HEIDEGGER / Retranscription du débat télévisé Faye/Fédier
Retranscription prise sur http://skildy.blog.lemonde.fr
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.Le 23 février dernier, dans le salon de lecture de Bibliothèque Médicis, Jean-Pierre Elkabbach réunissait François Fédier, traducteur et commentateur de Heidegger et Emmanuel Faye, auteur de Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Les philosophes Monique Canto-Sperber et Pascal David ainsi que l’historien Edouard Husson participaient à un débat pour le moins improbable. En voici la transcription.
Le signe […] signifie un moment de confusion dans les débats ou un segment de phrase inaudible. ..
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J-P. Elkabbach : Bienvenue ! L’émission Bibliothèque Médicis organise une rencontre exceptionnelle à propos de celui que beaucoup considèrent comme un des plus grands philosophes du 20eme siècle, en tous cas un des plus influents, en France, Martin Heidegger mort il y a 30 ans. Cette rencontre ici est unique, je le dis sans grandiloquence. C’est un fait : elle n’a jamais eu lieu. Jamais même elle n’a été possible. Heidegger avait adhéré au nazisme. Tout le monde le sait au moins dans la période d’avril 33 à avril 1934 où il fut recteur de l’université de Fribourg, puis nommé Führer de l’université. On va tout raconter tout à l’heure. Mais nul ne conteste, je pense, qu’il s’est associé au cours de cette période à la politique du troisième Reich. Il l’a servi de prés, de loin nous le verrons. L’a-t-il inspiré ? Et plus tard et quand l’a-t-il combattu ? Un philosophe doit-il rendre des comptes sur son engagement politique et si cet engagement est le plus condamnable l’adhésion à l’époque au parti d’Hitler, et même si Heidegger a changé ensuite faut-il faire subir à ses œuvres le même sort qu’à la propagande nazie ? Et est-ce, grande question, à ses contemporains de le juger ?
En tous cas je vous remercie les uns et les autres d’être ici et de participer à cette émission de Bibliothèque Médicis et d’essayer de nous éclairer au-delà des affrontements stériles je dirais en dépit de la passion que vous essayez assez mal de contenir les uns et les autres. Plus que jamais la philosophe Canto-Sperber sera indispensable à mes côtés. Alors voici deux auteurs radicalement et violemment opposés. D’abord François Fédier. Vous publiez chez Fayard avec dix autres philosophes Heidegger, à plus forte raison. Votre nom est attaché à l’apologie et à la défense de Heidegger que vous avez connu et que vous avez même fréquenté.
François Fédier : C’est vrai… Je… J’ai connu et j’ai fréquenté et pour moi cela reste un des grands moments de mon existence. Mon existence de philosophe. Mon existence d’être humain. Et je suis évidemment tout heureux de pouvoir parler de cet aspect là qui n’est pas négligeable
J-P. E. : C’est une longue et fidèle amitié.
F. F. : Sans aucun doute. Je me souviens d’avoir lu dans le journal d’Eugène Delacroix une phrase qui dit : « Le véritable grand homme est bon à voir de près ». Je crois que je résume à peu près…
J-P. E. : Vous alliez le voir dans sa maison où il était avec sa femme Elfride. Vous avez eu des conversations.
F. F. : Nous avons organisé même des séminaires qui ont eu lieu en Provence qui sont des moments très importants de la réception de Heidegger en France.
J-P. E. : Vous le traduisez.
F. F. : Je le traduis, je le traduis, je le traduis, oui…
J-P. E. : Et vous le défendez depuis toujours. Vous, Emmanuel Faye, vous publiez la réédition en poche avec une nouvelle préface de votre livre qui avait fait énormément de bruit et de scandale et pas seulement en France dans toute l’Europe Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Dans la biblio essais. Et à vos côtés l’historien Edouard Husson qui est presque un familier de l’émission Bibliothèque Médicis. Vous étiez venus récemment grand expert du troisième Reich et de cette époque là. A vos côtés François Fédier vous avez Pascal David, philosophe. Vous enseignez la philosophie à l’université de Brest, et vous écrivez aussi sur Heidegger. On va le voir. Vous participez à ces cahiers d’histoire de la philosophie Heidegger sous la direction de Maxence Caron, et quelques philosophes et puis aussi vous faites la notice biographique, on en reparlera tout à l’heure, de Martin Heidegger, Grammaire et étymologie du mot être, introduction en la métaphysique. Essai publié par le seuil. Nous allons essayer d’être simple. Pour la plupart des français qui vont peut-être s’intéresser à ce que vous représentez. Pourquoi la France est-elle le seul pays au monde où s’affrontent à propos de Heidegger des philosophes avec autant de violence, parfois de haine partagée et souvent les textes à la main comme des preuves. Pourquoi d’abord François Fédier puis vous…
F. F. : Ecoutez moi je dirais que c’est une chance que ça soit en France qu’un débat de ce genre se déroule. Ca voudrait dire que la France est encore un pays où l’on s’occupe de façon réelle des questions les plus importantes qui soient. Le débat que je souhaite est un débat qui met en cause des choses extrêmement graves Et c’est pour ça que je trouve que… que ça se passe en France cela signifie qu’on s’occupe encore de choses profondément graves, profondément réelles,
J-P. E. : Dans quel sens… vues par vous…
F. F. : Parce qu’elles mettent en jeu évidemment une certaine conception de la vérité. Une certaine conception de la philosophie.
J-P. E. : De la pensée…
F. F. : De la pensée bien évidemment. Et donc si voulez je pense que c’est très très, comment dire, bon signe, qu’un débat de ce genre se déroule en France.
J-P. E. : Et pourquoi cette fascination pour le philosophe allemand Heidegger.
F. F. : Je me permettrais de vous dire que je n’aime pas que l’on emploie, à tort et à travers, le mot fascination. Pour une raison très simple c’est que le mot fascination est une attitude fondamentalement non philosophique.
J-P. E. : […] attention aux mots utilisés au cours de cette émission. Si on est fasciné on ne fait pas fonctionner la raison, la logique.
F. F. : C’est la raison pour laquelle le titre de notre livre s’appelle Heidegger à plus forte raison… Je tiens beaucoup à ce que l’on tente d’argumenter de manière raisonnable…
J-P. E. : En évitant les caricatures et… la passion !
F. F. : Voilà.
J-P. E. : Est-ce que vous vous étiez déjà vus l’un et l’autre.
E. Faye : J’ai rencontré monsieur Fédier en 95. Nous avons très brièvement discuté c’était chez monsieur Jacerme et je me souviens que vous m’aviez dit ce qui est remarquable dans l’œuvre complète, dans la Gesamtausgabe de Martin Heidegger c’est que, disiez vous, « tout est bien ». Alors je crois qu’aujourd’hui le moment est venu de voir ce qui est récemment paru, dans cette œuvre complète, et je pourrais effectivement vous redemander si vous remaintiendriez aujourd’hui cette affirmation. Pour le débat il y a effectivement un débat international, pas seulement en France, j’ai eu l’occasion, depuis un an et demi que ce livre est paru de discuter et de débattre en Allemagne, dans des universités allemandes, aux Etats-Unis, en Italie, en France bien sûr aussi. Il est vrai qu’il n’y a qu’en France on trouve parfois un certain ton qui n’est pas dans notre…
J-P. E. : Et bien nous allons essayer de ne pas avoir ce ton Emmanuel Faye.
E. F. : C’est tout à fait que je souhaite.
J-P. E. : Alors Heidegger, Monique. D’abord qui est-ce ? Son parcours… Est-ce que vous vous donnez un certain nombre de lignes ou est-ce que je m’adresse à François Fédier ou à Pascal David.
Monique Canto-Sperber : Adressez-vous à François Fédier. Mais laissez-moi vous dire d’abord qu’un constat s’impose, c’est l’influence considérable de Heidegger, de la pensée de Heidegger sur la philosophie française. Et dans des domaines de la pensée très différents. Il y a bien sûr ceux qui se sont attachés à l’œuvre de Heidegger qu’on appelle communément en France les heideggériens. Mais l’influence c’est exercée bien au-delà et bien ailleurs.
J-P. E. : On peut citer des noms.
M. C-S. : Chez Sartre, même si c’est au prix de ce que l’on peut considérer comme un contresens sur la philosophie de Heidegger, mais également dans toutes les philosophies… celles de Jacques Derrida…
J-P. E. : Althusser, Michel Foucault, mais pourquoi même le poète René Char…
M. C-S. : L’influence a été considérable.
F. F. : Mais Char est à mes yeux le plus grand résistant français au nazisme.
J-P. E. : Ha ! C’est une bonne caution pour Heidegger !
F. F. : Je ne pense vraiment pas que Heidegger a voulu aller voir René Char parce que ce serait pour lui une caution. Je pense au contraire qu’il a voulu aller voir René Char parce que c’était un poète et qu’il était extrêmement, extraordinairement attentif à la parole poétique. Et le fait que René Char ait reconnu en Heidegger l’un de ses alliés substantiels me paraît être non pas une preuve parce qu’il n’y a pas de preuve dans ces cas là, mais il y a… je dirais on devrait au moins voir l’idée que c’est un indice pour se calmer et pour ne pas lancer des accusations folles.
J-P. E. : Le problème qu’on vous posera c’est de savoir si en dehors de son travail sur Hölderlin, le poète allemand, René Char connaissait toutes les œuvres de Heidegger d’autant plus qu’elles n’étaient pas encore traduites et qu’elles sont loin d’être traduites… Alors Pascal David, dans la notice biographique vous dites « né le 26 septembre 1889, à Messkirch, pays de Bade, entre la haute vallée du Danube le lac de Constance d’un père tonnelier d’une mère, d’une mère qu’Heidegger disait d’une « discrète sollicitude ». Donc il est né d’un milieu catholique et de gens simples. Et il est fils de sacristain. C’est Paul François Paoli qui écrit dans le figaro littéraire de l’autre jour que le petit Martin a été même enfant de chœur.
P. D. : Ce qui n’est pas encore déshonorant.
J-P. E. : Pourquoi ? Qui vous l’a dit ?
P. D. : Non…
J-P. E. : Qu’est-ce qui a marqué son enfance ? Ou qui a marqué son enfance ?
P. D. : Effectivement comme vous venez de le dire je crois que c’est un milieu simple, un milieu paysan, un milieu catholique, la proximité des lieux saints et de la maison natale. Et les études qu’il a entreprises, à partir de là, grâce à des systèmes de bourse parce que le milieu familial qui était le sien ne lui permettait pas de suivre des études secondaires ou supérieures a fortiori s’il n’y avait pas eu ces soutiens et ces bourses.
J-P. E. : Alors vous dites le chemin des écoliers va le mener à Constance, à Fribourg où il va apprendre le grec, le latin. Il va suivre des études importantes. Bon, on accélère. En 1923 il est nommé professeur à l’université de Marbourg et l’année suivante il commencera, il sera recteur de l’université…
P. D. : Non, la décennie suivante …
J-P. E. : Dix ans, dix ans plus tard, oui oui en 33. Je voulais dire c’est à ce moment là. A quel moment il va connaître son élève Hannah Arendt, à quel moment ?
P. D. : A Marbourg…
J-P. E. : A Marbourg…
P. D. : En 24-25…
J-P. E. : Hannah Arendt avec laquelle il aura une relation clandestine, une liaison qui va durer longtemps et ils se seront revus, je pense, après la guerre. Elle, elle est juive. Comment est-ce possible avec Heidegger dont on dit qu’il était antisémite.
P. D. : Ca n’est possible d’envisager de manière saine et sereine cette question que si l’on part d’un autre postulat que celui que vous venez d’indiquer. Et je me permettrai… J’ai peut-être mal entendu mais j’ai cru entendre un lapsus dans votre présentation tout à l’heure au début de l’émission lorsque vous avez dit que Heidegger, en 1933, a été « Führer » de l’université. J’ai peut-être malentendu mais c’est « recteur ».
J-P. E. : J’ai dit les deux.
P. D. : Ha ! D’accord.
E. Husson : Il utilise le terme de Führer le « recteur Führer ».
P. D. : « Führer » a le sens de guide en allemand… [inaudible].
E. H. : En Allemagne, à cette époque, « Führer », ça, tout le monde sait ce que cela veut dire.
J-P. E. : Ca, c’est la touche de l’historien.
E. H. : Il faut préciser…
J-P. E. : La philosophie aura besoin quelques fois de l’historien. On fera appel à Edouard Husson chaque fois qu’il le pourra…
M. C-S. : … sur l’histoire… Hannah Arendt était loin d’être la seule élève juive et élève tout à fait appréciée de Heidegger. Il y en a eu beaucoup d’autres. Hélène Weiss…
J-P. E. : Mais ça c’est une sorte de contradiction, de surprise. Beaucoup de philosophes qui l’ont présenté, en France, qui l’ont soutenu au moins dans les premiers temps comme Jean Wahl, comme Emmanuel Levinas ont été à un moment ou à un autre influencés par Heidegger. Et un de ces maîtres sera Edmond Husserl qu’il abandonnera peut-être à un certain moment ou qu’il trahira je ne sais pas. Ou qu’il oubliera de manière opportune à l’époque, au moment en particulier de la fin de vie de Husserl et de ses obsèques, non ?
E. Faye : Je pense que, sur la question de Heidegger, il y a une distinction essentielle qui doit être faite. C’est la distinction entre l’œuvre même de Heidegger avec tous les textes que nous pouvons tous lire, nous ne pouvons pas tous les lire, mais nous pouvons en lire un certain nombre. Et puis la réception, l’influence, qu’il a pu avoir. Il a eu des disciples. Il a eu aussi très tôt des adversaires et des critiques comme Günther Anders qui fut son étudiant mais qui très vite sera un des principaux critiques allemands philosophes de Heidegger… encore Adorno.
M. C-S. : Grand philosophe (il s’agit de Günther Anders) d’ailleurs qu’on redécouvre en ce moment.
E. F. : Günther Anders a écrit un gros livre Uber Heidegger où notamment il y a une mise en parallèle très très précise entre Hitler et Heidegger et je souhaite que ce livre, comme celui des philosophes critiques allemands de Heidegger, soient traduits en français. Mais sur l’œuvre même nous avons depuis peu, depuis deux ans pour certaines lettres, quatre cinq ans pour les cours que j’ai amené, assez de textes pour pouvoir voir que Heidegger est animé par un dessein fondamental, qui est porteur de toute son œuvre. Ce dessein c’est celui de la domination radicale de ce qu’il nomme la deutsche Rasse, la race allemande. Il l’exprime d’abord dans des lettres, il l’exprime ensuite dans ses cours. Je vais quand même lire deux ou trois phrases de Heidegger qui justifient ce que nous pouvons dire de lui. Dés octobre 1916 Heidegger écrit à sa future femme Elfride. « L’enjuivement – Verjüdung – des universités est effrayant. Et je pense que la race allemande – deutsche Rasse – devrait trouver assez de force intérieure pour parvenir au sommet. » Alors là c’est un propos privé dans une lettre mais dés que Heidegger pourra publiquement s’exprimer, c’est-à-dire dans ses cours des années 1933-34, qu’est-ce qu’il enseigne à ses étudiants ? Je lis dans le cours de l’hiver 33-34…
J-P. E. : Attendez. Sur cette phrase de 1916 la lettre, à la femme, il y a effectivement ces mots ?
