tout pour les abattre, que dès que leur mouvement allait faire tache d’huile et se répandre dans les usines, ils lâcheraient contre eux les petits chefs et les nervi de la CGT. Première leçon décisive : le mouvement de mai 68, étudiant d’abord, ouvrier par la suite, aura eu pour principal ennemi le Parti communiste et la CGT, beaucoup plus encore que la droite. Les communistes d’ailleurs ne s’y trompèrent pas, qui coururent à Grenelle dès que possible offrir au général De Gaulle leur bénédiction afin de mettre fin à la « chienlit » (il faut revoir de toute urgence le film La Reprise des usines Wonder). Ils ont respiré ce jour-là en retrouvant leur poste de chiens de garde de la classe ouvrière, provisoirement du moins. Car ce devait être pour eux à la fois la mise au jour de leur imposture et le commencement d’une lente traversée du désert, jusqu’à ce que Mitterrand, qui les détestait pour d’autres raisons, les achève.

Deuxième leçon : ce mouvement, qu’on peut appeler « insurrection », ou même, ce qui n’est pas faux, « révolution culturelle », n’aura duré que très peu de temps, mais ce temps-là fut décisif au point que rien par la suite ne devait être comme avant et qu’aujourd’hui encore beaucoup n’en sont pas revenus (comme on dit que d’une histoire d’amour on ne revient pas). Deux conséquences majeures témoignent de cette vérité : d’une part la disparition pour un bon moment de l’extrême droite dans le paysage politique, d’autre part la lente érosion du Parti communiste devenu peu à peu, pour reprendre le vocable dont sa hargne affublait les gauchistes d’alors, un « groupuscule ». Si je parle en même temps de « révolution culturelle », c’est que ce qui se trouva visé principalement dans ce mouvement ne fut pas telle ou telle situation sociale ou économique, telle revendication de salaire (les ouvriers mutins n’avaient pas cela en tête), mais le mode de vie lui-même et la dignité, les valeurs sur lesquelles une jeunesse aurait à fonder son existence, la possibilité d’opposer à un monde protégé, balisé, injuste et répressif, un monde émancipé aspirant à d’autres valeurs. Changer la vie fut alors l’un des mots d’ordre omniprésents capable d’opposer sa claire virulence à une classe politique dans son entier, et seuls quelques niais purent imaginer qu’il redevenait d’actualité quand en 1981 Mitterrand, avec un cynisme parfait, fit mine de le rapporter dans ses valises pour mieux l’assassiner (la génération de ceux qui l’appelèrent affectueusement « tonton » fut une génération très bête).

Anarchistes, situationnistes, maoïstes.

La troisième leçon est que, une fois ce mouvement insurrectionnel et prodigieusement créatif chassé de la scène officielle, et le travail reprenant dans les usines conformément à la sommation du général de Gaulle (« les ouvriers doivent travailler, les étudiants doivent étudier »), les forces se scindèrent et de nouveaux visages apparurent. Question, en effet : comment continuer ? Nous nous la sommes alors presque tous posée, c’est elle qui traversa durant un bon moment la totalité du monde intellectuel et artistique, cinéastes en tête (le beau visage de Jean-Pierre Léaud, celui de Pierre Clémenti) : la mèche fit long feu, et l’agitation, sous l’apparent retour à l’ordre, devait se poursuivre un certain nombre d’années encore.

Le « gauchisme » était une nébuleuse d’où quelques têtes émergeaient. Il y avait la tête anarchiste : elle avait ses raisons, et d’une certaine manière elle reprenait en chœur, avec un certain décalage chronologique, les motifs de la révolution hippie des années soixante surgie comme un raz-de-marée dans l’Amérique blanche et puritaine, et dont les jeunes d’aujourd’hui n’ont qu’une image à la fois floue et faussée. Les trois concerts filmés de Woodstock ou le film Alice’s restaurant d’Arthur Penn, déchirant de mélancolie, n’en rendent que très partiellement compte : les moments d’insurrection populaire et poétique sont d’une certaine manière hors du temps, comme ces éclairs de temps messianique dont parle Walter Benjamin, mais il demeurent pour ceux qui les ont vécu à jamais inoubliables (un film récent de Sean Penn, Into the wild, donne magnifiquement à méditer, à cinquante ans de distance, la leçon d’une aventure si belle).

