La Philosophie à Paris

718. L’amour du destin ou l’art inconditionnel de la rencontre.

18 Février 2013, 22:45pm

Publié par Anthony Le Cazals

Une exigence se pose alors, elle tient à la fois d’une « contingence radicale » qui ne nous appartient pas et d’une « nécessité singulière ». Il n’y a pas de capacité à penser. La seule chose dont nous soyons certains, c’est de la capacité d’agir de notre corps. L’acte de penser ne relève pas d’une « faculté », comme c’est le cas pour notre réflexion. Tout le monde ou presque sait réfléchir dans le but de s’adapter à une situation présente, mais rares sont ceux qui pensent avec une certaine concentration (tranchant nuancé) et une certaine ampleur (mémoire et endurance de la notation puis de l’écriture). La réflexion relève davantage de la parole et du dialogue. Le pari fou de penser relève davantage d’une rencontre que d’un certain goût pour l’endurance dans les voies à risques 918, plus contingentes que hasardeuses. Pour qu’il y ait rencontre, il faut qu’il y ait affinité, « atomes crochus ». C’est la contingence ou notre idiosyncrasie qui garantit l’authenticité de ce que nous ressentons et la nécessité de ce qu’elle donne à penser. C’est ce qui fait la force d’une rencontre, ce qui marque un destin. Libre à chacun de dresser ou non son exigence mais nous toucherions là, à la dimension de la dette, de l’endurance qui doit aller au-delà de l’insatisfaction et des creux de la jubilation. Il n’est plus question des plaisirs et des douleurs propres à la réflexion, ces dernières participent d’une symbolique abstraite comme le relève Camus dans La peste. Pourtant ce sont les traumatismes, comme la perte d’une personne chère, qui conduisent aux plus grandes transmutations.


Notre destin en tant que confiance, comme celui de la pensée et de notre époque, n'est inscrit dans aucun livre de philosophie ni dans aucun cerveau. On peut idéaliser le destin sous le terme de vie. Il regroupe alors l’idée qu’on s’en fait et l’élan énergétique qui permet de se tenir hors de toute institution par une activité intempestive. Mais dans le destin on peut voir surtout une dimension contingente ou supplémentaire à l’existence, qui fera  dire à tous que « la vie » n’est pas l’existence, que le tourbillon n’est pas la simple présence. Nietzsche est le premier à parler de la nécessité du destin comme amor fati et non comme simple nécessité de la contingence. Les Grecs, en marins avertis, nommaient cela, direction ou cap quand ils ne connaissaient pas le but exact. C’est cela que, à partir des Alexandrins et des Latins, nous nommerons « esprit » mais qui ne se réduit pas à notre conscience NzFP°XIII,11[145]. La direction 412c c’est la résolution et la suite dans les idées, ce qu’il y a de plus digne de respect chez l’homme selon Goethe NzFP°XIII,16[11]. La conscience ce n’est qu’une forme d’accompagnement par la communication. Tenir la direction, c’est tenir son destin en main et cela très peu de personnalités parviennent à le faire. L'amour du destin est amour de la complexité. C’est la mise en relation de ce qui ne devrait pas tenir ensemble, selon les lois cartésiennes. On est face à autre chose qu’une glande spinale. Chez Spinoza il n'y a pas de contingence. On pourrait croire que la seule contingence qui soit dans son système est la substance. Ne nous invite-t-il à aimer Dieu ou la Nature ou la substance ? Mais si Spinoza a recours à la substance et dit qu’il y a substance comme d’autres diraient qu’il y a Vérité, c’est que la substance n’existe pas ; elle est une hypothèse de départ dont l’amour sera le principe, elle est l’immanence dont on ne peut contenir les limites. Parler ainsi de la substance, de la substance comme immanente, c’est mettre d’emblée de côté les problèmes d’origine et de fondement. De cette manière, on est déjà dans l’expression et la production. Seuls les modes, les manières d’exister peuvent exister ou non selon les lois qui les déterminent. Le naturalisme n’admet pas la contingence, car tout doit pouvoir être expliqué par des causes issues des lois de la Nature, cela est valable de Spinoza à Goethe : dans la nature des choses il n’y a rien de contingent I,29, mais dans ce que Spinoza nomme béatitude ou grâce, oui. Ainsi quand certains parlent de la « nécessité de la contingence » et non de son amour ; ce qu’ils cherchent à faire ainsi, c’est sauver le cartésianisme et faire que la contingence acquière une nature divine, alors que Dieu ne peut être dit chose contingente. Une hypothèse n’est pas un principe, c’est l’amour de Dieu qui est la contingence chez Spinoza, car il demeure une dimension du destin, comme possible, et de la rencontre, comme compossibilité. Cette dimension serait la direction de vie mais il est difficile de résumer un tel parcours, sur « fond » de destinée, en une survenance de la métaphysique de l’Un. Certes les vieilles habitudes « métaphysiques » se perdent difficilement mais il demeure un vertige à l’endroit où obéir revient, contre toute attente des rentiers, à diriger, comprenez, non à commander mais donner la direction où d’autres s’engouffreront avec plus d’aisance et donc plus de puissance. C’est la création comme affection de soi par soi ou comme institution spontanée et immotivée propre à la société civile. Cette présence des citoyens est celle-là même que le souverain recouvrait du terme de peuple même si elle n’est ni une personne physique ni une personne morale.