F. Fédier : Bien sûr. Mais vous savez que Heidegger écrive une stupidité c’est très possible. Ca c’en est une. Mais dire que voilà la source de la pensée de Heidegger c’est proprement insensé.
E. F. : Alors ce que je dis…
J-P. E. : Attendez. Nous essayons de comprendre. Edouard Husson… à ce moment là, dans l’université allemande, Heidegger était le seul…
E. Husson : 1916 c’est important parce que c’est un tournant. C’est le moment où l’antisémitisme s’implante en Allemagne et l’antisémitisme qui va mener au nazisme. Cela veut dire quoi. Cela veut dire, moi je réagis en historien, Heidegger, on m’apporte ce document, Heidegger, professeur, philosophe plus tard, est très réceptif à l’air du temps. Et, alors c’est peut-être une bêtise, mais c’est une bêtise très précoce. Il faut le regarder, je veux dire. Si je peux me permettre une simple remarque surle débat français auquel vous faisiez allusion, ce qui me frappe c’est comment, dés qu’on décontextualise la pensée de Heidegger, le réflexe qu’on a sur la plupart des autres penseurs c’est de les voir dans leur époque. Alors là, au contraire, on a tendance à vouloir lire cette pensée de manière intemporelle. Je vous donne un exemple très simple. J’en profite pour dire que pour moi, comme historien, le livre d’Emmanuel Faye est méthodologiquement irréprochable. Et il y a quelque chose que j’aime beaucoup dans son livre c’est que quand il fait une traduction française il donne toujours le texte allemand. Donc on peut vérifier. Et alors je vous dit une citation donc de Einfürhung in die Métaphysik . « Un état, il est, en quoi consiste l’être, en ce que la police arrête un suspect ». 1935 ! Si vous lisez l’allemand, die Staatpolizei c’est la « Stapo ». « Stapo » c’est la « Gestapo ». Je veux dire, on peut dire après ça que cette pensée échappe à son engagement sous le nazisme, je suis tout prés à en discuter, mais je sortirai de mon rôle puisque c’est aux philosophes de trancher. En revanche, comme historien, je ne peux pas laisser dire que Heidegger n’a pas été viscéralement nazi de 1933, et peut-être même avant, à 1945.
J-P. E. : Monsieur Fédier va répondre… Vous direz que c’est une nouvelle bêtise. Ou une mauvaise traduction. Allez-y.
F. F. : Monsieur Husson, historien… Vous dites qu’il faut considérer les choses dans leur époque. Alors moi je vous demande : est-ce que l’on peut dire que ce qu’a dit, de manière je répète stupide, Heidegger en 1916 alors qu’il est encore étudiant, encore en train de chercher sa voie, il n’a pas encore trouvé sa voie, que c’est ça la clé de tout ce qui suit. Attendez une seconde, parce que j’ai encore quelque chose à propos de votre citation. Votre citation, bien sûr, s’arrête à l’endroit que vous dites quand il dit l’Etat est-ce que c’est le fait que la police d’Etat arrête un suspect. Qu’est-ce qui a après ? Pourquoi ne citez-vous pas ce qu’il y a après.
J-P. E. : Après ?
F. F. : Ca c’est une méthode… Après il dit c’est évidemment pas ça. Ca ne suffit pas à faire un Etat, ça. Alors ça c’est la méthode constante de monsieur Faye, c’est-à-dire que… il cite des textes qui sont évidemment scandaleux si on les arrête là monsieur Faye arrête la citation.
J-P. E. : Mais ça fait beaucoup de phrases scandaleuses.
F. F. : Mais non !
J-P. E. [confusion dans les répliques] : On ne va pas s’attarder là-dessus… Continuez !. Il est nommé recteur à Fribourg donc…
F. Fédier : Il n’est pas nommé, il est élu !
J-P. Elkabbach : Elu , élu ! C’est-à-dire ils se ressemblent tous.
F. F. : Pardon ?
J-P. E. : Ils se ressemblent tous. Ils sont du même milieu idéologique, les professeurs. Sinon ils ne seraient pas là dans ce corps, ou collège électoral je suppose.
F. Fédier. : Non, non, attendez, il faut être horriblement précis. Le personnage, le professeur qui devait être élu recteur en 1933 est social-démocrate. C’est le professeur von Müllendorf. Il devait être élu et c’est von Müllendorf lui-même qui est allé demander à Heidegger d’accepter l’idée qu’il puisse être élu recteur.
E. Husson : Ce n’est pas ce que dit Hugo Ott, grand historien, qui dit que von Müllendorf a été contraint à la démission sous l’amicale pression de ses collègues. Si vous parlez d’histoire à ce moment là parlons des travaux qui ont été faits et le contexte de la nomination de Heidegger au rectorat est très précis, soyons précis, horriblement comme vous dites.
F. Fédier : Monsieur Husson est-ce que vous acceptez l’hypothèse que toutes les études historiques ne sont pas faites avec, comment dirais-je, le souci premier de… c’est pourquoi tout à l’heure je disais que cette question met en jeu la vérité… Est-ce que la question est de démontrer, a priori, que Heidegger est nazi. Voilà la question.
E. Husson : Sûrement pas. Au contraire c’est avec les textes. C’est avec les textes ! [Confusion].
J-P. E. : Je reviens à la notice, vous allez voir. Je reviens à la notice biographique, de Pascal David. Vous dites : « Ayant commis une erreur d’appréciation sur la nature du régime, qui s’installe en Allemagne fin janvier 1933, Heidegger, qui ne s’est jamais rallié toutefois à son idéologie, et l’a même combattue, accepte d’être recteur de l’université de Fribourg en mai 1933 comme d’être inscrit sous certaines conditions au parti nazi. Ce qu’il semble avoir compris alors comme une simple formalité administrative et nullement comme l’acte militant d’une adhésion ». Vous vous rendez compte ? Le nombre de… Vous dites « c’est une erreur d’appréciation ». Simplement, on peut se tromper. Il ne s’est jamais rallié à l’idéologie. Bon, vous confirmez.
P. David : Je confirme.
J-P. E. : On va voir tout à l’heure s’il y a des textes. Il l’a même combattue, l’idéologie du troisième Reich.
P. David : Oui. Dans ses cours notamment entre 1934 et 1945. Des cours publiés aujourd’hui.
J-P. E. : C’est dans cette œuvre c’est la première fois que je vois que deux éditeurs
P. D. : Oui.
J-P. E. : Vous savez lesquels, Alain Badiou et Barbara Cassin, disent qu’ils tiennent à se désolidariser de la notice biographique que conformément au principe de cette collection ils ont demandé à Pascal David de rédiger… Vous lui passez trop de choses à Heidegger ?
P. D. : Ce n’est pas à leur honneur.
F. Fédier : Aux yeux de certaines personnes on passe beaucoup trop de choses. La question que je repose à l’historien : aurons-nous la possibilité de dire tout ce qui a été dit et fait par Heidegger. Par exemple je veux poser une question à monsieur…
E. Husson : Est-ce que je peux y répondre… […] Je donne un autre exemple. Là c’est un texte que vous avez édité vous-mêmes. « Allocution à la cérémonie du solstice d’été du 24 juin 1933 ». Alors il faut savoir parce que je respecte les faits. Il faut savoir que la cérémonie du solstice d’été est une cérémonie fondamentale pour l’adhésion au nazisme. C’étaient les étudiants nationalistes qui pratiquaient ça…
J-P. E. : Nous sommes en quelle année ?
E. H. : Nous sommes en 1933, le 24 juin. Que Heidegger se rende à cette cérémonie c’est un geste d’allégeance extrêmement fort. Et c’est une adhésion à l’idéologie elle-même. Pourquoi… parce qu’il y a une adoration du culte du soleil. La volonté d’un néo-paganisme. Tous les SS devaient assister à ce genre de cérémonie. J’ai chez moi un tas comme ça de directives de la SS. Chaque année, année après année, disant : « vous allez à la cérémonie du solstice ». Et alors, ce qui est très intéressant c’est qu’en plus, en rapport, avec cette cérémonie là, cette année là, il y a eu un autodafé symbolique. On est dans quelque chose d’extrêmement lourd. C’est une adhésion au nazisme explicite. Après ça…
J-P. E. : Alors la réponse de François Fédier, et vous vouliez poser une question à Emmanuel Faye. Essayons de ne pas faire de caricature. Et en même temps d’éviter… on ne va pas ouvrir une nouvelle fois le procès il est engagé depuis longtemps. Mais d’abord vous répondez à ce que dit Edouard Husson, et ensuite vous posez votre question à Emmanuel Faye.
F. Fédier : Nous sommes là au cœur de ce que Jean-Pierre Elkabbach vient à juste titre de souligner à savoir ce que Pascal David appelle l’erreur d’appréciation. Ma question, monsieur Husson : est-ce que Heidegger, l’année suivante par exemple où il y aura d’autres manifestations de ce type, est-ce qu’il y est allé ?
E. Husson : Alors Heidegger n’y va pas l’année suivante mais, par exemple en 1935, il parle de la SS comme l’exemple même de la construction organique, la même SS qui participe à ces cérémonies.
F. F. (rit) : Bien sûr !
P. David : [C’est quoi] la «construction organique » ?
E. H. : Ha ! Ecoutez, dans la langue allemande de l’époque, bien sûr que si, il ne faut pas le décontextualiser…
F. F. : Non non non…
J-P. E. : On va écouter les philosophes.
F. F. : Permettez-moi de dire quelque chose à propos de ce que vient de dire monsieur Husson…
J-P. E. : Posez votre question à Emmanuel Faye s’il vous plaît.
F. F. : Ce vous dites là ça voudrait dire que les expressions qu’emploie volontairement Heidegger dans un contexte, j’ajoute : dans un contexte, où il faudrait quand même aller voir ce qu’il y a dans le contexte. Or vous sortez du contexte et vous dites : c’est une preuve d’allégeance. Alors qu’en réalité, si vous prenez bien l’ensemble de ce qu’a dit Heidegger l’idée de construction organique de l’état c’est quelque chose qu’il soumet à une critique fondamentale.
E. Husson : Il n’était pas obligé de prendre cet exemple à cette époque.
F. F. : Pouvez-vous me dire s’il n’y a pas de meilleur exemple à prendre!
E. H. : La SS c’est l’organe par excellence du régime nazi. Et « construction organique », dans ce contexte, est positif chez lui.
J-P. E. : Alors la question à Emmanuel Faye.
F. F. : Mais pourquoi dites-vous que chez… vous savez mieux que moi !
E. H. : Ha ! J’ai lu les textes, comme vous ! En allemand, comme vous !
J-P. E. : Il les a traduits. Il les a lus et traduits. […] François Fédier alors la question que vous voulez poser.
F. F. : La question, par exemple, naturellement monsieur Faye n’a pas eu connaissance, parce que ça n’est pas encore publié, la publication des œuvres dont il prétend, dans son livre, qu’est entièrement faite pour dissimuler etc. etc. J’ai eu l’occasion de voir un texte écrit par Heidegger à l’automne 1934 dans lequel Heidegger déclare : « le national-socialisme est un principe barbare ». 1934 ! Alors évidemment ce n’est pas encore publié. Alors je vous dis simplement : faites-moi confiance, cela sera publié un jour.
E. Faye : […] J’ai vraiment plusieurs choses à dire. Premièrement Heidegger a effectivement été nommé recteur-Führer le 1er octobre 1933 en vertu de la constitution nazie qu’il a contribué à élaborer avec le Gauleiter Wagner. [ …] Le deuxième point, maintenant, vous citez monsieur Fédier un texte qui se trouve dans les cahiers noirs. Les cahiers noirs, ce sont 33 cahiers que Martin Heidegger aurait écrit pendant quarante ans…
F. F. : Aurait…
E. F. : Aurait parce que je ne peux pas les voir. Si l’exécuteur testamentaire, à savoir, le fils Heidegger, m’autorise, comme j’en ai fait l’appel dans le Monde, et comme j’ai été relayé dans une revue allemande de l’université de Saarbrück par une quarantaine de chercheurs internationaux pour qu’on puisse voir ces archives je pourrais voir à ce moment là ces cahiers noirs. Pour l’instant, ce que je voudrais dire parce qu’on parle de vérité, le fils Heidegger, car c’est lui dont il s’agit et vous en êtes en quelque sorte le mandataire en France. Le fils Heidegger lorsqu’il a publié des textes de l’année 33 a affirmé au tome 16 que son père n’avait pas de tendance fasciste et qu’il n’avait voté en 32 que pour le petit parti des vignerons du Würtemberg. Or, dans mon livre, j’apporte la preuve pour la première que Heiddeger a voté dés 32 pour la NSDAP, pour le parti nazi. Et il le dit dans une lettre inédite à […] Guttman que j’ai pu consulter. Que se passe-t-il ? Et bien aussitôt le fils Heidegger a été obligé de se rétracter. Et dans une lettre à la Frankfurter Allgemeine il dit : effectivement mon père a voté pour le parti nazi en 32 mais c’était obligé par sa femme Elfride.
J-P. E. : Bon, alors, François Fédier. Heidegger lui-même a regretté son engagement. […] Quel était, pour vous qui le connaissiez, quel était la nature de ses rapports avec le régime nazi. Pour vous… pour aujourd’hui…
F. F. : Pour moi, aujourd’hui, la nature des rapports de Heidegger avec le régime nazi a été une opposition philosophique.
J-P. E. : Après une adhésion.
F. F. : Après une adhésion dans laquelle il pensait à l’époque qu’il était possible de passer des compromis. Et ce que je dis moi, c’est que passer des compromis, ça n’est pas encore entré dans la compromission. La preuve c’est que quand il s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas passer compromis sans arriver à la compromission il s’est retiré.
J-P. E : Il n’a jamais été un ennemi déclaré du régime nazi. On ne l’a jamais vu dans la liste des résistants au troisième Reich.
F. F. : Non, c’est évident. Je suis tout à fait d’accord avec vous. C’est tout à fait clair je ne confonds pas les résistants comme René Char et le type de résistance qui est tout autre et qui est évidemment pour nous extrêmement difficile à comprendre dans la mesure où nous pensons qu’il aurait fallu, par exemple faire des attentats…
J-P. E. : Non non non… il aurait pu faire comme son ami Karl Jaspers, l’autre philosophe allemand, grand philosophe, qui est parti à Bâle, en Suisse…
F. F. : Mais non !
J-P. E. : C’est vrai que lui avait une épouse juive, Gertrud Mayer, et qu’il est allé à Bâle. […] Ce que Heidegger lui a reproché dans une lettre qui a été publiée récemment en français.
F. F. : C’est pas tout à fait exact. Jaspers est resté pendant toute la durée du nazisme et de la guerre à Heidelberg. Il est parti à Bâle après la guerre, pas avant la guerre. Est-ce que vous savez, monsieur Faye, est-ce ce que je dis est vrai ? Ou plus exactement monsieur Husson puisque vous êtes l’historien…
E. Faye : Je veux bien répondre à votre question. Ce qui est important là, puisque vous parlez d’épreuve de vérité, vous dites ce qui faut voir dans les textes, moi je prends un texte qui a été publié seulement en 2001. C’est le cours, donc, de l’hiver 33-34. Et que dit Heidegger ? Il dit que : « Lorsque le Führer, aujourd’hui parle toujours de l’éducation pour la vision du monde national-socialiste ça ne veut pas dire n’importe quel slogan. Ca signifie la mutation totale de l’existence de l’homme. C’est le combat même où se décide, dit-il, qui sera l’esclave et qui sera le maître. » Et, ajoute Heidegger…
J-P. E. : Il le dit pour l’approuver ou le condamner ?
