La Philosophie à Paris

315. Point de conciliation entre Badiou et Deleuze.

14 Février 2013, 22:14pm

Publié par Anthony Le Cazals

Chez Badiou BdOT_96 comme chez Deleuze DzPS, DzDR les idées sont déjà là. Mais avec nuance il faut comprendre que pour Deleuze l’Idée est déjà là dans le signe mais que les signes ne sont pas déjà là, point qu’il partage avec Foucault et Merleau-Ponty et qui porte toute une nouvelle théorie des signes. Pour Badiou il n’y a pas de signes BdOT_70 et il faut s’abstraire d’une théorie des signes comme celle de Nietzsche BdC_77 n. 6 et pour Deleuze il y a l’idée d’un saut… dans un nouveau savoir, dans un nouveau domaine de signes DzPS_111. Nous ne reprendrons pas les glissements et les surinvestissements nés de malentendus proprement langagiers entre Badiou et Deleuze. La philosophie avant tout est prise dans le langage, la consistance discursive BdOT_51  et ne peut donc échapper à certains travers, contre lesquels elle doit lutter ou se placer en rupture. Simplement nous partirons du problème de l’idéalité  et énoncerons qu’il existe peut-être deux manières de l’envisager : l’idée comme supposée existence et l’idée comme indication.


Partons à présent de la question de la substance et de son idéalité pour trouver un point de conciliation entre Deleuze et Badiou. L'un des philosophes qui a le plus modifié l'usage qu'on peut faire du terme de substance est Spinoza. Mais il va falloir être dans la nuance pour bien saisir qu'en réalité il n’y a pas de substance. La substance est mais n’existe pas.  Pour bien comprendre, elle est un recours conceptuel (hypothèse) dans la démonstration à la manière géométrique dont use Spinoza, mais il n'y a pas de substance qui existe dans notre monde. Spinoza le dit bien : « j’appelle substance… », il ne dit pas comme le ferait un Platonicien il y a substance ou la substance existe. Sans développer la distinction entre définition réelle et nominale, on comprend que le « j'appelle substance » tient plus de l'usage d'un terme nécessaire à une démonstration que d'une existence dont la définition en serait la négation. Notons au passage que ce n'est pas un hasard pour un platonicien comme Alain Badiou s'il est saisi de stupeur à la lecture des premières définitions de l'Ethique de Spinoza,  puisqu'il prend la substance comme une idéalité, non comme un recours conceptuel, une indication pour la suite. Badiou ne peut lire la substance que comme une existence. C’est pourquoi il fait du système de Spinoza un système clos.


Derrière cela, on retrouve le problème de l'idéalité, c'est-à-dire de savoir si les idées sont des existences ou de simples indications. Ceci n'est pas anodin et a des conséquences sur la manière de faire de la philo et donc d'appréhender le monde. Ce débat se retrouvait déjà entre platoniciens et aristotéliciens. Nous n'allons pas le reconduire ici, mais il y a deux manières d'activer la pensée : l'une qui consiste à fonctionner par crises ou par points — faire le point en se demandant si c'est bien la bonne direction que je prends — ; la seconde qui emprunte des lignes en se laissant davantage attirer par un dehors de la pensée 225. On retrouve là, bien entendu, l'antinomie Badiou-Deleuze qu'il ne faut pas calquer sur celle entre Platon et Aristote. On risquerait alors de manquer ce qui est l'un des devenirs majeurs de la philosophie et donc de la pensée. Il s'agit précisément de ne pas se demander si l'on suit la bonne direction mais de se fier à ses affects et aux intensités ressenties, ce que précisément Badiou met de côté par son geste platonicien de rupture avec les opinions afin de désocialiser la pensée. Avancer par décision ou par intuition dans la nuance. Entre les deux il y a tout un champ philosophique que l'on nomme interprétation et qui se retrouve dans ces deux citations. Cette guerre dans la pensée qui fut celle du siècle, mais qui aussi bien opposait déjà Platon à Aristote : la guerre des formalisations contre l’interprétation BdLS_231. Quand on invoque une transcendance on arrête le mouvement pour introduire une interprétation au lieu d'expérimenter DzP_200. On retrouve là trois genres : formalisation, expérimentation et interprétation qui sert de tampon entre les deux. Deleuze et Badiou ont toujours placé leur Autre (le philos rival) dans l'interprétation. Pourtant on peut dire que l'un et l'autre sont orientés de part et d'autre d'une ligne de crête qui marque le Dedans et le Dehors de la philosophie, comme deux versants complémentaires.