Outre la tête anarchiste (qui serais-je pour juger ceux qui, non loin de moi, parfois collègues de lycée, y bercèrent leur jeunesse intrépide ?), deux autres têtes : la situationniste et la maoïste. Je connaissais peu la première et le nom de Debord m’était à peu près inconnu (je n’avais lu que Vaneigem). Je me liai à la seconde, comme beaucoup d’intellectuels, comme les amis de Tel Quel, comme ceux qui embrassèrent l’activisme de la Gauche prolétarienne, comme ceux de l’UCF que je finis par rallier, un peu par hasard je dois dire. Si l’adjectif « prolétarien » donnait à l’organisation rivale de la nôtre sa couleur, celle-ci affichait à la fois le mot « communisme » (« Union des communistes de France ») et le slogan théorique passe-partout de l’époque, « marxiste-léniniste ». J’avais lu Marx en effet quelques années auparavant (aucun engagement ne tombe du ciel, il tombe plutôt de l’arbre comme un fruit mûr), et le « matérialisme historique » avait fini par me combler théoriquement comme il l’avait fait jadis pour Sartre et Merleau-Ponty, puisque cet instrument de pensée me permettait à la fois d’exorciser l’aura d’un famille de droite et même d’extrême droite, et d’opposer aux pensées de l’ordre une philosophie de l’histoire associant la dialectique hégélienne et la doctrine politique de la guerre des classes.

En quoi étions-nous, cela dit, une organisation maoïste ? C’est bien sûr ce point que tout vient se focaliser, et l’aventure de la GP, et celle de l’UCF, et la couleur de fond de l’époque : le « Mouvement de juin 71 » et le voyage en Chine de Sollers, Kristeva et Pleynet, La Chinoise de Godard et l’épisode Dziga Vertov mettant le feu aux Cahiers du cinéma, le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, les occupations d’usine et le combat des Lip, – en somme, une explosion contestataire tous azimuts qui révélait la possibilité d’une alternative  réjouissante à la Société Policière de Consommation. A ne voir que cela, pourtant, on oublie qu’en arrière d’une telle mobilisation populaire et inventive il y eut aussi, comme toujours, l’envers sinistre de boue et de mort : les attentats de la Fraction Armée Rouge en Allemagne, en Italie les Brigades Rouges, l’assassinat d’Aldo Moro et les meurtres de masse perpétrés par l’extrême droite (loge P2, services secrets), en France d’autres meurtres ciblés qui eux aussi avaient un parfum de droite extrême, Henri Curiel, Pierre Goldmann, « Honneur de la Police », aux portes de Renault le vigile qui tue Pierre Overney à bout portant, et Marchais qui ose déclarer que les gauchistes en l’occurrence sont complices du patronat (tant d’ignominie, tout de même…). Et puis, en arrière encore de ce bruit de fond mi-joyeux mi-sinistre, ailleurs, très loin ou très proche, la Révolution culturelle chinoise lancée en 1966 et considérée par beaucoup (mais pas par les staliniens français qui se trouvaient brusquement tournés sur leur gauche) comme la base arrière d’une « révolution mondiale » en laquelle nous avions envie de croire, nous qu’avait soulevés déjà depuis un moment la révolte face à la guerre atroce menée par les Américains au Vietnam.

Et la Chine ?