E. Faye : Bien sûr, bien évidemment, il l’approuve. Il dit, et il le souligne, « c’est un projet mondial, c’est une mutation totale ». Et Heidegger va beaucoup plus loin encore dans ce texte. Il affirme deux choses qui me font dire, et soutenir d’après les textes, que le projet de Heidegger esquissé dans sa lettre de 1916 est ici explicitement un projet de domination de la race allemande et d’extermination totale du juif assimilé dans le peuple allemand. Je dois lire les deux textes qui prouvent cela. Dans le premier Heidegger parle, je cite, page 89 « de conduire les possibilités fondamentales de l’essence de la souche originellement germanique jusqu’à la domination ». C’est presque une citation de ce que Hitler dit dans Mein Kampf lorsqu’il dit qu’il veut « conduire les éléments raciaux originaires du peuple allemand jusqu’à une position dominante. » Et ce n’est pas seulement une domination dont parle Heidegger. Que dit-il ? Il dit, à ses étudiants : « Pour que l’existence ne soit pas hébétée, et bien il faut identifier l’ennemi, non pas l’ennemi hors de l’Allemagne, mais l’ennemi greffé sur la racine de l’existence du peuple allemand » Et pourquoi l’identifier ? Avec pour but, dit-il «son extermination totale ».
J-P. E : François Fédier, vous avez l’air accablé parce que vous venez d’entendre. Allez-y !
F. Fédier : Je ne suis pas du tout accablé parce que nous avons répondu dans le livre à cette argumentation.
J-P. E. : Il y a 600 pages ! Mais sur ce point qu’est-ce que vous voulez dire?
F. F. : Il faut se référer à ce que l’on dit. Tout ça est un mélange…
E. Husson : Redites-le ! Redites-le ! C’est intéressant pour le débat.
F. F. : C’est un mélange dans lequel tout finit par renvoyer à tout.
E. Husson : … C’est clair : « Extermination totale de ce qui est greffé sur l’essence du peuple ».
J-P. E. : Pour ceux qui ne liront pas les 600 pages qu’est-ce que vous répondez.
F. F. : Je réponds encore une fois que c’est une manière de lire qui prend les termes… en philologie… vous n’êtes pas philologue mais en philologie on parle d’une lexio pessima. A savoir la lecture la pire possible.
J-P. E. : Alors il les a écrites ces phrases ?.. Monique ! Pourquoi il a provoqué ces tremblements de terre dans la pensée ? Pourquoi et à partir de quand ?
Monique Canto-Sperber : Mon sentiment, sur cette discussion, est que juger un philosophe, l’incriminer, lui faire un procès est une chose très grave. Je crois qu’on peut distinguer entre trois catégories. D’abord ce que Heidegger a fait ; ensuite ce qu’il a laissé faire ; et pour terminer ce qu’il n’a pas fait.
J-P. E : En résumant, premièrement, ce qu’il a fait…
M. C-S. : Ce qu’il a fait. Il y a, à charge, incontestablement d’après Hugo Ott, ces lettres de dénonciation qui sont écrites à la machine par Heidegger lui-même semble-t-il. Du moins c’est la thèse de Hugo Ott et qui dénonce deux philosophes, collègues de l’université de Fribourg. Il y a également sa signature au plébiscite deux plébiscites organisés par Hitler aux lettres de soutien. Mais, encore une fois, il n’était pas le seul à le faire et toute l’université allemande, en tous cas un peu près toute l’université de Fribourg l’a fait y compris les plus grands qui ne sont pas, eux, l’objet d’un tel procès. Et puis il s’est entouré de personnages très très peu recommandables et qui ensuite sont devenus des nazis notoires et d’ailleurs dont certains ont été jugés à Nüremberg.Ensuite ce qu’il a laissé faire. Et bien qu’a-t-il laissé faire. Il a laissé en effet ses collègues juifs être écartés de l’université sauf deux dont il a pris la défense. Il a laissé faire des autodafés de livres. Personne n’a démontré qu’il y avait assisté ni même qu’il les avait commandés. Mais il les a laissé faire. Mais combien de choses, combien de personnes ont laissé faire au même moment. Ceux qui se sont engagés… sont une extrême minorité, il ne faut pas l’oublier. Et enfin troisièmement, ce qu’il n’a pas fait. Et bien que n’a-t-il pas fait et bien il ne s’est pas rétracté publiquement. Il n’a pas exprimé publiquement ces regrets. Mais pardonnez-moi de considérer, pour moi qui respecte avant toute chose la liberté de pensée que, à chacun de choisir. S’il exprime ses regrets ou s’il ne les exprime pas. On ne peut pas imposer à un philosophe de regretter quelque chose. En tous de le cas de le faire publiquement.
J-P. E. : François Fédier.
F. Fédier : Heidegger ne s’est pas rétracté publiquement tout simplement parce que pendant toutes les années qui vont de son retrait du rectorat jusqu’à la chute du nazisme il a, à sa manière, tenté, peut-être cela n’a aucun effet immédiat, mais il a tenté de penser de telle manière que ses étudiants comprennent que ce qui se passait pendant ce temps-là était une abomination. Voilà mon opinion…
J-P. E. : Après la guerre il est interdit d’enseignement. On l’écarte de toute l’université allemande. Et ce sont ses pairs qui l’ont condamné, même, que vous dite, c’était sous les autorités françaises qui ont fait appliquer ce que les allemands avaient dit. Un an avant sa mort Heidegger a programmé la publication intégrale de ses œuvres. Est-ce qu’il y a 100, 108, 110 volumes.
E. Faye : Il y aura 102 volumes. Il y en a 67 parus dont ce volume programmé par Heidegger. C’est-à-dire que non seulement il ne désavoue pas son nazisme mais il transmet aux générations futures, c’est-à-dire à nous et à nos enfants ces textes, sans aucun repentir, sans aucune note de regret, où, nous le savons depuis 2001, il préconise l’extermination totale de l’ennemi intérieur. Et ce texte est tellement accablant, que j’y consacre un chapitre entier, le chapitre 6 de mon ouvrage, et ce chapitre n’est d’ailleurs pas un instant discuté…
J-P. E. : Est-ce que je peux vous demander… Pourquoi cette obsession de Heidegger ? Je n’ose pas dire pourquoi cette haine ou cette sorte de traque constante à Heidegger ? Allez-y !
E. F. : Je pense que la question d’une obsession de Heidegger doit être posée à ceux qui, depuis 40 ans ou 50 ans, sont dans une sorte d’allégeance à son égard. Pour ma part, si vous voulez, j’ai fait de tout autres recherches et c’est il y a 5 ans, que découvrant un séminaire inédit de 35. Parce que, lorsque j’étais étudiant, on me disait, et c’est ce que disait monsieur Fédier, il y avait une compromission de circonstances de Heidegger. Et voilà qu’en 77 je faisais un mémoire sur Heidegger à la Sorbonne, je vois le testament de Heidegger, c’est-à-dire son entretien au Spiegel. Et que dit-il dedans. Que laisse-t-il. Il dit les national-socialistes sont allés dans une direction satisfaisante dans leur relation de l’homme et de la technique. Quand j’ai lu ça je me suis dit si c’est ça qu’il nous laisse ça contredit tout ce qu’on prétendait en France.
J-P. E. : Il y a des pans entiers de son œuvre qui sont méconnus, hein?
E. F. : Sur cette relation de l’homme à la technique, ce que je voulais dire… ce qui est terrible… c’est que, maintenant, nous savons que, en 49, dans une conférence, Heidegger, à Brême, a osé dire la chose suivante. Il a osé dire, et c’est une phrase si grave qu’il l’a surtout supprimée quand il a publiée au début des années soixante sa conférence. Il a dit : « L’agriculture est une industrie alimentaire motorisée dans son essence, le même, que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz. » Et avec une phrase aussi terrible qu’a-t-il voulu faire ? Et bien, d’une part, il nie complètement l’intention génocidaire des nazis comme pour faire oublier qu’il a lui-même appelé à l’extermination. Et d’autre part c’est la défaite des nazis, en 44-45, qui a stoppé l’extermination des juifs d’Europe. […] Je voulais juste vous dire un point… J’étais consterné, plus que consterné par le testament du Spiegel mais c’est seulement depuis 5 ans, depuis ces textes, que je découvre jusqu’où est allé dans son œuvre même, dans sa pensée, c’est ça qui est important, le nazisme de Heidegger. Et donc mon livre est fait non pas pour revenir sur des faits établis, par les historiens, et qu’il faut rappeler visiblement, mais pour venir au cœur de son œuvre.
J-P. E. : Pourquoi, à partir des mêmes textes, tellement de différences. Vous avez l’air consterné. Alors allez-y.
P. David : Je ne suis pas du tout consterné. Parce que, ce que Heidegger écrit, reste à interpréter et c’est la grande lacune des écrits de monsieur Faye, et je signale que la phrase qui vient d’être citée sur le « même », qui n’est justement pas la « même chose », ce n’est justement pas ce qui revient au même. C’est effectivement le même en allemand.[…] Il y a 4 pages de commentaires de Gérard Guest dans cet ouvrage qui parlent d’une « mêmeté différenciée ».
J-P. E. : Et vous François Fédier.
F. F. : Je ne peux pas dire autre chose. Moi ce qui m’étonne c’est que il y a une sorte d’obstination à vouloir prouver quelque chose que je ne peux absolument pas accepter. L’extermination des juifs européens par le régime nazi est une a-bo-mi-na-tion ! […] On me traite, moi, de négationniste ! Je vous prie, monsieur, de faire très attention à ce que vous allez dire maintenant.
E. Faye : Monsieur Fédier, il est très important que le public sache que vous avez écrit un texte qui s’appelle « mécanique de la diffamation » dans lequel vous avez des propos sur Jean Beauffret et sur les chambres à gaz et sur Maurice Bardèche qui sont extrêmement troublants. Ce texte est tellement troublant, je vais vous poser la question, que ni Gallimard ni Fayard ne l’ont publié. Or je constate que depuis le 25 janvier vous l’avez rendu public sur Internet. Donc je voudrais savoir… […]. Vous refusez tout propos négationniste n’est-ce pas ?
F. Fédier : Evidemment, bien évidemment. C’est ce que je viens de dire.
J-P. E. : De la manière la plus ferme. Mais ce n’est pas parce que vous traduisez, vous soutenez Heidegger.
F. F. : Attendez, attendez… Je voudrais demander quand même à monsieur Faye, puisqu’il a cité cette phrase : « la fabrication de cadavres dans des chambres à gaz et des camps d’extermination ». Par quel miracle d’interprétation pouvez-vous dire que c’est un propos négationniste.
E. Fa. : Je n’ai pas dit ça de ce propos. Le problème…
F. F. : Vous n’avez pas dit ça ? Tiens tiens…
E. Fa. : Non, je n’ai pas parlé de négationnisme…
F. F. : Vous avez parlé de « négationnisme ontologique ».
E. Fa. : Bien sûr, c’est beaucoup plus grave… C’est à propos de l’autre texte.
F. F. : Vous vous gargarisez monsieur.
E. Fa. : Jean Beauffret, le 22 octobre 1978, a écrit à Faurisson…
J-P. E. : Grand disciple français de Heidegger que vous avez très bien connu…
F. F. : Laissez-le parler.
E. Fa. : Monsieur Beauffret a écrit au négationniste que nous connaissons Robert Faurisson…
F. F. : Que nous connaissons !
E. Fa. : Bien oui…
F. F. : Que nous connaissons ! Est-ce que Jean Beauffret en 1978 connaissait le négationniste Faurisson ?
E. Fa. : Bien entendu puisque Faurisson venait de publier, dans l’ Express, des textes accablant où il disait : « la bonne nouvelle »… Je dois rappeler les faits pour répondre à votre question. Le commissaire aux questions juives Darquier de Pellepoix…
J-P. E. : Donne une interview à l’ Express. Il était en exil en Espagne… cela fait un scandale etc. etc. Quelle conséquence ?
E. Fa. : Il dit « à Auschwitz on n’a gazé que des poux » ! Cette chose effroyable. Et que dit à ce moment là monsieur Faurisson il dit que et bien que « les chambres à gaz et l’extermination sont un seul et même mensonge ». Il dit « c’est la bonne nouvelle ». Il le publie dans des lettres au Matin, à l’ Express. A ce moment là Jean Beauffret lui écrit et dit « J’ai fait le même chemin que vous et me suit rendu suspect pour avoir fait état des mêmes doutes. » Et monsieur Hugo Ott, lorsqu’il a vu cela, dans la préface de son livre dit quelle ombre cela portait sur cette réception de Heidegger.
J-P. E. : Ce qui est formidable c’est que vous pouvez vous expliquez en direct avec nous sur Bibliothèque Médicis. Alors monsieur Fédier.
F. Fédier : J’ai publié, en 1995, un texte dans un livre qui s’appelle Regarder voir, qui s’appelle Lettre à monsieur Hugo Ott, dans laquelle j’explique mon point de vue. C’est-à-dire :1. Jean Beaufret n’a jamais assimilé ce que vous venez de dire tout à l’heure, à savoir la phrase de Faurisson, c’est un seul et même mensonge. Je me souviens d’avoir parlé à Jean Beauffret de cette question dans laquelle il m’a dit « le fait de l’extermination est indubitable ». Par conséquent je le dis. Et vous allez évidemment me traiter de tous les noms…
J-P. E. : Non ! Peut-être pas. Peut-être qui ne recommencera pas de vous traiter de révisionniste ou de négationniste non ? Vous continuez…
E. Fa. : Je n’ai jamais traité monsieur Fédier de négationniste. Ce que je dis c’est que vous défendez une position qui est celle de Jean Beaufret et cette position est explicitement négationniste.
F. F. : Non elle n’est pas explicitement négationniste pour la simple raison que quand un individu écrit dans une date donnée, monsieur l’historien, une date : 1978, « j’ai fait état des mêmes doutes ». Si l’on dit ces doutes cela revient à ce qu’a dit Faurisson ensuite on est en train de faire une carambouille.
J-P. E. : Qui peut me dire, en quelques phrases, et c’est scandaleux, ma question est scandaleuse, la pensée de Heidegger.
F. F. : Je peux vous dire, la pensée de Heidegger sur ce point…
J-P. E. : Non non non, pas sur ce point, en général… Pourquoi elle a influencé autant de philosophes.
F. F. : L’une des choses les plus étonnantes…
J-P. E. : Je voudrais rappeler qu’ici, en dehors de l’historien Edouard Husson, il n’y a que des philosophes. Et quand on vous entend on se dit : ils sont quelques fois vifs pour ne pas dire assez véhéments. Alors qu’est-ce qu’il y a dans la pensée de Heidegger depuis 1927, Sein und Zeit, Etre et Temps ou l ’Etre et le temps.