Idéalité, Transcendance et Immanence sont les trois domaines dans lesquels se placent respectivement les actes de formaliser, interpréter et expérimenter  — l'Idéalité revient à poser l’absoluité des vérités éternelles. Badiou les prend en compte comme provenant de ce que la pensée possède différents régimes : l’orientation générique,  l’orientation transcendante et  l’orientation constructiviste BdOT_52. Ces orientations ne sont pas exactement les protocoles discursifs : descriptif, axiomatique ou prescriptif. Ces paragraphes ont pour but de bien montrer qu'il existe au moins trois styles de philosophie contrairement à ce que pensent Badiou ou même Deleuze : une philosophie fonctionnant par hypothèses (axiomes puis prescriptions depuis Platon), une philosophie fonctionnant par principes et définitions (philosophie descriptive depuis Aristote) et une philosophie fonctionnant par des usages temporaires, des expérimentations issues du logos endiathetos stoïcien, du langage intime que nous avons en chacun de nous opposé au discours qui nous est imposé du dehors — les puissances tel que le discours médiatique, la propagande, les opinions diverses et la bêtise — et qui nous travaille de telle manière à nous dissuader de faire. Nous avons mis de côté les différentes critiques amorcées par Descartes, Kant, Marx qui font la distinction entre science et pseudoscience, mais ceci montre bien qu'avec la constitution de nouvelles subjectivités collectives, comme le font les Grecs antiques dans leur milieu philosophique nous pouvons inventer de nouvelles manières d'appréhender le « monde » donc de solutionner les problèmes (nouvelles rationalités).

Pour approfondir cela, Bergson dans un texte de 1915 estimait que toute philosophie moderne était issue de Descartes, du rationalisme des exactitudes et des idées dites « claires et distinctes ».  Mais à côté ou plutôt au-dessous de la tendance rationaliste, recouvert, et souvent dissimulé par elle, il y a un autre courant qui traverse la philosophie moderne. C’est celui qu’on pourrait appeler sentimental, à condition de prendre le mot « sentiment » dans l’acception que lui donnait le xviie siècle, et d’y comprendre toute connaissance immédiate et intuitive. Or ce second courant dérive, comme le premier, d’un philosophe français : Pascal. Ainsi Descartes et Pascal sont les grands représentants des deux formes ou méthodes de pensée entre lesquelles se partage l’esprit moderne. Dans l’actualité philosophique qui est la nôtre, ces courants se retrouvent chez Alain Badiou et Patrice Loraux. Voilà sans doute les deux polarités irréductibles de la scène parisienne. Badiou reprend la filiation cartésienne mais en écartant l’intuitionnisme pascalien ou les affects spinozistes qui y conduisent. Il fonctionne par abstraction, c’est-à-dire coupure-interprétation. L’abstraction est un mixte de genres ou de contradictions dont on ne retient qu’une contradiction majeure, dans le cas de Badiou, c’est le Même qui prévaut en tant qu’il participe de l’être. Mais puisqu’il faut tenir compte du primat de la contradiction sur l’identité, on a l’envers, la logique de l’apparaître qui n’est pas l’apparition du non-être mais de l’Autre BdLM_117/132. Cependant rappelons bien que cette combinaison — de deux concepts ou genres contradictoires — ne pourra présenter ni une diversité de degrés ni une variété de formes : elle est ou elle n’est pas BgPM_198. Ce qui fait une abstraction c’est de ne comporter ni degrés ni nuances. C’est par ignorance d’un impensé comme le virtuel, par éludation du sensible qu’on pose la contradiction, à la négation élargie qu’est l’envers BdLM_117+. Voilà ce qu’on peut dire en termes techniques, pour reprendre les concepts dialectiques.


Pensons à présent à cette interpellation que fait Platon : nous nous rendons malheureux parce que nous ne savons pas ce qui a de l’importance 727-729. Nous ne savons pas ne reconnaître ce qui est porteur de positivité et demandons-nous si ce n’est pas là que se joue une nuance qui ouvre la voie à de grandes choses. Juste pour reprendre Deleuze : la notion d’importance est mille fois plus déterminante que la notion de vérité DzP_177. Les notions d’importance, d’intérêt, de pertinence ne se substituent pas à la vérité mais la relativisent. Quand Deleuze dit qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis, il leur attribue un début et une fin et leur enlève donc leur caractère d’absolu (sans commencement ni fin). Ce qui était catégorie fondatrice devient notion parmi d’autres.  Même la mathématique et ses opinions droites chez Platon n’y échappent pas : la mathématique est sans doute plus importante pour l’édification du système de Leibniz qu’elle ne l’est au bout du compte, pour l’ontologie aporétique de Platon OT_112. Pourtant l’absoluité des vérités, comme leur propriété intrinsèque, demeure nécessaire dans la pensée de Badiou. Le réel de Badiou est abstrait du réel, abstraction et ce qui est virtuel ne peut être réel Cf. BdOT_70. Le réel de Deleuze englobe de l’intelligible et du sensible puisque la compréhension se fait tout aussi bien par concepts que par affects et ces deux compréhensions sont nécessaires à la pensée qu’il envisage. On pourra alors dénoncer un relativisme chez Deleuze, simplement parce que l’on ne tient pas compte de la positivité plus imperceptible qu’il prend en compte. Elle n’est pas de l’ordre d’un infini actuel mathématique 434, mais d’un peuple et d’une langue à venir, elle est de l’ordre d’une création, bref, de la pensée comme création. Il y a toujours chez Badiou une bonne volonté à saisir l’intelligible et à penser le vrai. Pour lui, il est important de faire le point, de se demander si l’on s’oriente dans la bonne direction. Pour cela il s’appuie sur un axiome du choix qui conduit toujours au même : le Même dans la contradiction est assimilé au Bien. À présupposer en nous cette bonne volonté de penser, à vouloir que la philosophie naisse d’un étonnement et non d’un choc ou d’une rencontre violente, la philosophie produit des abstractions qui ne compromettent et ne bouleversent personne.