Dès qu’une société fait coexister des conjectures différentes voire antinomiques, on peut voir s’insinuer une métaphysique du crépuscule. Crépuscules de ces idoles que sont les symboles et les représentations qui peuplent encore notre langage. Kant parle même d’absolu pour ce qui est inconditionné, c’est-à-dire pour ce qui est immotivé et spontané. Mais une chose reste inconditionnée sans être absolue, c’est l’effort qui mène à l’envie et à l’entrain. C’est là que nous désignions l’autonomie, qui comme le remarque Nietzsche, est le fruit d’une solidarité entre personnes « terribles » et « originales ». Cet effort, la tradition allemande le couvre du terme de volonté. La Volonté n’est que l’idée insaisissable du dominant et c’est Nietzsche qui, découvrant qu’il n’y a pas de volonté une ou absolue, découvre que partout cette volonté est tournée vers quelque chose de puissant et contribue à cette puissance (wille zur Macht). De même qu’un traumatisme n’est pas une blessure mais une insistance mémorielle, de même une rencontre n’est jamais le fruit du hasard : c’est la rencontre de deux champs sémantiques compatibles Guattari, de deux délires. Pour donner un exemple, Mallarmé et Bergson ne se sont jamais rencontrés alors qu’ils travaillaient dans le même lycée, ils ne parlaient pas le même idiome. Ils se sont fréquentés sans interagir ensemble et donc sans se rencontrer. Une rencontre est déjà le fruit d’un effort et d’une attention, c’est un accent typique des cultures qui attendent un prophète. Education sauvage. Qu’en serait-il de l’œuvre majeure de Schopenhauer, si celui-ci en quittant définitivement sa mère, écrivaine à succès, pour la ville bouillonnante de Dresde, n’avait pas reçu, de Goethe, l’adoubement qui en fait un philosophe ? Qu’en serait-il advenu, s’il ne l’avait rencontré ? C’est bien Goethe qui libère Schopenhauer de toute attache inhibitrice à sa mère en le confortant dans sa voie. C’est dans ce regain d’entrain qu’il écrit Le monde comme volonté et comme représentation. Ce n’est pas autrement qu’a été rendu possible le destin de Nietzsche qui a eu besoin d’un maître, qui comme tout bon maitre, l’invite à le dépasser — pour, quelque part, l’alimenter en retour. Si l’on part de la générosité, du « supplément d’âme », ce que les idéalistes nomment contingence, alors il en va tout autrement. On n’obéit pas à son destin comme Marc-Aurèle, on ne le juge pas comme Platon ou Kant, mais on fait en sorte que sa propre richesse soit sa personnalité. On transforme par là le caractère hérité d’un milieu familial en une personnalité.


On reproche souvent à Nietzsche, les dialecticiens les premiers, de ne pas définir « la vie ». Il s’en tire bien le bogomile, il reste dans l’indéterminé. Et pourtant Nietzsche s’épanche : « la vie »  … est l’expression des formes de croissance et de décroissance de la substance », c’est-à-dire l’expression des volontés en vue de la puissance (wille zur Macht). Cette vie est au fond une « vie dans les périls », une vie faite d’audace et de virtù — la vertu sans moraline*, moralinefrei. Pour donner un exemple, à propos de Kant, Nietzsche dit : sa façon de travailler lui enlève le temps de vivre quelque chose, — je pense, bien évidemment, non à de grands « événements » extérieurs, mais aux destins et aux soubresauts auxquels est soumise la vie la plus solitaire et la plus silencieuse, si elle a du loisir et se consume dans la passion de penser NzAu°V,481 . Cette définition, connue, sera ensuite vue comme une faiblesse théorique, une négation de la « chose même » 132. Régression dans la Mauvaise foi ? Peut-être pas. Les perspectives, qui divergent par l’entrain qui les emporte, ne peuvent pas se confronter les unes aux autres et ne se rejoindre que par les moyens pour expliciter leur voie respective. Ce serait là la question des recours pour la monstration, ce que Bouddha nomme les upayas 924. Au-delà des rythmes et de la propreté comme données inconscientes des relations humaines, ce qui oppose des personnes est le plus souvent les moyens pour arriver à un but. On porte plus attention aux recours pour arriver au but qu’aux valeurs et au but eux-mêmes. De là découlent le désaccord et par suite l’insatisfaction comme bras de levier des grandes entreprises et des grandes fortunes. Mais la richesse n’est pas le profit, nuance à saisir car les aventures et les prises de risque reposent sur un coup de chance et non sur la perpétuation d’un profit.  

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