F. F. : Etre et temps. L’une des choses les plus commotionnantes de la pensée de Heidegger c’est qu’effectivement qu’un grand nombre de nos notions habituelles deviennent littéralement obsolètes. Par exemple la distinction entre le général et le particulier. C’est pourquoi je dis, c’est mon opinion, que la question que nous sommes en train de traiter en ce moment, à savoir cette question comment Heidegger pense-t-il l’extermination, est une question de la plus grand importance et de la plus grande gravité. […] Or je dis ce que nous permet de penser Heidegger aujourd’hui c’est que le phénomène de l’extermination n’est pas réductible à tout ce qu’on est en train de dire en ce moment. C’est un phénomène qui est significatif de l’état du monde dans lequel nous nous trouvons. Si vous prenez la quatrième de couverture, de notre livre…
J-P. E. : Oui oui le nihilisme.
F. F. : Oui, voilà, c’est ça. Je vous demande simplement de lire la dernière phrase.
J-P. E. : « Cette pensée, n’en déplaise à ses contempteurs, est probablement encore à ce jour la seule capable de nous permettre de faire face à un nihilisme dont le déferlement est loin d’avoir pris fin avec l’effondrement du nazisme en 1945. »
F. F. : Ca c’est le point fondamental.
E. Faye : [Je voudrais dire]…un point très important… Qu’enseigne en 36 dans son cours sur Schelling Heidegger il écrit : « Mussolini et Hitler ont posé un contre-mouvement au nihilisme en s’inspirant de Nietzsche ». Donc, pour lui, le nazisme d’Hitler et le fascisme de Mussolini sont ce qu’il loue, ce dont il fait l’apologie en 36 comme s’opposant au nihilisme. C’est tout à fait cela qu’il faut retenir.
J-P. E. : Est-ce ce qu’il a écrit en 36, je ne sais pas à quel âge, le marque définitivement toute la vie.
F. F. : Ce n’est même pas ça. […] Il est tout à fait clair que quand on est dans un régime totalitaire il faut observer un certain type de langage. Et ça c’est la grosse difficulté dans laquelle monsieur Faye est tombé, le malheureux, des pieds à la tête. Il est obligé de parler, Heidegger…
J-P. E. : Comme les nazis.
F. F. : … en faisant attention à ce qu’il dit et en particulier… c’est toute la problématique que décrit Léo Strauss. Léo Strauss dit que quand on est dans une période où l’on ne peut pas écrire autrement il faut écrire entre les lignes. Tous les textes de Heidegger, pendant le nazisme, sont écrits entre les lignes.
J-P. E. : Déjà il était compliqué. C’est lui qui dit quelque part – oui c’est un auteur difficile – se rendre intelligible est suicidaire pour la philosophie. Ou est suicide pour la philosophie. Alors là c’est vrai quand on lit ses textes…
F. F. : Se rendre intelligible au sens de la divulgation sinon même de la vulgarisation.
J-P. E. : Alors on va voir, Monique…
M. Canto-Sperber : Si j’essayais de répondre à la question que vous avez posée mais qu’est-ce qu’il y a de si grand, philosophiquement, à retenir, de la pensée de Heidegger. Et là je parle en dehors des cercles des personnes qui ont beaucoup travaillé cette œuvre, monsieur Fédier et monsieur David en sont infiniment plus spécialistes que moi. Mais la grande idée de Heidegger, présentée à coups de serpe en quelque sorte, c’est d’avoir concentré les significations philosophiques dans une expérience fondamentale, ce qu’il appelle l’existence authentique, de s’être arraché aux philosophies de la subjectivité, d’avoir expulsé en quelque sorte toute la ratiocination morale de la liberté du sujet, et donc d’avoir complètement décentré la philosophie telle qu’elle était pratiquée. Husserl avait déjà commencé… mais telle qu’elle était pratiquée avant lui. Et il y a là mais qu’on soit amateur de philosophie heideggérienne, et amateur au sens fort, ou pas, il y a là une intuition philosophique d’une très grande profondeur. Et qui, de manière incontestable, explique l’influence que Heidegger a eu dans la pensée et dans des écoles différentes qu’il s’agisse d’Hannah Arendt, de Sartre, de Löwitt, de Anders, qui était aussi un élève de Heidegger. Ils ont été très nombreux à reprendre cette idée et à la subvertir, à la transformer, mais après tout c’est à cela qu’on mesure la fécondité d’un philosophe. Alors maintenant venons-en à la manière dont cette pensée est exprimée. Pour une part elle est exprimée dans un vocabulaire qu’on retrouve chez beaucoup de philosophes de la même époque.
J-P. E. : Sauf Jaspers.
M. C-S. : Mais même Jaspers, dans les lettres que Jaspers écrit à Heidegger après avoir reçu ses essais antérieurs. Il approuve cette manière de faire. Il ne faut pas non plus… Mais par ailleurs… Je voudrais insister… Laissez-moi terminer. Il y a quand même en effet une terminologie, parfois des expressions, qui sinon laissent pantois ou alors font frémir. C’est aussi incontestable. Les deux sont présents.
J-P. E. : Pascal David…
P. David : Un mot simplement et très très brièvement et très succinctement. Je crois qu’une réponse qu’on peut donner à la question que vous avez posée portant sur l’importance de Heidegger dans la pensée. C’est une phrase de Heidegger qui dit que « ce qui donne le plus à penser, dans notre temps qui donne à penser, c’est que nous ne pensons pas encore. »
E. Faye : Je voudrais revenir sur l’extermination dont parlait…
J-P. E. : Non non non…
E. F. : Si parce que ce n’est pas un concept philosophique, c’est une réalité humaine et historique effroyable et si l’extermination des juifs d’Europe a pris fin c’est parce que les nazis ont été battus. Ce n’est pas parce que Heidegger a conçu une pensée de la technique qui s’y oppose. Et je ne comprends pas comment vous pouvez monsieur Fédier défendre aujourd’hui Jean Beaufret alors que vous lui accordez…
J-P. E. : On ne fait pas le procès de Jean Beaufret… Il est mort. Il vous a déjà répondu. Et l’on parle de Heidegger. Qu’est-ce qu’il a apporté à la pensée ? Ou alors vous estimez qu’étant donné le lien que vous dites avec le nazisme il faut brûler Heidegger. Ou ses œuvres. Qu’est-ce qu’on fait ?
E. F. : Heidegger détruit radicalement la notion d’homme. Dans un cours de 42 il dit « je ne parle plus de l’homme en général ni de l’homme individuel »… Que met-il à la place ? Il met la souche, la deutsche Stamm, la race allemande.
M. C-Sperber : C’est une thèse philosophique. Je ne la partage pas du tout. Mais je constate que, sous une forme ou une autre, reprise, recyclée comme on dirait aujourd’hui, dans d’autres types de philosophie. Cet antisubjectivisme radical, cette volonté d’anéantir toute espèce de donation de sens à partir de la subjectivité, c’est quand même la marque de fabrique de la philosophie moderne, et même contemporaine. Il n’y a pas que Heidegger qui l’a utilisée philosophiquement. Ce qui me frappe… Je comprends parfois l’extrême surprise et même effarement qu’on ressent devant certaines expressions. Enfin il est incontestable aussi que ce n’est pas Heidegger qu’il a programmé l’extermination. Ce n’est pas lui qui en eu l’idée. Ce n’est pas lui qui, à quelque degré que ce soit, a accomplit cette horreur. Quand vous dites que il a préparé le ralliement des esprits à la cause de l’extermination c’est aller un peu loin, on n’a pas des preuves qui montrent un effet causal qu’a eu l’œuvre de Heidegger sur le ralliement des esprits. Moi, ce qui me laisse perplexe pour terminer, c’est ce que signifie l’expression de « philosophie nazie ». Car, bon, philosophie, ça veut quand même dire « réflexivité, critique, prise de distance ». Or le nazisme c’est tout à fait autre chose, c’est l’adhésion inconditionnelle…
J-P. E : Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, donc, dans la pensée. Qu’est-ce que ça veut dire ? Et est-ce que ça veut dire, je reprends ma question, qu’il faut interdire ses œuvres, les brûler, empêcher les prochaines traductions ?
E. Faye : Je dis que Heidegger a introduit le racisme sous couvert de termes philosophiques comme « vérité de l’Etre », « existence de l’homme », « historicité » c’est ça qui est grave. Et maintenant ce qu’il nous faut c’est de pouvoir accès à tous les textes, ne pas devoir attendre 20 ans, et nous en tenir à la bonne foi de l’exécuteur testamentaire. Il faut voir ces textes. Ceux qu’on a déjà sont accablants. Année après année…
J-P. E. : C’est-à-dire vous pourriez changer d’avis ?
E. F. : Qu’est-ce que voulez dire ?
J-P. E. : Quand toutes œuvres seront sur la table ?
E. F. : Mais, monsieur Elkabbach, ce qu’il faut voir, c’est que je suis un parmi beaucoup d’autres chercheurs. Il y a en Allemagne, il y a Reinhard Linde qui a fait un livre extraordinaire en 2003 qui est encore beaucoup plus sévère que moi.
J-P. E. : Traduisez ! Traduisez !
E. F. : Il y a Johannes Fritsche, un grand philosophe allemand, qui a fait une comparaison entre les textes de Mein Kampf et les textes d’ Etre et Temps. Il y aussi Grégory Fried, qui a fait cela, nous sommes…il y a tout un très grand nombre de philosophes…
J-P. E. : Vous avez aussi des philosophes, vous avez Vidal-Naquet à vos côtés…
E. Husson : Est-ce que l’historien peut faire une remarque sur le débat… observer les philosophes…
J-P. E. : Ne critiquez pas trop…
E. H. : On nous dit, et je veux bien le croire, que Heidegger a une pensée extrêmement profonde, une pensée qui mérite d’être regardée. Très bien. Mais ce n’est pas une raison pour, humainement, dire que cela le disculpe de ce qu’il a fait. Et quand vous dites que, dans une société totalitaire, il est normal d’écrire entre les lignes, alors là moi je trouve que vous allez très loin.
J-P. E. : Soljenitsyne n’avait pas écrit entre les lignes.
E. H. : Voilà, exactement. Donc, ça ne serait pas une raison. L’autre question qui intéresse l’historien…
J-P. E. : Mais il a fait de la prison…
F. Fédier : Il y a une petite différence…
E. H. : L’autre question qui intéresse l’historien c’est la suivante. Comme historien du nazisme, ce qui m’intéresse : on dit toujours le nazisme c’est « bête et méchant ». Et moi je constate qu’il y a des dizaines, des centaines d’intellectuels, dont Heidegger, qui se sont mis au service du régime, pendant une partie ou pendant l’intégralité des années nazies. Et je me dis quand je vois le calibre intellectuel de ces individus le régime nazi, malheureusement pour ses victimes et pour ses adversaires, il a eu de sérieux concours intellectuels. Et c’est là que je trouve que le livre de monsieur Faye est très bienvenu.
J-P. E. : A ce titre là c’est exemplaire pour éviter que cela se reproduise. Partout et dans les années qui viennent.
M. C-S. : La remarque de monsieur Husson est très juste. Il faut bien considérer que c’est au moins 80% de l’université allemande qui a suivi le même mouvement et parmi les plus grands. Quelqu’un comme Hartmann, par exemple Nicolas Hartmann qui est un des grands penseurs du 20 siècle. Et bien par sa correspondance semble adhérer exactement au même contenu.
E. H. : Donc n’excusons pas Heidegger !
M. C-S. : Mais n’excusons pas les autres non plus ! [Confusion]. On ressort toujours les mêmes textes d’Aristote faisant prétendument l’apologie de l’esclavage. A ce moment là il faut fermer les livres d’Aristote et ne plus les lire.
J-P. E. : En même temps tout n’est pas permis non Monique ?
M. C-S. : On ne peut pas non plus contester le témoignage de ceux qui ne se sont pas laissés entraîner. Il y en a eu certains qui ont résisté. Et ça on ne peut quand même pas les faire taire. Et en particulier ceux qui ont participé à la commission de 1945.
F. Fédier : Moi je voudrais dire une chose extrêmement simple…
J-P. E. : Tout est possible.
F. F. : Non non il est évident que tout n’est pas permis. Et je voudrais dire quelque chose de tout à fait simple pour terminer ma participation. Je veux dire ceci : j’ai attentivement observé Heidegger et ce qui m’a peut-être le plus surpris c’était sa capacité d’admiration réelle. Il n’a jamais eu d’admiration pour Hitler. Ca je l’affirme.
J-P. E. : Il vous l’a dit. C’est important parce que vous êtes le seul ici à avoir eu des contacts. Est-ce qu’il vous l’a dit. F. F. : Evidemment !
J-P. E. : En quelle année ?.. Donc après la guerre.
F. F. : Dans les années où nous faisions les séminaires à proximité de René Char. Alors vous comprenez quand je vois quelqu’un qui prétend ne pas vouloir tenir compte de cette phrase que j’ai citée : « Le national-socialisme est un principe barbare » ( ein barbarisches Prinzip, automne 1934). Alors supposer que cela n’a pas d’importance et que vous pouvez continuer à présenter une interprétation fondamentalement unilatérale et, monsieur…
E. H. : Est-ce que « barbarie » est négatif dans sa bouche ?
F. F. : (rit).
J-P. E. : François Fédier… Attendez… vous souriez… vous êtes un peu interloqué par la remarque…
F. F. : Mais non je ne suis pas interloqué c’est comme si on me disait : est-ce que le mot extermination est un mot qui peut n’être pas fondamentalement péjoratif.
J-P. E. : Tout ce qui viendra et qui sera révélé de textes de Heidegger vous le considérerez comme nul parce qu’il a écrit ces textes… qu’il a été recteur en 33-34. […]
F. F. : Pas du tout !
E. H. : Ce qui est intéressant c’est de voir qu’il a écrit des textes qui sont une intellectualisation du nazisme. Alors le reste de sa philosophie est-il sauvable ?…
J-P. E. : Des questions à François Fédier, des questions très simples de non spécialiste. Premièrement est-ce que le fils Hermann Heidegger a l’intention de tout publier.
F. F. : Bien sûr ! Je vais apporter peut-être un scoop pour monsieur Faye. Le séminaire dont il dit qu’il ne sera jamais publié tant il est horrible va être publié dans les deux ans qui viennent. Il ne sera pas publié dans le cadre de l’édition intégrale pour une raison philologique simple. C’est que cette édition se fait selon les principes de la philologie à savoir. On ne publie un texte que quand on a au moins deux manuscrits. Ici on n’en qu’un. Donc il va être publié dans une autre série.
E. Faye : Ce texte – E. Faye montre un volume de la Gesamtausgable de Heidegger – a été publié avec un seul manuscrit qui est, qui sont les notes d’un étudiant Halbwachs. Et voici qu’à l’automne, pour comprendre le rôle des avocats de monsieur Heidegger fils. A l’automne de cette année on apprend que l’original de Heidegger existe et qu’il est en vente publique. J’ai écrit à monsieur Stargart […], qui est le commissaire-priseur allemand qui m’a dit : venez voir le texte. J’ai pris rendez-vous. Huit jours après monsieur Stargart m’envoie un e-mail en me disant malheureusement monsieur Hermann Heidegger a envoyé ses avocats. Il a empêché la vente publique. Il ne veut pas qu’on ait accès aux manuscrits de Heidegger.
J-P. E. : Question : pourquoi. Pourquoi si tout va être progressivement publié.
F. Fédier : Ecoutez là on entre dans des choses sordides. Je connais personnellement le fils de Martin Heidegger. Et penser que cet homme poursuive des buts inavouables c’est purement et simplement une calomnie.