Pour affirmer une nouvelle philosophie qui ne soit pas celle de comètes et raisonne directement avec la philosophie grecque présocratique, on peut prendre Patrice Loraux, en tant qu’intensité impersonnelle aussi désinvolte que l’était Deleuze, comme un catalyseur et Badiou, en tant qu’œuvre immortelle, comme un dépeupleur, un faiseur de désert nécessaire, celui qui au fond démembre l’être et le dissémine, mettant un terme à la question de l’être. Le dépeupleur est celui qui, parce qu’il est votre dépeupleur, vous singularise, vous arrache au statut anonyme qui n’a d’être que de se perdre dans le peuple des chercheurs (les libres et vaines virtualités). Etre « dépeuplé » c’est advenir à soi dans la rencontre de son autre, de son ami de l’autre rive, son rivalBdC_352. C’est toujours entre deux rives, deux polarités que le courant passe. La trajectoire du dépeupleur est celle de l’anabase 618-619. Mais advenir à soi signifie que le Même advient en tant que sujet ou que le sujet revient au même, à soi, comme le dit Badiou le sujet de vérité comme pur désir de soi BdE_51, désir du Même puisque chez Badiou soi = autos = Même et que soi n’est nullement l’inconscient. Le comprendre, c’est mettre les choses sous tension et réalimenter la machine philosophie, et donc la pensée.

Pourquoi vous avoir parlé de Badiou et Loraux, parce que l’un est un ouvrier des terres arides de la mathématique platonicienne qui va jusqu’au bout de la question de l’être — et de son inconsistance — et que l’autre est une comète imprévisible NzNP / DzN_60, qui par goût de l’authentique et de la simplicité aimerait à passer inaperçu, être de ces comètes dont on ne garde que les poussières d’étoile. Enrayer ce processus de disparition perpétuel de la philosophie ce n’est pas exactement introduire une communauté de sentiments au sens de Kant ou Schiller mais une constellation de devenirs (affects actifs) et de notions communes (concepts), un recueillement de ce qui doit être affirmé DzN_40, une amorce de surhomme comme point local d’un absolu dirait Badiou. Introduire une nouvelle subjectivité ou communauté où l’on se dépersonnalise l’un l’autre et où dans le même mouvement on se singularise l’un par l’autre. Une manière d’indiquer une autre possibilité de vie. Depuis les Grecs, la philosophie a été produite par des individus dispersés, les comètes, alors que le retour aux Grecs et à notre civilisation permet aujourd’hui d’en faire une constellation comme Foucault-Deleuze-Guattari. C’est à ça que Badiou s’oppose car pour lui il faut désocialiser la pensée. Si nous nous intéressons à la théorie des signes des années 60-70, au style français comme on dit, c’est qu’il s’est passé là, à travers le fil Merleau-Ponty-Foucault-Deleuze, un recueillement de ce qui devait être affirmé, un élagage de ce qui encombrait la pensée, toutes ces absences, vides et néant, dont la science par chance n’a que faire. Ce que je voulais faire à Paris 8 est un peu indiqué dans cet extrait : seule une civilisation comme la civilisation grecque peut révéler ce qu’est la tâche de la philosophie, car elle seule sait et peut prouver pourquoi et comment le philosophe n’est pas un voyageur quelconque, survenu par hasard et qui surgit inopinément çà et là. Il y a une loi d’airain qui enchaîne une philosophie à une civilisation authentique, mais qu’arrive-t-il quand cette civilisation fait défaut ? Le philosophe est alors pareil à une comète imprévisible et pour cette raison, effrayante, alors que dans une hypothèse plus favorable, il brille comme un astre de première grandeur dans le système solaire de cette civilisation. Les Grecs justifient l’existence du philosophe, du fait que chez eux seuls, il n’est pas à l’état de comète. Nietzsche, La philosophie à l’époque de la tragédie grecque cité DzN_60.
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