La Philosophie à Paris

719. La complexité.

18 Février 2013, 22:49pm

Publié par Anthony Le Cazals

L’une des définitions les plus pragmatiques que l’on puisse donner de la complexité est celle-ci : la complexité est l’indexation de l’information sur une masse par le biais de l’énergie — qui l’y inscrit et permet de la lire. Elle induit de ce fait une perspective multiéchelle et multivaleur, une tension de l’action par delà le risque propre à toute œuvre humaine. D’emblée, la complexité est un dépassement de la réalité physique dite classique. Le transport, l’urbain, la production d’énergie, l’informatique sont les lieux mêmes de la complexité quantique. Certains 322 ont expérimenté le comportement de la lumière et ont vu qu’elle possède ses propres lois d’effraction et d’irruption. Ces audacieux comme Feynman ou Mathusalem 350 n’ont pas demandé leur avis à Kant et ont franchi les limites que ce dernier fixe à l’expérience dite morale avec son monde et son dieu. D’autres, plus opportunistes, ont vu que l’on pouvait accoler de l’information à la matière en état quantique par l’interaction de la lumière : c’est ce qui arrive quand on fait interagir un photon sur un électron issu d’une défectuosité d’un cristal 323. On libère alors un électron en état quantique, sur lequel on indexe de l’information. Cette seconde voie a permis à la théorie de l’information née de la thermodynamique d’investir le champ de la réalité élargie à la complexité. La complexité ne fonctionne plus par champs. La thermodynamique a nécessité à connaître la mesure « scalaire » de la température et à capter une information propre à un système clos. De là est née une certaine forme de complexité : c’est-à-dire le fait d’indexer de l’information sur de l’énergie et sur un support ayant une masse. On retrouve cela dans les mises en relation de la thermodynamique : équations qui permettent de définir la température (degré dans une échelle de température ou scalaire) à partir de l’énergie produite, de la masse et du volume de vapeur contenus dans une machine à vapeur. C’est qu’une information s’indexe sur la masse et l’énergie. Mais comme la théorie thermodynamique qui vient à la fin de l’ère des machines à vapeur, la théorie de l’information vient recoder la complexité avec des effets réducteurs de champ. C’est la corrélation de l’information, de la masse et de l’énergie qui, de fil en aiguille, a conduit aux sociétés de contrôle avec leurs codes (mots de passe) et leurs secrets (cryptage). Elles n’auraient été possibles sans l’invention de l’informatique pour computer l’information, notamment dans les centres décisionnels militaires. Le bit d’information d’abord binaire est devenu quantique : q-bit. Cette complexité informatique, basée sur l’information quantitative, si elle restreint la tendance de l’autonomie à aller vers la nuance et le qualitatif, facilite d’autant les échanges d’informations. La micro-informatique et la nano-informatique sont aussi travaillées par la mise en place d’un codage plus subtil que le binaire 0, 1, même si la disposition quantitative à transmettre un maximum d’informations s’impose au final. L’autonomie du réseau suppose une certaine neutralité et de pas projeter un modèle centralisé, tel que le réseau téléphonique, sur ce réseau acentrique. Dans la tendance inverse, le pouvoir cherche à reproduire des nœuds centralisés et ne se maintient que par la gestion d’une plus grande quantité d’informations que celle dont est incapable un cerveau humain.


Mais il faut, pour en arriver là, une liberté d'esprit dépassant les conventions des théories traditionnelles; ce qui ne devient possible que quand le nœud gordien des conventions et des hypothèses est devenu si compliqué, que la seule solution qui reste est de le couper. Niel Bohr BohTR_140.