J-P. E. : Et donc il va tout publier. Pourquoi pas plus vite les publications. F. F. : Tout simplement parce que cela demande du travail.
J-P. E. : Est-ce que vous souhaitez que les archives soient ouvertes aux chercheurs ?
F. F. : Je souhaite que les archives soient ouvertes à des chercheurs qui n’aient pas d’idées préconçues.
E. Husson : Monsieur Faye peut y aller… C’est la conclusion que j’en tire !
F. F. : Ah ! Parce qu’il n’a pas d’idées préconçues ?!
E. H. : C’est un historien…
F. F. : C’est un historien ou un philosophe ?
E. H. : En même temps qu’un philosophe il a fait un travail d’historien.
J-P. E. : Monsieur Fédier, quand vous dites « pas d’idées préconçues » vous savez très bien que celui qui y ira aura l’idée, a priori, contre Heidegger ou pour Heidegger. Est-ce que cela veut dire que les contre seront interdits et qu’il ne restera plus que les dévots.
F. F. : Je pense qu’il ne faut pas être contre Heidegger comme il ne faut pas être pour Heidegger. Il faut lire, il faut faire l’effort de lire, il faut faire l’effort de travailler
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.Le 23 février dernier, dans le salon de lecture de Bibliothèque Médicis, Jean-Pierre Elkabbach réunissait François Fédier, traducteur et commentateur de Heidegger et Emmanuel Faye, auteur de Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Les philosophes Monique Canto-Sperber et Pascal David ainsi que l’historien Edouard Husson participaient à un débat pour le moins improbable. En voici la transcription.
Le signe […] signifie un moment de confusion dans les débats ou un segment de phrase inaudible. ..
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J-P. Elkabbach : Bienvenue ! L’émission Bibliothèque Médicis organise une rencontre exceptionnelle à propos de celui que beaucoup considèrent comme un des plus grands philosophes du 20eme siècle, en tous cas un des plus influents, en France, Martin Heidegger mort il y a 30 ans. Cette rencontre ici est unique, je le dis sans grandiloquence. C’est un fait : elle n’a jamais eu lieu. Jamais même elle n’a été possible. Heidegger avait adhéré au nazisme. Tout le monde le sait au moins dans la période d’avril 33 à avril 1934 où il fut recteur de l’université de Fribourg, puis nommé Führer de l’université. On va tout raconter tout à l’heure. Mais nul ne conteste, je pense, qu’il s’est associé au cours de cette période à la politique du troisième Reich. Il l’a servi de prés, de loin nous le verrons. L’a-t-il inspiré ? Et plus tard et quand l’a-t-il combattu ? Un philosophe doit-il rendre des comptes sur son engagement politique et si cet engagement est le plus condamnable l’adhésion à l’époque au parti d’Hitler, et même si Heidegger a changé ensuite faut-il faire subir à ses œuvres le même sort qu’à la propagande nazie ? Et est-ce, grande question, à ses contemporains de le juger ?
En tous cas je vous remercie les uns et les autres d’être ici et de participer à cette émission de Bibliothèque Médicis et d’essayer de nous éclairer au-delà des affrontements stériles je dirais en dépit de la passion que vous essayez assez mal de contenir les uns et les autres. Plus que jamais la philosophe Canto-Sperber sera indispensable à mes côtés. Alors voici deux auteurs radicalement et violemment opposés. D’abord François Fédier. Vous publiez chez Fayard avec dix autres philosophes Heidegger, à plus forte raison. Votre nom est attaché à l’apologie et à la défense de Heidegger que vous avez connu et que vous avez même fréquenté.
François Fédier : C’est vrai… Je… J’ai connu et j’ai fréquenté et pour moi cela reste un des grands moments de mon existence. Mon existence de philosophe. Mon existence d’être humain. Et je suis évidemment tout heureux de pouvoir parler de cet aspect là qui n’est pas négligeable
J-P. E. : C’est une longue et fidèle amitié.
F. F. : Sans aucun doute. Je me souviens d’avoir lu dans le journal d’Eugène Delacroix une phrase qui dit : « Le véritable grand homme est bon à voir de près ». Je crois que je résume à peu près…
J-P. E. : Vous alliez le voir dans sa maison où il était avec sa femme Elfride. Vous avez eu des conversations.
F. F. : Nous avons organisé même des séminaires qui ont eu lieu en Provence qui sont des moments très importants de la réception de Heidegger en France.
J-P. E. : Vous le traduisez.
F. F. : Je le traduis, je le traduis, je le traduis, oui…
J-P. E. : Et vous le défendez depuis toujours. Vous, Emmanuel Faye, vous publiez la réédition en poche avec une nouvelle préface de votre livre qui avait fait énormément de bruit et de scandale et pas seulement en France dans toute l’Europe Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Dans la biblio essais. Et à vos côtés l’historien Edouard Husson qui est presque un familier de l’émission Bibliothèque Médicis. Vous étiez venus récemment grand expert du troisième Reich et de cette époque là. A vos côtés François Fédier vous avez Pascal David, philosophe. Vous enseignez la philosophie à l’université de Brest, et vous écrivez aussi sur Heidegger. On va le voir. Vous participez à ces cahiers d’histoire de la philosophie Heidegger sous la direction de Maxence Caron, et quelques philosophes et puis aussi vous faites la notice biographique, on en reparlera tout à l’heure, de Martin Heidegger, Grammaire et étymologie du mot être, introduction en la métaphysique. Essai publié par le seuil. Nous allons essayer d’être simple. Pour la plupart des français qui vont peut-être s’intéresser à ce que vous représentez. Pourquoi la France est-elle le seul pays au monde où s’affrontent à propos de Heidegger des philosophes avec autant de violence, parfois de haine partagée et souvent les textes à la main comme des preuves. Pourquoi d’abord François Fédier puis vous…
F. F. : Ecoutez moi je dirais que c’est une chance que ça soit en France qu’un débat de ce genre se déroule. Ca voudrait dire que la France est encore un pays où l’on s’occupe de façon réelle des questions les plus importantes qui soient. Le débat que je souhaite est un débat qui met en cause des choses extrêmement graves Et c’est pour ça que je trouve que… que ça se passe en France cela signifie qu’on s’occupe encore de choses profondément graves, profondément réelles,
J-P. E. : Dans quel sens… vues par vous…
F. F. : Parce qu’elles mettent en jeu évidemment une certaine conception de la vérité. Une certaine conception de la philosophie.
J-P. E. : De la pensée…
F. F. : De la pensée bien évidemment. Et donc si voulez je pense que c’est très très, comment dire, bon signe, qu’un débat de ce genre se déroule en France.
J-P. E. : Et pourquoi cette fascination pour le philosophe allemand Heidegger.
F. F. : Je me permettrais de vous dire que je n’aime pas que l’on emploie, à tort et à travers, le mot fascination. Pour une raison très simple c’est que le mot fascination est une attitude fondamentalement non philosophique.
J-P. E. : […] attention aux mots utilisés au cours de cette émission. Si on est fasciné on ne fait pas fonctionner la raison, la logique.
F. F. : C’est la raison pour laquelle le titre de notre livre s’appelle Heidegger à plus forte raison… Je tiens beaucoup à ce que l’on tente d’argumenter de manière raisonnable…
J-P. E. : En évitant les caricatures et… la passion !
F. F. : Voilà.
J-P. E. : Est-ce que vous vous étiez déjà vus l’un et l’autre.
E. Faye : J’ai rencontré monsieur Fédier en 95. Nous avons très brièvement discuté c’était chez monsieur Jacerme et je me souviens que vous m’aviez dit ce qui est remarquable dans l’œuvre complète, dans la Gesamtausgabe de Martin Heidegger c’est que, disiez vous, « tout est bien ». Alors je crois qu’aujourd’hui le moment est venu de voir ce qui est récemment paru, dans cette œuvre complète, et je pourrais effectivement vous redemander si vous remaintiendriez aujourd’hui cette affirmation. Pour le débat il y a effectivement un débat international, pas seulement en France, j’ai eu l’occasion, depuis un an et demi que ce livre est paru de discuter et de débattre en Allemagne, dans des universités allemandes, aux Etats-Unis, en Italie, en France bien sûr aussi. Il est vrai qu’il n’y a qu’en France on trouve parfois un certain ton qui n’est pas dans notre…
J-P. E. : Et bien nous allons essayer de ne pas avoir ce ton Emmanuel Faye.
E. F. : C’est tout à fait que je souhaite.
J-P. E. : Alors Heidegger, Monique. D’abord qui est-ce ? Son parcours… Est-ce que vous vous donnez un certain nombre de lignes ou est-ce que je m’adresse à François Fédier ou à Pascal David.
Monique Canto-Sperber : Adressez-vous à François Fédier. Mais laissez-moi vous dire d’abord qu’un constat s’impose, c’est l’influence considérable de Heidegger, de la pensée de Heidegger sur la philosophie française. Et dans des domaines de la pensée très différents. Il y a bien sûr ceux qui se sont attachés à l’œuvre de Heidegger qu’on appelle communément en France les heideggériens. Mais l’influence c’est exercée bien au-delà et bien ailleurs.
J-P. E. : On peut citer des noms.
M. C-S. : Chez Sartre, même si c’est au prix de ce que l’on peut considérer comme un contresens sur la philosophie de Heidegger, mais également dans toutes les philosophies… celles de Jacques Derrida…
J-P. E. : Althusser, Michel Foucault, mais pourquoi même le poète René Char…
M. C-S. : L’influence a été considérable.
F. F. : Mais Char est à mes yeux le plus grand résistant français au nazisme.
J-P. E. : Ha ! C’est une bonne caution pour Heidegger !
F. F. : Je ne pense vraiment pas que Heidegger a voulu aller voir René Char parce que ce serait pour lui une caution. Je pense au contraire qu’il a voulu aller voir René Char parce que c’était un poète et qu’il était extrêmement, extraordinairement attentif à la parole poétique. Et le fait que René Char ait reconnu en Heidegger l’un de ses alliés substantiels me paraît être non pas une preuve parce qu’il n’y a pas de preuve dans ces cas là, mais il y a… je dirais on devrait au moins voir l’idée que c’est un indice pour se calmer et pour ne pas lancer des accusations folles.
J-P. E. : Le problème qu’on vous posera c’est de savoir si en dehors de son travail sur Hölderlin, le poète allemand, René Char connaissait toutes les œuvres de Heidegger d’autant plus qu’elles n’étaient pas encore traduites et qu’elles sont loin d’être traduites… Alors Pascal David, dans la notice biographique vous dites « né le 26 septembre 1889, à Messkirch, pays de Bade, entre la haute vallée du Danube le lac de Constance d’un père tonnelier d’une mère, d’une mère qu’Heidegger disait d’une « discrète sollicitude ». Donc il est né d’un milieu catholique et de gens simples. Et il est fils de sacristain. C’est Paul François Paoli qui écrit dans le figaro littéraire de l’autre jour que le petit Martin a été même enfant de chœur.
P. D. : Ce qui n’est pas encore déshonorant.
J-P. E. : Pourquoi ? Qui vous l’a dit ?
P. D. : Non…
J-P. E. : Qu’est-ce qui a marqué son enfance ? Ou qui a marqué son enfance ?
P. D. : Effectivement comme vous venez de le dire je crois que c’est un milieu simple, un milieu paysan, un milieu catholique, la proximité des lieux saints et de la maison natale. Et les études qu’il a entreprises, à partir de là, grâce à des systèmes de bourse parce que le milieu familial qui était le sien ne lui permettait pas de suivre des études secondaires ou supérieures a fortiori s’il n’y avait pas eu ces soutiens et ces bourses.
J-P. E. : Alors vous dites le chemin des écoliers va le mener à Constance, à Fribourg où il va apprendre le grec, le latin. Il va suivre des études importantes. Bon, on accélère. En 1923 il est nommé professeur à l’université de Marbourg et l’année suivante il commencera, il sera recteur de l’université…
P. D. : Non, la décennie suivante …
J-P. E. : Dix ans, dix ans plus tard, oui oui en 33. Je voulais dire c’est à ce moment là. A quel moment il va connaître son élève Hannah Arendt, à quel moment ?
P. D. : A Marbourg…
J-P. E. : A Marbourg…
P. D. : En 24-25…
J-P. E. : Hannah Arendt avec laquelle il aura une relation clandestine, une liaison qui va durer longtemps et ils se seront revus, je pense, après la guerre. Elle, elle est juive. Comment est-ce possible avec Heidegger dont on dit qu’il était antisémite.
P. D. : Ca n’est possible d’envisager de manière saine et sereine cette question que si l’on part d’un autre postulat que celui que vous venez d’indiquer. Et je me permettrai… J’ai peut-être mal entendu mais j’ai cru entendre un lapsus dans votre présentation tout à l’heure au début de l’émission lorsque vous avez dit que Heidegger, en 1933, a été « Führer » de l’université. J’ai peut-être malentendu mais c’est « recteur ».
J-P. E. : J’ai dit les deux.
P. D. : Ha ! D’accord.
E. Husson : Il utilise le terme de Führer le « recteur Führer ».
P. D. : « Führer » a le sens de guide en allemand… [inaudible].
E. H. : En Allemagne, à cette époque, « Führer », ça, tout le monde sait ce que cela veut dire.
J-P. E. : Ca, c’est la touche de l’historien.
E. H. : Il faut préciser…
J-P. E. : La philosophie aura besoin quelques fois de l’historien. On fera appel à Edouard Husson chaque fois qu’il le pourra…
M. C-S. : … sur l’histoire… Hannah Arendt était loin d’être la seule élève juive et élève tout à fait appréciée de Heidegger. Il y en a eu beaucoup d’autres. Hélène Weiss…
J-P. E. : Mais ça c’est une sorte de contradiction, de surprise. Beaucoup de philosophes qui l’ont présenté, en France, qui l’ont soutenu au moins dans les premiers temps comme Jean Wahl, comme Emmanuel Levinas ont été à un moment ou à un autre influencés par Heidegger. Et un de ces maîtres sera Edmond Husserl qu’il abandonnera peut-être à un certain moment ou qu’il trahira je ne sais pas. Ou qu’il oubliera de manière opportune à l’époque, au moment en particulier de la fin de vie de Husserl et de ses obsèques, non ?
E. Faye : Je pense que, sur la question de Heidegger, il y a une distinction essentielle qui doit être faite. C’est la distinction entre l’œuvre même de Heidegger avec tous les textes que nous pouvons tous lire, nous ne pouvons pas tous les lire, mais nous pouvons en lire un certain nombre. Et puis la réception, l’influence, qu’il a pu avoir. Il a eu des disciples. Il a eu aussi très tôt des adversaires et des critiques comme Günther Anders qui fut son étudiant mais qui très vite sera un des principaux critiques allemands philosophes de Heidegger… encore Adorno.