Donc vous avez soutenu Mao, la « Bande des quatre » et la révolution culturelle ? Du temps que je fus à l’UCF ce fut, en effet, l’un des points forts de connivence, si d’autres nous séparaient, sourdement ou plus clairement. Nous soutenions cela, oui,  comme tant d’autres au même moment, ce qui n’est pas une excuse mai un rappel. Cela dit, ce soutien avait-il pour tous la même signification ? Je n’en suis pas sûr du tout, et il me semble que la suite des évènements l’a montré. Les situationnistes, eux, furent nets depuis le début, et l’hostilité de Debord à l’égard des « maos » fut sans ménagement : un film monté par eux (La dialectique peut-elle casser des briques ?) démontrait impeccablement, avec un humour féroce, qu’à leurs yeux cette prétendue révolution prolétarienne était une lutte sanglante de factions au sein d’un appareil de terreur. Un livre qu’on m’opposa, Prisonnier de Mao de Pasqualini, aurait dû m’ouvrir les yeux : je demeurai inébranlable, convaincu qu’un peuple entier venait de se soulever pour changer la face du monde, et que toute réserve relevait de la désinformation. Avais-je inventé la mobilisation des Gardes rouges, les médecins aux pieds-nus, les dazibaos affichés quotidiennement au nom du mot d’ordre « Que cent fleurs s’épanouissent » ? Mes parents, atterrés, suivaient sans rien dire l’évolution de mon enthousiasme, incompréhensible et douloureux pour eux. Notre mémoire est courte, elle se réduit souvent aux simplifications qu’appellent des remords rétrospectifs. Or s’il est facile après coup de trancher, il est plus difficile d’être honnête, d’interroger la durée de son propre aveuglement, de comprendre aussi ce qui nous aura passionnés dans une aventure qui ne saurait se réduire à la malfaisance de quelques dirigeants mégalomanes, puisqu’elle traversa l’immensité d’un continent et d’une jeunesse fanatisée (il faut relire le face-à-face de Malraux et de Mao dans les Antimémoires : fascinant). De la Chine d’alors, il faut dire que nous connaissions surtout les slogans qui nous en parvenaient, comme d’une Cité interdite dont les murs protégeaient bien des secrets. Il nous reste aujourd’hui, sans nier l’évidence d’une Terreur qui fit des millions de morts, à méditer l’énigme de cette révolution et surtout de ce peuple à travers deux témoignages d’époque exceptionnels, La Chine d’Antonioni, chef d’œuvre tourné en pleine révolution culturelle et que les autorités communistes d’alors (la « Bande des quatre ») jugèrent « contre-révolutionnaire », et Comment Yu-Kong déplaça les montagnes, documentaire inouï de Joris Ivens, irremplaçable dans le dogmatisme même de son parti pris, que malheureusement personne depuis n’a pu revoir dans son intégralité (seulement, il y a quelque temps, en version tronquée à la Cinémathèque de Bercy, sans que personne à ma connaissance se soit hasardé à le commenter sérieusement).

Le style, c’est l’homme.

Je parlais de boue et de mort : c’est le point-clé, pour qui du moins veut discuter sans rester dans les généralités. De ce militantisme maoïste, il faut bien rendre compte, puisque ceux qui sont venus par la suite sont en droit de savoir ce en quoi nous avons cru, ce que nous avons fait, et de quoi nous sommes fiers ou honteux. Quid de l’UCF, organisation rivale de la Gauche prolétarienne dirigée principalement par Alain Badiou ? Quelqu’un, dans l’article d’Eric Conan publié par Marianne (27 fevrier – 5 mars) déclare que Badiou n’a pas de sang sur les mains parce qu’il n’en a pas eu l’occasion, tandis qu’un autre, Michel Schneider, le définit comme un « maître pervers ». Autant la seconde de ces qualifications ne me paraît pas hors de propos, autant la première demande des explications. Soyons clairs : je n’ai pas de plaintes à formuler, je n’ai jamais subi là autre chose que ce que j’ai volontairement accepté (cela me semble la signification exacte du mot « engagement »). La première chose qui me semble évidente est que l’UCF, tout comme la Gauche prolétarienne, était une organisation sectaire, sévère dans son fonctionnement, souvent impitoyable dans sa discipline, et d’autant plus fermée sur elle-même que son rapport effectif à la réalité du monde ouvrier était passablement problématique. Que beaucoup, dans sa composition, aient été de jeunes intellectuels explique bien de choses, tout autant que la quasi-absence en son sein d’implantation ouvrière à la différence de ce qui avait lieu à la GP, laquelle comptait dans ses rangs pas mal d’établis en usine (ce qui est évidemment tout à leur honneur puisque, lorsque la débâcle s’annonça, les petits chefs de la CGT ne leur firent aucun cadeau et leur firent salement payer la frousse qu’eux-mêmes avaient éprouvée).

