La Philosophie à Paris

LETTRE DE SIMONE WEIL A BERNANOS / Témoignage sur la guerre d'Espagne

5 Avril 2007, 13:28pm

Publié par Paris 8 philo

Monsieur,
Quelque ridicule qu'il y ait à écrire à un écrivain, qui est toujours,
par la nature de son métier, inondé de lettres, je ne puis m'empêcher de
le faire après avoir lu "Les Grands Cimetières sous la lune". Non que ce
soit la première fois qu'un livre de vous me touche, le "Journal d'un
curé de campagne" est à mes yeux le plus beau, du moins de ceux que j'ai
lus, et véritablement un grand livre. Mais si j'ai pu aimer d'autres de
vos livres, je n'avais aucune raison de vous importuner en vous
l'écrivant. Pour le dernier, c'est autre chose ; j'ai eu une expérience
qui répond à la vôtre, quoique bien plus brève, moins profonde, située
ailleurs et éprouvée, en apparence - en apparence seulement -, dans un
tout autre esprit.
Je ne suis pas catholique, bien que, - ce que je vais dire doit sans
doute sembler présomptueux à tout catholique, de la part d'un
non-catholique, mais je ne puis m'exprimer autrement - bien que rien de
catholique, rien de chrétien ne m'ait jamais paru étranger. Je me suis
dit parfois que si seulement on affichait aux portes des églises que
l'entrée est interdite à quiconque jouit d'un revenu supérieur à telle
ou telle somme, peu élevée, je me convertirais aussitôt. Depuis
l'enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se
réclamaient des couches méprisées de la hiérarchie sociale, jusqu'à ce
que j'aie pris conscience que ces groupements sont de nature à
décourager toutes les sympathies. Le dernier qui m'ait inspiré quelque
confiance, c'était la CNT espagnole. J'avais un peu voyagé en Espagne -
assez peu - avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l'amour
qu'il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j'avais vu
dans le mouvement anarchiste l'expression naturelle de ses grandeurs et
de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La
CNT, la FAI étaient un mélange étonnant, où on admettait n'importe qui,
et où, par suite, se coudoyaient l'immoralité, le cynisme, le fanatisme,
la cruauté, mais aussi l'amour, l'esprit de fraternité, et surtout la
revendication de l'honneur si belle chez les hommes humiliés ; il me
semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l'emportaient sur
ceux que poussait le goût de la violence et du désordre. En juillet
1936, j'étais à Paris. Je n'aime pas la guerre ; mais ce qui m'a
toujours fait le plus horreur dans la guerre, c'est la situation de ceux
qui se trouvent à l'arrière. Quand j'ai compris que, malgré mes efforts,
je ne pouvais m'empêcher de participer moralement à cette guerre, c'est
à dire de souhaiter tous les jours, toutes les heures, la victoire des
uns, la défaite des autres, je me suis dit que Paris était pour moi
l'arrière, et j'ai pris le train pour Barcelone dans l'intention de
m'engager. C'était au début d'août 1936.
 
Un accident m'a fait abréger par force mon séjour en Espagne. J'ai été
quelques jours à Barcelone ; puis en pleine campagne aragonaise, au bord
de l'Ebre, à une quinzaine de kilomètres de Saragosse, à l'endroit même
où récemment les troupes de Yagüe ont passé l'Ebre ; puis dans le palace
de Sitgès transformé en hôpital ; puis de nouveau à Barcelone ; en tout
à peu près deux mois. J'ai quitté l'Espagne malgré moi et avec
l'intention d'y retourner : par la suite, c'est volontairement que je
n'en ai rien fait. Je ne sentais plus aucune nécessité intérieure de
participer à une guerre qui n'était plus, comme elle m'avait paru être
au début, une guerre de paysans affamés contre les propriétaires
terriens et un clergé complice des propriétaires, mais une guerre entre
la Russie, l'Allemagne et l'Italie.
J'ai reconnu cette odeur de guerre civile, de sang et de terreur que
dégage votre livre ; je l'avais respirée. Je n'ai rien vu ni entendu, je
dois le dire, qui atteigne tout à fait l'ignominie de certaines des
histoires que vous racontez, ces meurtres de vieux paysans, ces
"ballilas" faisant courir des vieillards à coups de matraques. Ce que
j'ai entendu suffisait pourtant. J'ai failli assister à l'exécution d'un
prêtre ; pendant les minutes d'attente, je me demandais si j'allais
regarder simplement, ou me faire fusiller moi-même en essayant
d'intervenir ; je ne sais pas encore ce que j'aurais fait si un hasard
heureux n'avait empêcher l'exécution.
 