M. C-S. : Grand philosophe (il s’agit de Günther Anders) d’ailleurs qu’on redécouvre en ce moment.
E. F. : Günther Anders a écrit un gros livre Uber Heidegger où notamment il y a une mise en parallèle très très précise entre Hitler et Heidegger et je souhaite que ce livre, comme celui des philosophes critiques allemands de Heidegger, soient traduits en français. Mais sur l’œuvre même nous avons depuis peu, depuis deux ans pour certaines lettres, quatre cinq ans pour les cours que j’ai amené, assez de textes pour pouvoir voir que Heidegger est animé par un dessein fondamental, qui est porteur de toute son œuvre. Ce dessein c’est celui de la domination radicale de ce qu’il nomme la deutsche Rasse, la race allemande. Il l’exprime d’abord dans des lettres, il l’exprime ensuite dans ses cours. Je vais quand même lire deux ou trois phrases de Heidegger qui justifient ce que nous pouvons dire de lui. Dés octobre 1916 Heidegger écrit à sa future femme Elfride. « L’enjuivement – Verjüdung – des universités est effrayant. Et je pense que la race allemande – deutsche Rasse – devrait trouver assez de force intérieure pour parvenir au sommet. » Alors là c’est un propos privé dans une lettre mais dés que Heidegger pourra publiquement s’exprimer, c’est-à-dire dans ses cours des années 1933-34, qu’est-ce qu’il enseigne à ses étudiants ? Je lis dans le cours de l’hiver 33-34…
J-P. E. : Attendez. Sur cette phrase de 1916 la lettre, à la femme, il y a effectivement ces mots ?
F. Fédier : Bien sûr. Mais vous savez que Heidegger écrive une stupidité c’est très possible. Ca c’en est une. Mais dire que voilà la source de la pensée de Heidegger c’est proprement insensé.
E. F. : Alors ce que je dis…
J-P. E. : Attendez. Nous essayons de comprendre. Edouard Husson… à ce moment là, dans l’université allemande, Heidegger était le seul…
E. Husson : 1916 c’est important parce que c’est un tournant. C’est le moment où l’antisémitisme s’implante en Allemagne et l’antisémitisme qui va mener au nazisme. Cela veut dire quoi. Cela veut dire, moi je réagis en historien, Heidegger, on m’apporte ce document, Heidegger, professeur, philosophe plus tard, est très réceptif à l’air du temps. Et, alors c’est peut-être une bêtise, mais c’est une bêtise très précoce. Il faut le regarder, je veux dire. Si je peux me permettre une simple remarque surle débat français auquel vous faisiez allusion, ce qui me frappe c’est comment, dés qu’on décontextualise la pensée de Heidegger, le réflexe qu’on a sur la plupart des autres penseurs c’est de les voir dans leur époque. Alors là, au contraire, on a tendance à vouloir lire cette pensée de manière intemporelle. Je vous donne un exemple très simple. J’en profite pour dire que pour moi, comme historien, le livre d’Emmanuel Faye est méthodologiquement irréprochable. Et il y a quelque chose que j’aime beaucoup dans son livre c’est que quand il fait une traduction française il donne toujours le texte allemand. Donc on peut vérifier. Et alors je vous dit une citation donc de Einfürhung in die Métaphysik . « Un état, il est, en quoi consiste l’être, en ce que la police arrête un suspect ». 1935 ! Si vous lisez l’allemand, die Staatpolizei c’est la « Stapo ». « Stapo » c’est la « Gestapo ». Je veux dire, on peut dire après ça que cette pensée échappe à son engagement sous le nazisme, je suis tout prés à en discuter, mais je sortirai de mon rôle puisque c’est aux philosophes de trancher. En revanche, comme historien, je ne peux pas laisser dire que Heidegger n’a pas été viscéralement nazi de 1933, et peut-être même avant, à 1945.
J-P. E. : Monsieur Fédier va répondre… Vous direz que c’est une nouvelle bêtise. Ou une mauvaise traduction. Allez-y.
F. F. : Monsieur Husson, historien… Vous dites qu’il faut considérer les choses dans leur époque. Alors moi je vous demande : est-ce que l’on peut dire que ce qu’a dit, de manière je répète stupide, Heidegger en 1916 alors qu’il est encore étudiant, encore en train de chercher sa voie, il n’a pas encore trouvé sa voie, que c’est ça la clé de tout ce qui suit. Attendez une seconde, parce que j’ai encore quelque chose à propos de votre citation. Votre citation, bien sûr, s’arrête à l’endroit que vous dites quand il dit l’Etat est-ce que c’est le fait que la police d’Etat arrête un suspect. Qu’est-ce qui a après ? Pourquoi ne citez-vous pas ce qu’il y a après.
J-P. E. : Après ?
F. F. : Ca c’est une méthode… Après il dit c’est évidemment pas ça. Ca ne suffit pas à faire un Etat, ça. Alors ça c’est la méthode constante de monsieur Faye, c’est-à-dire que… il cite des textes qui sont évidemment scandaleux si on les arrête là monsieur Faye arrête la citation.
J-P. E. : Mais ça fait beaucoup de phrases scandaleuses.
F. F. : Mais non !
J-P. E. [confusion dans les répliques] : On ne va pas s’attarder là-dessus… Continuez !. Il est nommé recteur à Fribourg donc…
F. Fédier : Il n’est pas nommé, il est élu !
J-P. Elkabbach : Elu , élu ! C’est-à-dire ils se ressemblent tous.
F. F. : Pardon ?
J-P. E. : Ils se ressemblent tous. Ils sont du même milieu idéologique, les professeurs. Sinon ils ne seraient pas là dans ce corps, ou collège électoral je suppose.
F. Fédier. : Non, non, attendez, il faut être horriblement précis. Le personnage, le professeur qui devait être élu recteur en 1933 est social-démocrate. C’est le professeur von Müllendorf. Il devait être élu et c’est von Müllendorf lui-même qui est allé demander à Heidegger d’accepter l’idée qu’il puisse être élu recteur.
E. Husson : Ce n’est pas ce que dit Hugo Ott, grand historien, qui dit que von Müllendorf a été contraint à la démission sous l’amicale pression de ses collègues. Si vous parlez d’histoire à ce moment là parlons des travaux qui ont été faits et le contexte de la nomination de Heidegger au rectorat est très précis, soyons précis, horriblement comme vous dites.
F. Fédier : Monsieur Husson est-ce que vous acceptez l’hypothèse que toutes les études historiques ne sont pas faites avec, comment dirais-je, le souci premier de… c’est pourquoi tout à l’heure je disais que cette question met en jeu la vérité… Est-ce que la question est de démontrer, a priori, que Heidegger est nazi. Voilà la question.
E. Husson : Sûrement pas. Au contraire c’est avec les textes. C’est avec les textes ! [Confusion].
J-P. E. : Je reviens à la notice, vous allez voir. Je reviens à la notice biographique, de Pascal David. Vous dites : « Ayant commis une erreur d’appréciation sur la nature du régime, qui s’installe en Allemagne fin janvier 1933, Heidegger, qui ne s’est jamais rallié toutefois à son idéologie, et l’a même combattue, accepte d’être recteur de l’université de Fribourg en mai 1933 comme d’être inscrit sous certaines conditions au parti nazi. Ce qu’il semble avoir compris alors comme une simple formalité administrative et nullement comme l’acte militant d’une adhésion ». Vous vous rendez compte ? Le nombre de… Vous dites « c’est une erreur d’appréciation ». Simplement, on peut se tromper. Il ne s’est jamais rallié à l’idéologie. Bon, vous confirmez.
P. David : Je confirme.
J-P. E. : On va voir tout à l’heure s’il y a des textes. Il l’a même combattue, l’idéologie du troisième Reich.
P. David : Oui. Dans ses cours notamment entre 1934 et 1945. Des cours publiés aujourd’hui.
J-P. E. : C’est dans cette œuvre c’est la première fois que je vois que deux éditeurs
P. D. : Oui.
J-P. E. : Vous savez lesquels, Alain Badiou et Barbara Cassin, disent qu’ils tiennent à se désolidariser de la notice biographique que conformément au principe de cette collection ils ont demandé à Pascal David de rédiger… Vous lui passez trop de choses à Heidegger ?
P. D. : Ce n’est pas à leur honneur.
F. Fédier : Aux yeux de certaines personnes on passe beaucoup trop de choses. La question que je repose à l’historien : aurons-nous la possibilité de dire tout ce qui a été dit et fait par Heidegger. Par exemple je veux poser une question à monsieur…
E. Husson : Est-ce que je peux y répondre… […] Je donne un autre exemple. Là c’est un texte que vous avez édité vous-mêmes. « Allocution à la cérémonie du solstice d’été du 24 juin 1933 ». Alors il faut savoir parce que je respecte les faits. Il faut savoir que la cérémonie du solstice d’été est une cérémonie fondamentale pour l’adhésion au nazisme. C’étaient les étudiants nationalistes qui pratiquaient ça…
J-P. E. : Nous sommes en quelle année ?
E. H. : Nous sommes en 1933, le 24 juin. Que Heidegger se rende à cette cérémonie c’est un geste d’allégeance extrêmement fort. Et c’est une adhésion à l’idéologie elle-même. Pourquoi… parce qu’il y a une adoration du culte du soleil. La volonté d’un néo-paganisme. Tous les SS devaient assister à ce genre de cérémonie. J’ai chez moi un tas comme ça de directives de la SS. Chaque année, année après année, disant : « vous allez à la cérémonie du solstice ». Et alors, ce qui est très intéressant c’est qu’en plus, en rapport, avec cette cérémonie là, cette année là, il y a eu un autodafé symbolique. On est dans quelque chose d’extrêmement lourd. C’est une adhésion au nazisme explicite. Après ça…
J-P. E. : Alors la réponse de François Fédier, et vous vouliez poser une question à Emmanuel Faye. Essayons de ne pas faire de caricature. Et en même temps d’éviter… on ne va pas ouvrir une nouvelle fois le procès il est engagé depuis longtemps. Mais d’abord vous répondez à ce que dit Edouard Husson, et ensuite vous posez votre question à Emmanuel Faye.
F. Fédier : Nous sommes là au cœur de ce que Jean-Pierre Elkabbach vient à juste titre de souligner à savoir ce que Pascal David appelle l’erreur d’appréciation. Ma question, monsieur Husson : est-ce que Heidegger, l’année suivante par exemple où il y aura d’autres manifestations de ce type, est-ce qu’il y est allé ?
E. Husson : Alors Heidegger n’y va pas l’année suivante mais, par exemple en 1935, il parle de la SS comme l’exemple même de la construction organique, la même SS qui participe à ces cérémonies.
F. F. (rit) : Bien sûr !
P. David : [C’est quoi] la «construction organique » ?
E. H. : Ha ! Ecoutez, dans la langue allemande de l’époque, bien sûr que si, il ne faut pas le décontextualiser…
F. F. : Non non non…
J-P. E. : On va écouter les philosophes.
F. F. : Permettez-moi de dire quelque chose à propos de ce que vient de dire monsieur Husson…
J-P. E. : Posez votre question à Emmanuel Faye s’il vous plaît.
F. F. : Ce vous dites là ça voudrait dire que les expressions qu’emploie volontairement Heidegger dans un contexte, j’ajoute : dans un contexte, où il faudrait quand même aller voir ce qu’il y a dans le contexte. Or vous sortez du contexte et vous dites : c’est une preuve d’allégeance. Alors qu’en réalité, si vous prenez bien l’ensemble de ce qu’a dit Heidegger l’idée de construction organique de l’état c’est quelque chose qu’il soumet à une critique fondamentale.
E. Husson : Il n’était pas obligé de prendre cet exemple à cette époque.
F. F. : Pouvez-vous me dire s’il n’y a pas de meilleur exemple à prendre!
E. H. : La SS c’est l’organe par excellence du régime nazi. Et « construction organique », dans ce contexte, est positif chez lui.
J-P. E. : Alors la question à Emmanuel Faye.
F. F. : Mais pourquoi dites-vous que chez… vous savez mieux que moi !
E. H. : Ha ! J’ai lu les textes, comme vous ! En allemand, comme vous !
J-P. E. : Il les a traduits. Il les a lus et traduits. […] François Fédier alors la question que vous voulez poser.
F. F. : La question, par exemple, naturellement monsieur Faye n’a pas eu connaissance, parce que ça n’est pas encore publié, la publication des œuvres dont il prétend, dans son livre, qu’est entièrement faite pour dissimuler etc. etc. J’ai eu l’occasion de voir un texte écrit par Heidegger à l’automne 1934 dans lequel Heidegger déclare : « le national-socialisme est un principe barbare ». 1934 ! Alors évidemment ce n’est pas encore publié. Alors je vous dis simplement : faites-moi confiance, cela sera publié un jour.
E. Faye : […] J’ai vraiment plusieurs choses à dire. Premièrement Heidegger a effectivement été nommé recteur-Führer le 1er octobre 1933 en vertu de la constitution nazie qu’il a contribué à élaborer avec le Gauleiter Wagner. [ …] Le deuxième point, maintenant, vous citez monsieur Fédier un texte qui se trouve dans les cahiers noirs. Les cahiers noirs, ce sont 33 cahiers que Martin Heidegger aurait écrit pendant quarante ans…
F. F. : Aurait…
E. F. : Aurait parce que je ne peux pas les voir. Si l’exécuteur testamentaire, à savoir, le fils Heidegger, m’autorise, comme j’en ai fait l’appel dans le Monde, et comme j’ai été relayé dans une revue allemande de l’université de Saarbrück par une quarantaine de chercheurs internationaux pour qu’on puisse voir ces archives je pourrais voir à ce moment là ces cahiers noirs. Pour l’instant, ce que je voudrais dire parce qu’on parle de vérité, le fils Heidegger, car c’est lui dont il s’agit et vous en êtes en quelque sorte le mandataire en France. Le fils Heidegger lorsqu’il a publié des textes de l’année 33 a affirmé au tome 16 que son père n’avait pas de tendance fasciste et qu’il n’avait voté en 32 que pour le petit parti des vignerons du Würtemberg. Or, dans mon livre, j’apporte la preuve pour la première que Heiddeger a voté dés 32 pour la NSDAP, pour le parti nazi. Et il le dit dans une lettre inédite à […] Guttman que j’ai pu consulter. Que se passe-t-il ? Et bien aussitôt le fils Heidegger a été obligé de se rétracter. Et dans une lettre à la Frankfurter Allgemeine il dit : effectivement mon père a voté pour le parti nazi en 32 mais c’était obligé par sa femme Elfride.
J-P. E. : Bon, alors, François Fédier. Heidegger lui-même a regretté son engagement. […] Quel était, pour vous qui le connaissiez, quel était la nature de ses rapports avec le régime nazi. Pour vous… pour aujourd’hui…
F. F. : Pour moi, aujourd’hui, la nature des rapports de Heidegger avec le régime nazi a été une opposition philosophique.
J-P. E. : Après une adhésion.
F. F. : Après une adhésion dans laquelle il pensait à l’époque qu’il était possible de passer des compromis. Et ce que je dis moi, c’est que passer des compromis, ça n’est pas encore entré dans la compromission. La preuve c’est que quand il s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas passer compromis sans arriver à la compromission il s’est retiré.
J-P. E : Il n’a jamais été un ennemi déclaré du régime nazi. On ne l’a jamais vu dans la liste des résistants au troisième Reich.
F. F. : Non, c’est évident. Je suis tout à fait d’accord avec vous. C’est tout à fait clair je ne confonds pas les résistants comme René Char et le type de résistance qui est tout autre et qui est évidemment pour nous extrêmement difficile à comprendre dans la mesure où nous pensons qu’il aurait fallu, par exemple faire des attentats…
J-P. E. : Non non non… il aurait pu faire comme son ami Karl Jaspers, l’autre philosophe allemand, grand philosophe, qui est parti à Bâle, en Suisse…
F. F. : Mais non !
J-P. E. : C’est vrai que lui avait une épouse juive, Gertrud Mayer, et qu’il est allé à Bâle. […] Ce que Heidegger lui a reproché dans une lettre qui a été publiée récemment en français.