Quand on ne dirige presque rien à l’extérieur, comment ne pas se concentrer sur la domination à l’intérieur ? Les trois intellectuels qui allaient demeurer si longtemps à la tête de l’UCF (outre Badiou, Natacha Michel et Sylvain Lazarus, sans compter l’économiste Pierre-Noël Giraud) tenaient leurs troupes par l’argumentation, en quoi Badiou avait bien sûr une longueur d’avance sur les autres et s’imposait facilement à des gens plus jeunes que sa dialectique séduisait, mais aussi par une discipline de fer (la même, je crois, régnait dans la plupart des organisations maos) et un style qu’Eric Auzoux et Michel Schneider ont parfaitement décrit : le style militaire propre à une organisation qui se voulait clandestine et s’estimait détentrice à elle seule d’une vérité adamantine. En regard de ceux qui furent souvent mal traités et qui pour certains le disent aujourd’hui, je pense avoir été clairement ménagé. Raison de plus pour que, me tournant vers un passé de passion, d’amitiés fortes, j’évoque ceux qui donnèrent à cette organisation tant de leur temps, de leur talent et leur jeunesse même, alors que pour beaucoup d’entre eux ils n’étaient pas encore entrés dans la vie active et parfois vivaient chichement : qu’on me pardonne si je pense à eux aujourd’hui avec plus d’émotion qu’à ceux qui, au sommet, voyaient en eux d’abord une masse de manœuvre, tout en gérant habilement par ailleurs leur carrière universitaire. Ce qui me frappe le plus dans les textes de Badiou n’est pas à vrai dire que sans cesse il nous ramène à la chose politique comme au noyau dur de sa pensée, mais que, des actions menées par ces gens souvent admirables qui s’épuisèrent sans compter sous sa direction, il ne soit sous sa plume pratiquement jamais question. Il y aurait donc d’un côté la majesté des concepts et de l’autre le dur labeur des gens de peine et des hommes de peu ? Ce n’est pas l’idée, personnellement, que j’avais retenue de Mai 68 : j’avais cru en une transformation profonde, au contact des révoltes populaires, de la fonction intellectuelle, celle que Foucault par exemple incarnait à l’époque en intervenant dans les prisons et les asiles psychiatriques comme aux côtés des ouvriers de Solidarnosc en Pologne : nous étions décidément loin du compte.

Sortir de l’organisation : le rire et les larmes.

Je sais comment je suis entré dans cette organisation : à la suite d’un article que Sollers avait accepté de publier dans Tel Quel et qui concernait le tollé que j’avais suscité au lycée Janson de Sailly en annonçant dès le début de l’année que j’allais parler de Sade. Vint une réplique maoïste à mon texte, des rencontres, des pourparlers. Je sais également comment j’en suis sorti avec d’autres, dans une phase de désillusion qu’avait fini par susciter l’impossibilité d’obtenir certains débats et la multiplication incessante de « bilans » solennels, alors que nos pratiques s’enlisaient dans une absence manifeste de résultats. Il semblait, en somme, que l’accentuation sectaire du discours répondait à la raréfaction des effets produits dans le réel. Elément déclencheur, le drame que vécut alors notre ami François Balmès accéléra une révolte qui couvait depuis un bon moment. Un violent épisode délirant avait conduit à son internement sans qu’il nous soit possible d’en savoir plus : nous avions des comptes à demander, qu’on nous refusa (en l’occurrence Pierre-Noël Giraud, économiste et cadre dirigeant). A distance des évènements, je demeure personnellement convaincu, tout comme François M. qui lui aussi le connut et l’aima, que par une sorte de sainteté qui lui était consubstantielle, il prit alors sur lui la folie de tous pour nous permettre de l’exorciser une bonne fois.