Combien d'histoires se pressent sous ma plume... Mais ce serait trop
long ; à quoi bon? Une seule suffira. J'étais à Sitgès quand sont
revenus, vainqueurs, les miliciens de l'expédition de Majorque. Ils
avaient été décimés. Sur quarante jeunes garçons partis de Sitgès, neuf
étaient morts. On ne le sut qu'au retour des trentes et un autres. La
nuit même qui suivit, on fit neuf expéditions punitives, on tua neuf
fascistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en juillet, il
ne s'était rien passé. Parmi ces neuf, un boulanger d'une trentaine
d'années, dont le crime était, m'a-t-on dit, d'avoir appartenu à la
milice des "somaten" ; son vieux père, dont il était le seul enfant et
le seul soutien, devint fou. Une autre encore : en Aragon, un petit
groupe international de vingt-deux miliciens de tous pays prit, après un
léger engagement, un jeune garçon de quinze ans, qui combattait comme
phalangiste. Aussitôt pris, tout tremblant d'avoir vu tuer ses camarades
à ses côtés, il dit qu'on l'avait enrôlé de force. On le fouilla, on
trouva sur lui une médaille de la Vierge et une carte de phalangiste ;
on l'envoya à Durruti, chef de la colonne, qui, après lui avoir exposé
pendant une heure les beautés de l'idéal anarchiste, lui donna le choix
entre mourir et s'enrôler immédiatement dans les rangs de ceux qui
l'avaient fait prisonnier, contre ses camarades de la veille. Durruti
donna à l'enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de
vingt-quatre heures, l'enfant dit non et fut fusillé. Durruti était
pourtant à certains égards un homme admirable. La mort de ce petit héros
n'a jamais cessé de me peser sur la conscience, bien que je ne l'aie
apprise qu'après coup. Ceci encore : dans un village que rouges et
blancs avaient pris, perdu, repris, reperdu je ne sais combien de fois,
les miliciens rouges, l'ayant repris définitivement, trouvèrent dans les
caves une poignée d'êtres hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels
trois ou quatre jeunes hommes. Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes
hommes, au lieu d'aller avec nous la dernière fois que nous nous sommes
retirés, sont restés et ont attendu les fascistes, c'est qu'ils sont
fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement, puis donnèrent à
manger aux autres et se crurent très humains. Une dernière histoire,
celle-ci de l'arrière : deux anarchistes me racontèrent une fois
comment, avec des camarades, ils avaient pris deux prêtres ; on tua l'un
sur place, en présence de l'autre, d'un coup de revolver, puis, on dit à
l'autre qu'il pouvait s'en aller. Quand il fut à vingt pas, on
l'abattit. Celui qui me racontait l'histoire était très étonné de ne pas
me voir rire.
 