F. F. : C’est pas tout à fait exact. Jaspers est resté pendant toute la durée du nazisme et de la guerre à Heidelberg. Il est parti à Bâle après la guerre, pas avant la guerre. Est-ce que vous savez, monsieur Faye, est-ce ce que je dis est vrai ? Ou plus exactement monsieur Husson puisque vous êtes l’historien…
E. Faye : Je veux bien répondre à votre question. Ce qui est important là, puisque vous parlez d’épreuve de vérité, vous dites ce qui faut voir dans les textes, moi je prends un texte qui a été publié seulement en 2001. C’est le cours, donc, de l’hiver 33-34. Et que dit Heidegger ? Il dit que : « Lorsque le Führer, aujourd’hui parle toujours de l’éducation pour la vision du monde national-socialiste ça ne veut pas dire n’importe quel slogan. Ca signifie la mutation totale de l’existence de l’homme. C’est le combat même où se décide, dit-il, qui sera l’esclave et qui sera le maître. » Et, ajoute Heidegger…
J-P. E. : Il le dit pour l’approuver ou le condamner ?
E. Faye : Bien sûr, bien évidemment, il l’approuve. Il dit, et il le souligne, « c’est un projet mondial, c’est une mutation totale ». Et Heidegger va beaucoup plus loin encore dans ce texte. Il affirme deux choses qui me font dire, et soutenir d’après les textes, que le projet de Heidegger esquissé dans sa lettre de 1916 est ici explicitement un projet de domination de la race allemande et d’extermination totale du juif assimilé dans le peuple allemand. Je dois lire les deux textes qui prouvent cela. Dans le premier Heidegger parle, je cite, page 89 « de conduire les possibilités fondamentales de l’essence de la souche originellement germanique jusqu’à la domination ». C’est presque une citation de ce que Hitler dit dans Mein Kampf lorsqu’il dit qu’il veut « conduire les éléments raciaux originaires du peuple allemand jusqu’à une position dominante. » Et ce n’est pas seulement une domination dont parle Heidegger. Que dit-il ? Il dit, à ses étudiants : « Pour que l’existence ne soit pas hébétée, et bien il faut identifier l’ennemi, non pas l’ennemi hors de l’Allemagne, mais l’ennemi greffé sur la racine de l’existence du peuple allemand » Et pourquoi l’identifier ? Avec pour but, dit-il «son extermination totale ».
J-P. E : François Fédier, vous avez l’air accablé parce que vous venez d’entendre. Allez-y !
F. Fédier : Je ne suis pas du tout accablé parce que nous avons répondu dans le livre à cette argumentation.
J-P. E. : Il y a 600 pages ! Mais sur ce point qu’est-ce que vous voulez dire?
F. F. : Il faut se référer à ce que l’on dit. Tout ça est un mélange…
E. Husson : Redites-le ! Redites-le ! C’est intéressant pour le débat.
F. F. : C’est un mélange dans lequel tout finit par renvoyer à tout.
E. Husson : … C’est clair : « Extermination totale de ce qui est greffé sur l’essence du peuple ».
J-P. E. : Pour ceux qui ne liront pas les 600 pages qu’est-ce que vous répondez.
F. F. : Je réponds encore une fois que c’est une manière de lire qui prend les termes… en philologie… vous n’êtes pas philologue mais en philologie on parle d’une lexio pessima. A savoir la lecture la pire possible.
J-P. E. : Alors il les a écrites ces phrases ?.. Monique ! Pourquoi il a provoqué ces tremblements de terre dans la pensée ? Pourquoi et à partir de quand ?
Monique Canto-Sperber : Mon sentiment, sur cette discussion, est que juger un philosophe, l’incriminer, lui faire un procès est une chose très grave. Je crois qu’on peut distinguer entre trois catégories. D’abord ce que Heidegger a fait ; ensuite ce qu’il a laissé faire ; et pour terminer ce qu’il n’a pas fait.
J-P. E : En résumant, premièrement, ce qu’il a fait…
M. C-S. : Ce qu’il a fait. Il y a, à charge, incontestablement d’après Hugo Ott, ces lettres de dénonciation qui sont écrites à la machine par Heidegger lui-même semble-t-il. Du moins c’est la thèse de Hugo Ott et qui dénonce deux philosophes, collègues de l’université de Fribourg. Il y a également sa signature au plébiscite deux plébiscites organisés par Hitler aux lettres de soutien. Mais, encore une fois, il n’était pas le seul à le faire et toute l’université allemande, en tous cas un peu près toute l’université de Fribourg l’a fait y compris les plus grands qui ne sont pas, eux, l’objet d’un tel procès. Et puis il s’est entouré de personnages très très peu recommandables et qui ensuite sont devenus des nazis notoires et d’ailleurs dont certains ont été jugés à Nüremberg.Ensuite ce qu’il a laissé faire. Et bien qu’a-t-il laissé faire. Il a laissé en effet ses collègues juifs être écartés de l’université sauf deux dont il a pris la défense. Il a laissé faire des autodafés de livres. Personne n’a démontré qu’il y avait assisté ni même qu’il les avait commandés. Mais il les a laissé faire. Mais combien de choses, combien de personnes ont laissé faire au même moment. Ceux qui se sont engagés… sont une extrême minorité, il ne faut pas l’oublier. Et enfin troisièmement, ce qu’il n’a pas fait. Et bien que n’a-t-il pas fait et bien il ne s’est pas rétracté publiquement. Il n’a pas exprimé publiquement ces regrets. Mais pardonnez-moi de considérer, pour moi qui respecte avant toute chose la liberté de pensée que, à chacun de choisir. S’il exprime ses regrets ou s’il ne les exprime pas. On ne peut pas imposer à un philosophe de regretter quelque chose. En tous de le cas de le faire publiquement.
J-P. E. : François Fédier.
F. Fédier : Heidegger ne s’est pas rétracté publiquement tout simplement parce que pendant toutes les années qui vont de son retrait du rectorat jusqu’à la chute du nazisme il a, à sa manière, tenté, peut-être cela n’a aucun effet immédiat, mais il a tenté de penser de telle manière que ses étudiants comprennent que ce qui se passait pendant ce temps-là était une abomination. Voilà mon opinion…
J-P. E. : Après la guerre il est interdit d’enseignement. On l’écarte de toute l’université allemande. Et ce sont ses pairs qui l’ont condamné, même, que vous dite, c’était sous les autorités françaises qui ont fait appliquer ce que les allemands avaient dit. Un an avant sa mort Heidegger a programmé la publication intégrale de ses œuvres. Est-ce qu’il y a 100, 108, 110 volumes.
E. Faye : Il y aura 102 volumes. Il y en a 67 parus dont ce volume programmé par Heidegger. C’est-à-dire que non seulement il ne désavoue pas son nazisme mais il transmet aux générations futures, c’est-à-dire à nous et à nos enfants ces textes, sans aucun repentir, sans aucune note de regret, où, nous le savons depuis 2001, il préconise l’extermination totale de l’ennemi intérieur. Et ce texte est tellement accablant, que j’y consacre un chapitre entier, le chapitre 6 de mon ouvrage, et ce chapitre n’est d’ailleurs pas un instant discuté…
J-P. E. : Est-ce que je peux vous demander… Pourquoi cette obsession de Heidegger ? Je n’ose pas dire pourquoi cette haine ou cette sorte de traque constante à Heidegger ? Allez-y !
E. F. : Je pense que la question d’une obsession de Heidegger doit être posée à ceux qui, depuis 40 ans ou 50 ans, sont dans une sorte d’allégeance à son égard. Pour ma part, si vous voulez, j’ai fait de tout autres recherches et c’est il y a 5 ans, que découvrant un séminaire inédit de 35. Parce que, lorsque j’étais étudiant, on me disait, et c’est ce que disait monsieur Fédier, il y avait une compromission de circonstances de Heidegger. Et voilà qu’en 77 je faisais un mémoire sur Heidegger à la Sorbonne, je vois le testament de Heidegger, c’est-à-dire son entretien au Spiegel. Et que dit-il dedans. Que laisse-t-il. Il dit les national-socialistes sont allés dans une direction satisfaisante dans leur relation de l’homme et de la technique. Quand j’ai lu ça je me suis dit si c’est ça qu’il nous laisse ça contredit tout ce qu’on prétendait en France.
J-P. E. : Il y a des pans entiers de son œuvre qui sont méconnus, hein?
E. F. : Sur cette relation de l’homme à la technique, ce que je voulais dire… ce qui est terrible… c’est que, maintenant, nous savons que, en 49, dans une conférence, Heidegger, à Brême, a osé dire la chose suivante. Il a osé dire, et c’est une phrase si grave qu’il l’a surtout supprimée quand il a publiée au début des années soixante sa conférence. Il a dit : « L’agriculture est une industrie alimentaire motorisée dans son essence, le même, que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz. » Et avec une phrase aussi terrible qu’a-t-il voulu faire ? Et bien, d’une part, il nie complètement l’intention génocidaire des nazis comme pour faire oublier qu’il a lui-même appelé à l’extermination. Et d’autre part c’est la défaite des nazis, en 44-45, qui a stoppé l’extermination des juifs d’Europe. […] Je voulais juste vous dire un point… J’étais consterné, plus que consterné par le testament du Spiegel mais c’est seulement depuis 5 ans, depuis ces textes, que je découvre jusqu’où est allé dans son œuvre même, dans sa pensée, c’est ça qui est important, le nazisme de Heidegger. Et donc mon livre est fait non pas pour revenir sur des faits établis, par les historiens, et qu’il faut rappeler visiblement, mais pour venir au cœur de son œuvre.
J-P. E. : Pourquoi, à partir des mêmes textes, tellement de différences. Vous avez l’air consterné. Alors allez-y.
P. David : Je ne suis pas du tout consterné. Parce que, ce que Heidegger écrit, reste à interpréter et c’est la grande lacune des écrits de monsieur Faye, et je signale que la phrase qui vient d’être citée sur le « même », qui n’est justement pas la « même chose », ce n’est justement pas ce qui revient au même. C’est effectivement le même en allemand.[…] Il y a 4 pages de commentaires de Gérard Guest dans cet ouvrage qui parlent d’une « mêmeté différenciée ».
J-P. E. : Et vous François Fédier.
F. F. : Je ne peux pas dire autre chose. Moi ce qui m’étonne c’est que il y a une sorte d’obstination à vouloir prouver quelque chose que je ne peux absolument pas accepter. L’extermination des juifs européens par le régime nazi est une a-bo-mi-na-tion ! […] On me traite, moi, de négationniste ! Je vous prie, monsieur, de faire très attention à ce que vous allez dire maintenant.
E. Faye : Monsieur Fédier, il est très important que le public sache que vous avez écrit un texte qui s’appelle « mécanique de la diffamation » dans lequel vous avez des propos sur Jean Beauffret et sur les chambres à gaz et sur Maurice Bardèche qui sont extrêmement troublants. Ce texte est tellement troublant, je vais vous poser la question, que ni Gallimard ni Fayard ne l’ont publié. Or je constate que depuis le 25 janvier vous l’avez rendu public sur Internet. Donc je voudrais savoir… […]. Vous refusez tout propos négationniste n’est-ce pas ?
F. Fédier : Evidemment, bien évidemment. C’est ce que je viens de dire.
J-P. E. : De la manière la plus ferme. Mais ce n’est pas parce que vous traduisez, vous soutenez Heidegger.
F. F. : Attendez, attendez… Je voudrais demander quand même à monsieur Faye, puisqu’il a cité cette phrase : « la fabrication de cadavres dans des chambres à gaz et des camps d’extermination ». Par quel miracle d’interprétation pouvez-vous dire que c’est un propos négationniste.
E. Fa. : Je n’ai pas dit ça de ce propos. Le problème…
F. F. : Vous n’avez pas dit ça ? Tiens tiens…
E. Fa. : Non, je n’ai pas parlé de négationnisme…
F. F. : Vous avez parlé de « négationnisme ontologique ».
E. Fa. : Bien sûr, c’est beaucoup plus grave… C’est à propos de l’autre texte.
F. F. : Vous vous gargarisez monsieur.
E. Fa. : Jean Beauffret, le 22 octobre 1978, a écrit à Faurisson…
J-P. E. : Grand disciple français de Heidegger que vous avez très bien connu…
F. F. : Laissez-le parler.
E. Fa. : Monsieur Beauffret a écrit au négationniste que nous connaissons Robert Faurisson…
F. F. : Que nous connaissons !
E. Fa. : Bien oui…
F. F. : Que nous connaissons ! Est-ce que Jean Beauffret en 1978 connaissait le négationniste Faurisson ?
E. Fa. : Bien entendu puisque Faurisson venait de publier, dans l’ Express, des textes accablant où il disait : « la bonne nouvelle »… Je dois rappeler les faits pour répondre à votre question. Le commissaire aux questions juives Darquier de Pellepoix…
J-P. E. : Donne une interview à l’ Express. Il était en exil en Espagne… cela fait un scandale etc. etc. Quelle conséquence ?
E. Fa. : Il dit « à Auschwitz on n’a gazé que des poux » ! Cette chose effroyable. Et que dit à ce moment là monsieur Faurisson il dit que et bien que « les chambres à gaz et l’extermination sont un seul et même mensonge ». Il dit « c’est la bonne nouvelle ». Il le publie dans des lettres au Matin, à l’ Express. A ce moment là Jean Beauffret lui écrit et dit « J’ai fait le même chemin que vous et me suit rendu suspect pour avoir fait état des mêmes doutes. » Et monsieur Hugo Ott, lorsqu’il a vu cela, dans la préface de son livre dit quelle ombre cela portait sur cette réception de Heidegger.
J-P. E. : Ce qui est formidable c’est que vous pouvez vous expliquez en direct avec nous sur Bibliothèque Médicis. Alors monsieur Fédier.
F. Fédier : J’ai publié, en 1995, un texte dans un livre qui s’appelle Regarder voir, qui s’appelle Lettre à monsieur Hugo Ott, dans laquelle j’explique mon point de vue. C’est-à-dire :1. Jean Beaufret n’a jamais assimilé ce que vous venez de dire tout à l’heure, à savoir la phrase de Faurisson, c’est un seul et même mensonge. Je me souviens d’avoir parlé à Jean Beauffret de cette question dans laquelle il m’a dit « le fait de l’extermination est indubitable ». Par conséquent je le dis. Et vous allez évidemment me traiter de tous les noms…
J-P. E. : Non ! Peut-être pas. Peut-être qui ne recommencera pas de vous traiter de révisionniste ou de négationniste non ? Vous continuez…
E. Fa. : Je n’ai jamais traité monsieur Fédier de négationniste. Ce que je dis c’est que vous défendez une position qui est celle de Jean Beaufret et cette position est explicitement négationniste.
F. F. : Non elle n’est pas explicitement négationniste pour la simple raison que quand un individu écrit dans une date donnée, monsieur l’historien, une date : 1978, « j’ai fait état des mêmes doutes ». Si l’on dit ces doutes cela revient à ce qu’a dit Faurisson ensuite on est en train de faire une carambouille.