Reste qu’on ne « sortait » pas de cette organisation, conformément à des statuts que je n’avais d’ailleurs jamais vus mais qui devaient bien exister quelque part : l’intimidation, essentielle pour qui veut demeurer le maître, devait jouer jusqu’au bout. Nous avons donc été officiellement « exclus », moi et le groupe des étudiants de Nanterre dont j’étais proche, pour « massisme et spontanéisme .» Ce jargon sans doute fait rire après coup, mais la violence et la tension, elles, furent très fortes, et je vis autour de moi bien des personnes blessées, abîmées, pour lesquelles on n’eut aucun égard. En langage clair, nous n’étions pas assez dirigeants, trop à l’écoute et à la remorque des « masses ».

De masses, à vrai dire, nous n’en avions guère vues, et c’était sans doute d’avoir un peu trop insisté pour les rencontrer qu’on nous faisait grief, en même temps que de ne pas leur avoir suffisamment imposé nos mots d’ordre, puisqu’il était entendu que nous étions les seuls détenteurs de la « ligne révolutionnaire » (de tout mon militantisme, je ne vis à dire vrai chez nous qu’un seul jeune ouvrier de Renault, fort sympathique au demeurant, qui fit une brève apparition et ne revint jamais.) Quant à ne pas être assez léninistes, qu’on me pardonne si rétrospectivement cette idée me fait rire. A l’époque, avec le groupe de Nanterre, il nous arrivait  souvent de rire entre nous, par détente, loin des chefs et des fâcheux, ce qui, il faut bien le dire, n’était pas très bien vu dans un groupuscule où le plus impeccable sérieux était requis en vue d’une tension révolutionnaire sans défaut (je ne crois pas qu’on ait beaucoup rigolé non plus  dans la Gauche Prolétarienne sous la férule de Benny Levy), et où certains idiots pouvaient lancer froidement en pleine réunion que l’homosexualité était bien, comme le disaient les camarades chinois, une « perversion bourgeoise » (il y a des cons partout, il y en eut aussi chez les maoïstes.) Mobilisation permanente face à un ennemi omniprésent et absolument haïssable, en vue du grand soir au cours duquel les comptes allaient enfin se régler : cela en effet ne prête guère à la blague.

Ce rire-symptôme, c’est au fond ce qui m’aura le plus manqué durant tout le temps où l’engagement militant m’éloigna de Tel Quel : j’en retrouvai la bienfaisance libératoire en renouant avec Sollers et Pleynet les fils d’une amitié depuis jamais démentie. Si d’ailleurs je songe rétrospectivement à la réunion au sommet entre les états-majors de l’UCF et de Tel Quel à laquelle je fus confié au tout début de mon engagement, je crois à une explication très simple de son échec : s’il est impossible de nier qu’il y eut en l’occurrence guerre au sommet entre deux fortes personnalités, le fait que Sollers se soit moqué de Badiou citant « le camarade Staline » en lui répondant par « le camarade La Fontaine » (« rien ne sert de courir, il faut partir à point »), témoigne assez clairement, je pense, du peu de crédit qu’il accordait à son pathos révolutionnaire, et qu’il avait perçu d’emblée, avec un flair très sûr, qu’un compagnonnage ne serait pas possible pour lui et les siens sous des auspices à ce point dogmatiques, pour ne pas dire un peu fous. Je note au passage que mon dernier échange avec Badiou, faisant boucle d’une manière éloquente avec le début de mon aventure, aura concerné Sade : comme j’objectais à son éloge de la Terreur révolutionnaire française et de Robespierre le cas de Sade, condamné à mort par l’infâme Fouquier-Tinville sous le double chef de « ci-devant » et de « libertin », il me fut répondu que je regardais l’histoire « par le trou de la serrure ». Personnellement, je donnerais tous les romans de Badiou  pour quelques pages du « citoyen Sade », qui eut le courage d’écrire « la vue de la guillotine de ma fenêtre m’a fait plus de mal que toutes les Bastilles imaginables »…

Verbiage révolutionnaire ou vraie vie ?