La complexité pourrait être perçue comme une métaphysique parce qu'elle est un dépassement de la Nature (physis) mais elle est surtout un dépassement de la physique envisagée par la métaphysique antique qui pose l’être et le changement. Il n’y a ni être ni processus, mais des transmutations et des interactions, si stables qu’elles peuvent prendre la forme d’état ou de phases. Certains cherchent à ramener cela à des niveaux de complexité, ce qui demeure une manière subjective ou déterministe de ramener l’écheveau et l’enchevêtrement de la complexité à des niveaux de stabilité ou, pour tout dire, à des identiques. On pourrait croire qu’il n’y a aucun changement à parler d’interactions plutôt que d’« éléments » ou d’« items », mais là il y a œillères d’un crible subjectif. Ce sont les interactions et les relations qui, si elles sont très intenses, peuvent résonner entre elles et franchir non un seuil de grandeur ou d’intensité mais simplement de fréquence. À défaut d’une attention portée aux interactions, la réflexion et la dialectique de l’« âme » avec elle-même rejette tant la complexité que l’imprévisible — que les penseurs réflexifs nomment contingence. Il y a une jalousie féroce de la subjectivité pour la complexité. Les dialecticiens contemplent jalousement une culture qui repose sur la complexité et souhaitent une culture dévitalisée qui s’en écarte parce qu’ils ne savent pas relever la complexité, qu’ils nomment « complications ». Au passage il y là une confusion entre les plis du baroque de l’ère classique et la complexité — plus informationnelle que formelle — de l’ère quantique 411. On retrouve cette jalousie féroce au niveau de la théorie dans la posture de Frege à l’encontre de la mathématique de Gauss et Riemann. C’est une logique d’hémisphère gauche 916 qui nous propose tout un monde euclidien et inintéressant. On y retrouve la subjectivité et le conditionnement réactif qui lui assurent sa conservation aux dépens de la création. Pour que la contradiction puisse avoir lieu et qu’elle puisse exclure le tiers, la complexité est tranchée en deux. On peut envisager que le basculement de la réalité dans la complexité ne sera jamais total, contrairement à ce que pense Baudrillard : il y aura toujours du quotidien, de la banalité comme dimensions sans importance et donc irréductibles. Il y aura certainement du sacré qui tend à demeurer non négociable comme dans les cultures à haute résolution. Cette dimension sacrée génère des sacrifices. Ces sacrifices seront soit consentis par l'audace ou une nécessité assumée soit imposés par une coercition.


La nouvelle subjectivité ou le compromis de Guattari. La première amorce intéressante sur la complexité est amenée par Félix Guattari quand il pose, par un compromis qui cache son avancée, la nouvelle subjectivité comme n’étant plus prédéterminée ni indexée à des universaux. La nouvelle subjectivité qu’est la complexité n’est pas régressive ni rétroactive, elle dépasse les dimensions somme toute chrétiennes d’individu et de collectif. Guattari le développe dans un entretien. La subjectivité est un processus avant tout, une singularité, une unicité qui va naître et créer un climat de singularité, de vérité qui fera qu'on ne sera plus dans un monde pseudo-scientifique. ... Reich restait dans l'individuation de la sexualité. ... L'individuation est toujours quelque chose qui tend à réduire la complexité de la subjectivité. Daniel Stern montre combien la subjectivation est faite de niveau parallèle et de niveau hétérogène les uns par rapport aux autres. ... L'individu, la saisie de l'individu comme tel, dans son unicité, dans son caractère de responsabilité, est toujours quelque chose de réducteur. ... Il me semble que la singularisation peut s'opérer à travers cette mouvance, cette multivalence de la subjectivité. ... La formation de subjectivité inconsciente ça veut dire la sortie de subjectivité prédéterminée. ... En cela mai 68, a été pour moi une rupture et l'émergence de formes mutantes et singulières de subjectivation, prises chacune dans des contextes différents. C’est l’appel à la production d’une nouvelle subjectivité et à une subjectivité qui n’est plus individuelle et bourgeoise comme avec la psychanalyse — même si elle tend à débarrasser le sujet de sa propre finitude — en tant que l’individu fait symptôme sous Œdipe. Ce qui est terriblement innovateur chez Guattari, c’est qu’il passe en fait du sujet qui s’analyse (posture lacanienne) à la personne qui émet des projets, c’est cela que nous nommons conjectures 918.

 

Commenter cet article