A Barcelone, on tuait en moyenne, sous forme d'expéditions punitives,
une cinquantaine d'hommes par nuit. C'était proportionnellement beaucoup
moins qu'à Majorque, puisque Barcelone est une ville de près d'un
million d'habitants ; d'ailleurs il s'y était déroulé pendant trois
jours une bataille de rues meurtrière. Mais les chiffres ne sont
peut-être pas l'essentiel en pareille matière. L'essentiel, c'est
l'attitude à l'égard du meurtre. Je n'ai jamais vu, ni parmi les
Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre, soit
pour se promener - ces derniers le plus souvent des intellectuels ternes
et inoffensifs - je n'ai jamais vu personne exprimer même dans
l'intimité de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à
l'égard du sang inutilement versé. Vous parlez de la peur. Oui, la peur
a eu une part dans ces tueries ; mais là où j'étais, je ne lui ai pas vu
la part que vous lui attribuez. Des hommes apparemment courageux - il en
est un au moins dont j'ai de mes yeux constaté le courage - au milieu
d'un repas plein de camaraderie, racontaient avec un bon sourire
fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de "fascistes" - terme
très large. J'ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités
temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d'êtres humains en
dehors de ceux dont la vie a un prix, il n'est rien de plus naturel à
l'homme que de tuer. Quand on sait qu'il est possible de tuer sans
risquer ni châtiment ni blâme, on tue ; ou du moins on entoure de
sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d'abord
un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l'étouffe de peur de paraître
manquer de virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle
il est impossible de résister sans une force d'âme qu'il me faut bien
croire exceptionnelle, puisque je ne l'ai rencontré nulle part. J'ai
rencontré en revanche des Français paisibles, que jusque-là je ne
méprisais pas, qui n'auraient pas eu l'idée d'aller eux-même tuer, mais
qui baignaient dans cette atmosphère imprégnée de sang avec un visible
plaisir. Pour ceux-là je ne pourrai jamais avoir à l'avenir aucune
estime.
 
Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte. Car on ne
peut formuler le but qu'en le ramenant au bien public, au bien des
hommes - et les hommes sont de nulle valeur. Dans un pays où les pauvres
sont, en très grande majorité, des paysans, le mieux-être des paysans
doit être un but essentiel pour tout groupement d'extrême gauche ; et
cette guerre fut peut-être avant tout, au début, une guerre pour et
contre le partage des terres. Eh bien, ces misérables et magnifiques
paysans d'Aragon, restés si fiers sous les humiliations, n'étaient même
pas pour les miliciens un objet de curiosité. Sans insolences, sans
injures, sans brutalité - du moins je n'ai rien vu de tel, et je sais
que vol et viol, dans les colonnes anarchistes, étaient passibles de la
peine de mort - un abîme séparait les hommes armés de la population
désarmée, un abîme tout à fait semblable à celui qui sépare les pauvres
et les riches. Cela se sentait à l'attitude toujours un peu humble,
soumise, craintive des uns, à l'aisance, la désinvolture, la
condescendance des autres.
 
On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une
guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de
cruautés en plus et le sens des égards dus à l'ennemi en moins.
Je pourrais prolonger indéfiniment de telles réflexions, mais il faut se
limiter. Depuis que j'ai été en Espagne, que j'entends, que je lis
toutes sortes de considérations sur l'Espagne, je ne puis citer
personne, hors vous seul, qui, à ma connaissance, ait baigné dans
l'atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes
royaliste, disciple de Drumont - que m'importe? Vous m'êtes plus proche,
sans comparaison, que mes camarades des milices d'Aragon - ces camarades
que, pourtant, j'aimais.
 
Ce que vous dites du nationalisme, de la guerre, de la politique
extérieure française après la guerre m'est également allé au coeur.
J'avais dix ans lors du traité de Versailles. Jusque-là j'avais été
patriote avec toute l'exaltation des enfants en période de guerre. La
volonté d'humilier l'ennemi vaincu, qui déborda partout à ce moment (et
dans les années qui suivirent) d'une manière si répugnante, me guérit
une fois pour toutes de ce patriotisme naïf. Les humiliations infligées
par mon pays me sont plus douloureuses que celles qu'il peut subir.
Je crains de vous avoir importuné par une lettre aussi longue. Il ne me
reste qu'à vous exprimer ma vive admiration.
S. Weil.
Mlle Simone Weil,
3, rue Auguste-Comte, Paris (VIème).

p. s. : c'est machinalement que je vous ai mis mon adresse. Car, d'abord, je pense que vous devez avoir mieux à faire que de répondre aux lettres. Et puis je vais passer un ou deux mois en Italie, où une lettre de vous ne me suivrait peut-être pas sans être arrêtée au passage.

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