« Pourquoi alors êtes-vous parti ? »…  Mais parce que le bon sens n’était décidément pas au rendez-vous et qu’il m’était, comme à d’autres, devenu impossible de ne pas voir l’écart grandissant entre la réalité du monde et la rhétorique autiste qui permettait à Badiou de dissimuler au moyen d’une conceptualité régulièrement remaniée (Badiou est un inépuisable fabricateur de concepts) l’absence de toute effectivité. Ce que cette expérience, qui ne fut certes pas vaine mais qui aurait pu être plus courte, m’aura appris, c’est à juger plus lucidement les hommes et à m’en tenir à ce jugement. Badiou est de toute évidence un homme qui aime dominer les autres (c’est ce que Michel Schneider traduit dans son langage précis d’analyste), et il est également, en politique, celui qui a décidé une fois pour toutes de n’avoir jamais le pouvoir, ce qui lui permet de s’en tenir à une posture de dénonciation radicale parfaitement confortable en ce qu’elle exclut toute mise à l’épreuve (c’est ainsi que je comprends « Badiou n’a pas de sang sur les mains… »). On sait comment la GP s’est finalement dissoute : parce que, mise devant l’éventualité de décider une mise à mort (celle du contremaître Nogrette), elle s’y est clairement refusée. Benny Lévy aura sans doute été un dirigeant tout aussi sectaire que Badiou (il faut relire à cet égard ses entretiens d’alors avec Sartre et Gavi comme avec Foucault), du moins doit-on mettre à son crédit cette décision, qui fait honneur à tous ceux qui l’ont prise en même temps que lui. Nous ne nous sommes pas trouvés, nous, dans la même situation, dieu merci, parce que nos actions, souvent épuisantes, n’étaient pas de ce niveau, ce qui explique d’ailleurs que le nom de la GP soit demeuré dans les mémoires alors que pratiquement personne n’a entendu parler de l’UCF : nous aurons finalement été vertueux plutôt par défaut que par qualité d’âme, car notre discours, lui, était bel et bien violent, tempétueux et constamment guerrier, rhétorique implacable qui s’adressait plutôt à nous-mêmes qu’à un public absent. De fait, au « Groupe Foudre » de piètre mémoire, nos « ennemis » laissèrent à désirer : Macciochi, Gérard Miller, Ariane Mnouchkine… on aurait pu rêver plus ardent combat de classe ! Foucault, quand j’osai le solliciter au téléphone, me rembarra sans ménagement : « Le groupe comment ? Le groupe Moon ? ». Sans commentaire.

L’article d’Eric Conan m’aura en tout cas appris un certain nombre de choses, à commencer par le fait, assez cocasse, que Badiou aura fini par s’exclure lui-même de sa propre organisation, cas assez unique, il faut bien le dire, dans les annales du mouvement révolutionnaire. Les écailles lui seraient-elles enfin tombées des yeux quant au caractère fantomatique de l’ « Organisation » au nom de laquelle il s’imaginait régner sur l’ultra-gauche et sur quelques intellectuels en mal de guide ? Personnellement j’en doute, connaissant son incapacité à la moindre mise en cause de sa personne et de sa pensée. On peut en tout cas s’étonner de sa si longue discrétion en tant que dirigeant politique sur les faits d’armes et les pages glorieuses qui seraient à son actif et qui pourraient justifier le ton implacable de ses pamphlets. La radicalité du ton est une chose, encore faut-il que la pratique vienne l’alimenter : recourir à l’emphase guerrière est plus facile que de tenir une arme dans les mains, et je crains bien que Badiou, qui parle allègrement de massacres dans Le Siècle et qui salue sans hésiter ceux des terreurs antérieures, soit surtout un révolutionnaire en chambre. Nous n’avons rien risqué vraiment dans l’UCF, et lui non plus : comment imaginer qu’une organisation clandestine, obsédée par les pseudos, les rendez-vous secondaires, qui avait en cas de coups durs son avocat, maître Vergès, qui jouait en somme à la Résistance, n’ait pas intéressé la police, que celle-ci n’ait pas enquêté sur elle ou décidé de l’infiltrer, et que si elle avait perçu chez nous la moindre menace effective elle aurait hésité à intervenir ?  Comment l’imaginer, quand elle s’est récemment donné le ridicule, et l’odieux, de construire de toutes pièces un complot terroriste en interpellant au mépris de toutes les lois les gentils épiciers de Tarnac ?

Que Badiou ait finalement quitté la quasi-clandestinité où son pouvoir de dirigeant politique s’épuisait pour rejoindre les ors de la reconnaissance publique est son choix de philosophe : je n’ai rien à en dire. Libre à lui de pactiser avec les gens qu’hier encore il couvrait de boue, et d’estimer que la grandeur de sa pensée appelle ce revirement stratégique. Il lui sera difficile en tout cas d’empêcher ceux qui l’ont connu différent de lui objecter qu’il fait à son tour de la figuration dans le spectacle médiatique, et que du coup le ton arrogant et comminatoire qui est le sien sonne un peu faux. Comme il lui sera difficile de justifier la présence au premier rang de la claque chargée de l’applaudir en toutes circonstances un gentil délirant comme Mehdi Belaj Kacem (Hegel, « une parenthèse entre Kant et Badiou », vraiment, sans rire ?) ou ce pénible déconneur de Slavoj Zizek, dont on se demande à la suite de quelle manipulation perverse et indigne il a été soudain propulsé et imposé à l’avant-scène comme produit éditorial.

Tout reprendre à zéro…

La vie est dure ces temps-ci pour ceux qui pensent et travaillent vraiment, comme elle est dure pour ceux qui cherchent réellement à changer le monde et à le rendre plus respirable : heureusement que le rire nous reste devant l’imposture. En ce qui me concerne, je ne cède ni à la vanité des regrets, ni au découragement, ni au reniement. Je sais que Mai 68 a eu lieu, que beaucoup s’en sont réclamés qui n’avaient pas grand chose à voir avec sa puissance de déflagration et d’émancipation. Je sais aussi que beaucoup d’entre nous ont voulu traduire après coup, dans le langage dépassé et inadéquat de la dogmatique marxiste-léniniste, ce qui relevait d’un autre domaine d’être. Ce domaine, c’est celui qu’ont mis en évidence dans les années 60 les acteurs d’une autre révolution, d’un mouvement de masse tel que les Etats-Unis n’en avaient jamais connu et n’en ont jusqu’à ce jour plus jamais connu : de Kerouac et Ginsberg jusqu’au soulèvement de la jeunesse américaine contre la guerre du Vietnam mais aussi contre l’americain way of life en sa totalité, quelque chose s’est passé de vrai et de libre dont nous n’avons pas encore pris la mesure, que les jeunes d’aujourd’hui ne connaissent pratiquement pas, et dont les soulèvements européens de 68 ne furent en un sens que des relais tardifs. « Les révolutions ne sont jamais assez révolutionnaires », dit quelque part Heidegger. Badiou comprendrait sans doute : elles ne massacrent pas assez. J’entends (comme Heidegger) la chose autrement : elles ne pensent pas assez loin ni assez haut, elles s’en tiennent à la logique binaire et ruineuse de la haine de l’autre et de la méconnaissance de soi, elles commencent dans l’intimidation ce qui se prolonge inévitablement en terreur, en somme elles ne sont pas suffisamment à la hauteur de ce que réclame l’accord profond de l’homme avec l’être comme avec soi-même. Les magnifiques insurgés américains des années 60 l’ont su, qui croyaient en une vie plus vraie comme en la puissance du poème. La doctrine de l’ « événement » chez Badiou est au fond bien courte, comme sa pensée de l’homme, sa pensée du temps et sa pensée de l’être. Il est bien possible que ce qui est vraiment révolutionnaire avance « sur des pattes de colombe », comme disait Nietzsche, que cela n’ait pas grand chose à voir avec les fusillades et les massacres qui fascinent les intellectuels en mal d’action, mais beaucoup plus avec les éclaircies soudaines et inapparentes d’un autre temps dans le temps, d’une autre histoire dans l’histoire. Il faut apprendre à penser le temps autrement, la politique autrement, l’être autrement. Il faut tout reprendre à zéro.

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