J-P. E. : Qui peut me dire, en quelques phrases, et c’est scandaleux, ma question est scandaleuse, la pensée de Heidegger.
F. F. : Je peux vous dire, la pensée de Heidegger sur ce point…
J-P. E. : Non non non, pas sur ce point, en général… Pourquoi elle a influencé autant de philosophes.
F. F. : L’une des choses les plus étonnantes…
J-P. E. : Je voudrais rappeler qu’ici, en dehors de l’historien Edouard Husson, il n’y a que des philosophes. Et quand on vous entend on se dit : ils sont quelques fois vifs pour ne pas dire assez véhéments. Alors qu’est-ce qu’il y a dans la pensée de Heidegger depuis 1927, Sein und Zeit, Etre et Temps ou l ’Etre et le temps.
F. F. : Etre et temps. L’une des choses les plus commotionnantes de la pensée de Heidegger c’est qu’effectivement qu’un grand nombre de nos notions habituelles deviennent littéralement obsolètes. Par exemple la distinction entre le général et le particulier. C’est pourquoi je dis, c’est mon opinion, que la question que nous sommes en train de traiter en ce moment, à savoir cette question comment Heidegger pense-t-il l’extermination, est une question de la plus grand importance et de la plus grande gravité. […] Or je dis ce que nous permet de penser Heidegger aujourd’hui c’est que le phénomène de l’extermination n’est pas réductible à tout ce qu’on est en train de dire en ce moment. C’est un phénomène qui est significatif de l’état du monde dans lequel nous nous trouvons. Si vous prenez la quatrième de couverture, de notre livre…
J-P. E. : Oui oui le nihilisme.
F. F. : Oui, voilà, c’est ça. Je vous demande simplement de lire la dernière phrase.
J-P. E. : « Cette pensée, n’en déplaise à ses contempteurs, est probablement encore à ce jour la seule capable de nous permettre de faire face à un nihilisme dont le déferlement est loin d’avoir pris fin avec l’effondrement du nazisme en 1945. »
F. F. : Ca c’est le point fondamental.
E. Faye : [Je voudrais dire]…un point très important… Qu’enseigne en 36 dans son cours sur Schelling Heidegger il écrit : « Mussolini et Hitler ont posé un contre-mouvement au nihilisme en s’inspirant de Nietzsche ». Donc, pour lui, le nazisme d’Hitler et le fascisme de Mussolini sont ce qu’il loue, ce dont il fait l’apologie en 36 comme s’opposant au nihilisme. C’est tout à fait cela qu’il faut retenir.
J-P. E. : Est-ce ce qu’il a écrit en 36, je ne sais pas à quel âge, le marque définitivement toute la vie.
F. F. : Ce n’est même pas ça. […] Il est tout à fait clair que quand on est dans un régime totalitaire il faut observer un certain type de langage. Et ça c’est la grosse difficulté dans laquelle monsieur Faye est tombé, le malheureux, des pieds à la tête. Il est obligé de parler, Heidegger…
J-P. E. : Comme les nazis.
F. F. : … en faisant attention à ce qu’il dit et en particulier… c’est toute la problématique que décrit Léo Strauss. Léo Strauss dit que quand on est dans une période où l’on ne peut pas écrire autrement il faut écrire entre les lignes. Tous les textes de Heidegger, pendant le nazisme, sont écrits entre les lignes.
J-P. E. : Déjà il était compliqué. C’est lui qui dit quelque part – oui c’est un auteur difficile – se rendre intelligible est suicidaire pour la philosophie. Ou est suicide pour la philosophie. Alors là c’est vrai quand on lit ses textes…
F. F. : Se rendre intelligible au sens de la divulgation sinon même de la vulgarisation.
J-P. E. : Alors on va voir, Monique…
M. Canto-Sperber : Si j’essayais de répondre à la question que vous avez posée mais qu’est-ce qu’il y a de si grand, philosophiquement, à retenir, de la pensée de Heidegger. Et là je parle en dehors des cercles des personnes qui ont beaucoup travaillé cette œuvre, monsieur Fédier et monsieur David en sont infiniment plus spécialistes que moi. Mais la grande idée de Heidegger, présentée à coups de serpe en quelque sorte, c’est d’avoir concentré les significations philosophiques dans une expérience fondamentale, ce qu’il appelle l’existence authentique, de s’être arraché aux philosophies de la subjectivité, d’avoir expulsé en quelque sorte toute la ratiocination morale de la liberté du sujet, et donc d’avoir complètement décentré la philosophie telle qu’elle était pratiquée. Husserl avait déjà commencé… mais telle qu’elle était pratiquée avant lui. Et il y a là mais qu’on soit amateur de philosophie heideggérienne, et amateur au sens fort, ou pas, il y a là une intuition philosophique d’une très grande profondeur. Et qui, de manière incontestable, explique l’influence que Heidegger a eu dans la pensée et dans des écoles différentes qu’il s’agisse d’Hannah Arendt, de Sartre, de Löwitt, de Anders, qui était aussi un élève de Heidegger. Ils ont été très nombreux à reprendre cette idée et à la subvertir, à la transformer, mais après tout c’est à cela qu’on mesure la fécondité d’un philosophe. Alors maintenant venons-en à la manière dont cette pensée est exprimée. Pour une part elle est exprimée dans un vocabulaire qu’on retrouve chez beaucoup de philosophes de la même époque.
J-P. E. : Sauf Jaspers.
M. C-S. : Mais même Jaspers, dans les lettres que Jaspers écrit à Heidegger après avoir reçu ses essais antérieurs. Il approuve cette manière de faire. Il ne faut pas non plus… Mais par ailleurs… Je voudrais insister… Laissez-moi terminer. Il y a quand même en effet une terminologie, parfois des expressions, qui sinon laissent pantois ou alors font frémir. C’est aussi incontestable. Les deux sont présents.
J-P. E. : Pascal David…
P. David : Un mot simplement et très très brièvement et très succinctement. Je crois qu’une réponse qu’on peut donner à la question que vous avez posée portant sur l’importance de Heidegger dans la pensée. C’est une phrase de Heidegger qui dit que « ce qui donne le plus à penser, dans notre temps qui donne à penser, c’est que nous ne pensons pas encore. »
E. Faye : Je voudrais revenir sur l’extermination dont parlait…
J-P. E. : Non non non…
E. F. : Si parce que ce n’est pas un concept philosophique, c’est une réalité humaine et historique effroyable et si l’extermination des juifs d’Europe a pris fin c’est parce que les nazis ont été battus. Ce n’est pas parce que Heidegger a conçu une pensée de la technique qui s’y oppose. Et je ne comprends pas comment vous pouvez monsieur Fédier défendre aujourd’hui Jean Beaufret alors que vous lui accordez…
J-P. E. : On ne fait pas le procès de Jean Beaufret… Il est mort. Il vous a déjà répondu. Et l’on parle de Heidegger. Qu’est-ce qu’il a apporté à la pensée ? Ou alors vous estimez qu’étant donné le lien que vous dites avec le nazisme il faut brûler Heidegger. Ou ses œuvres. Qu’est-ce qu’on fait ?
E. F. : Heidegger détruit radicalement la notion d’homme. Dans un cours de 42 il dit « je ne parle plus de l’homme en général ni de l’homme individuel »… Que met-il à la place ? Il met la souche, la deutsche Stamm, la race allemande.
M. C-Sperber : C’est une thèse philosophique. Je ne la partage pas du tout. Mais je constate que, sous une forme ou une autre, reprise, recyclée comme on dirait aujourd’hui, dans d’autres types de philosophie. Cet antisubjectivisme radical, cette volonté d’anéantir toute espèce de donation de sens à partir de la subjectivité, c’est quand même la marque de fabrique de la philosophie moderne, et même contemporaine. Il n’y a pas que Heidegger qui l’a utilisée philosophiquement. Ce qui me frappe… Je comprends parfois l’extrême surprise et même effarement qu’on ressent devant certaines expressions. Enfin il est incontestable aussi que ce n’est pas Heidegger qu’il a programmé l’extermination. Ce n’est pas lui qui en eu l’idée. Ce n’est pas lui qui, à quelque degré que ce soit, a accomplit cette horreur. Quand vous dites que il a préparé le ralliement des esprits à la cause de l’extermination c’est aller un peu loin, on n’a pas des preuves qui montrent un effet causal qu’a eu l’œuvre de Heidegger sur le ralliement des esprits. Moi, ce qui me laisse perplexe pour terminer, c’est ce que signifie l’expression de « philosophie nazie ». Car, bon, philosophie, ça veut quand même dire « réflexivité, critique, prise de distance ». Or le nazisme c’est tout à fait autre chose, c’est l’adhésion inconditionnelle…
J-P. E : Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, donc, dans la pensée. Qu’est-ce que ça veut dire ? Et est-ce que ça veut dire, je reprends ma question, qu’il faut interdire ses œuvres, les brûler, empêcher les prochaines traductions ?
E. Faye : Je dis que Heidegger a introduit le racisme sous couvert de termes philosophiques comme « vérité de l’Etre », « existence de l’homme », « historicité » c’est ça qui est grave. Et maintenant ce qu’il nous faut c’est de pouvoir accès à tous les textes, ne pas devoir attendre 20 ans, et nous en tenir à la bonne foi de l’exécuteur testamentaire. Il faut voir ces textes. Ceux qu’on a déjà sont accablants. Année après année…
J-P. E. : C’est-à-dire vous pourriez changer d’avis ?
E. F. : Qu’est-ce que voulez dire ?
J-P. E. : Quand toutes œuvres seront sur la table ?
E. F. : Mais, monsieur Elkabbach, ce qu’il faut voir, c’est que je suis un parmi beaucoup d’autres chercheurs. Il y a en Allemagne, il y a Reinhard Linde qui a fait un livre extraordinaire en 2003 qui est encore beaucoup plus sévère que moi.
J-P. E. : Traduisez ! Traduisez !
E. F. : Il y a Johannes Fritsche, un grand philosophe allemand, qui a fait une comparaison entre les textes de Mein Kampf et les textes d’ Etre et Temps. Il y aussi Grégory Fried, qui a fait cela, nous sommes…il y a tout un très grand nombre de philosophes…
J-P. E. : Vous avez aussi des philosophes, vous avez Vidal-Naquet à vos côtés…
E. Husson : Est-ce que l’historien peut faire une remarque sur le débat… observer les philosophes…
J-P. E. : Ne critiquez pas trop…
E. H. : On nous dit, et je veux bien le croire, que Heidegger a une pensée extrêmement profonde, une pensée qui mérite d’être regardée. Très bien. Mais ce n’est pas une raison pour, humainement, dire que cela le disculpe de ce qu’il a fait. Et quand vous dites que, dans une société totalitaire, il est normal d’écrire entre les lignes, alors là moi je trouve que vous allez très loin.
J-P. E. : Soljenitsyne n’avait pas écrit entre les lignes.
E. H. : Voilà, exactement. Donc, ça ne serait pas une raison. L’autre question qui intéresse l’historien…
J-P. E. : Mais il a fait de la prison…
F. Fédier : Il y a une petite différence…
E. H. : L’autre question qui intéresse l’historien c’est la suivante. Comme historien du nazisme, ce qui m’intéresse : on dit toujours le nazisme c’est « bête et méchant ». Et moi je constate qu’il y a des dizaines, des centaines d’intellectuels, dont Heidegger, qui se sont mis au service du régime, pendant une partie ou pendant l’intégralité des années nazies. Et je me dis quand je vois le calibre intellectuel de ces individus le régime nazi, malheureusement pour ses victimes et pour ses adversaires, il a eu de sérieux concours intellectuels. Et c’est là que je trouve que le livre de monsieur Faye est très bienvenu.
J-P. E. : A ce titre là c’est exemplaire pour éviter que cela se reproduise. Partout et dans les années qui viennent.
M. C-S. : La remarque de monsieur Husson est très juste. Il faut bien considérer que c’est au moins 80% de l’université allemande qui a suivi le même mouvement et parmi les plus grands. Quelqu’un comme Hartmann, par exemple Nicolas Hartmann qui est un des grands penseurs du 20 siècle. Et bien par sa correspondance semble adhérer exactement au même contenu.
E. H. : Donc n’excusons pas Heidegger !
M. C-S. : Mais n’excusons pas les autres non plus ! [Confusion]. On ressort toujours les mêmes textes d’Aristote faisant prétendument l’apologie de l’esclavage. A ce moment là il faut fermer les livres d’Aristote et ne plus les lire.
J-P. E. : En même temps tout n’est pas permis non Monique ?
M. C-S. : On ne peut pas non plus contester le témoignage de ceux qui ne se sont pas laissés entraîner. Il y en a eu certains qui ont résisté. Et ça on ne peut quand même pas les faire taire. Et en particulier ceux qui ont participé à la commission de 1945.
F. Fédier : Moi je voudrais dire une chose extrêmement simple…
J-P. E. : Tout est possible.
F. F. : Non non il est évident que tout n’est pas permis. Et je voudrais dire quelque chose de tout à fait simple pour terminer ma participation. Je veux dire ceci : j’ai attentivement observé Heidegger et ce qui m’a peut-être le plus surpris c’était sa capacité d’admiration réelle. Il n’a jamais eu d’admiration pour Hitler. Ca je l’affirme.
J-P. E. : Il vous l’a dit. C’est important parce que vous êtes le seul ici à avoir eu des contacts. Est-ce qu’il vous l’a dit. F. F. : Evidemment !
J-P. E. : En quelle année ?.. Donc après la guerre.
F. F. : Dans les années où nous faisions les séminaires à proximité de René Char. Alors vous comprenez quand je vois quelqu’un qui prétend ne pas vouloir tenir compte de cette phrase que j’ai citée : « Le national-socialisme est un principe barbare » ( ein barbarisches Prinzip, automne 1934). Alors supposer que cela n’a pas d’importance et que vous pouvez continuer à présenter une interprétation fondamentalement unilatérale et, monsieur…
E. H. : Est-ce que « barbarie » est négatif dans sa bouche ?
F. F. : (rit).
J-P. E. : François Fédier… Attendez… vous souriez… vous êtes un peu interloqué par la remarque…
F. F. : Mais non je ne suis pas interloqué c’est comme si on me disait : est-ce que le mot extermination est un mot qui peut n’être pas fondamentalement péjoratif.
J-P. E. : Tout ce qui viendra et qui sera révélé de textes de Heidegger vous le considérerez comme nul parce qu’il a écrit ces textes… qu’il a été recteur en 33-34. […]
F. F. : Pas du tout !
E. H. : Ce qui est intéressant c’est de voir qu’il a écrit des textes qui sont une intellectualisation du nazisme. Alors le reste de sa philosophie est-il sauvable ?…
J-P. E. : Des questions à François Fédier, des questions très simples de non spécialiste. Premièrement est-ce que le fils Hermann Heidegger a l’intention de tout publier.
F. F. : Bien sûr ! Je vais apporter peut-être un scoop pour monsieur Faye. Le séminaire dont il dit qu’il ne sera jamais publié tant il est horrible va être publié dans les deux ans qui viennent. Il ne sera pas publié dans le cadre de l’édition intégrale pour une raison philologique simple. C’est que cette édition se fait selon les principes de la philologie à savoir. On ne publie un texte que quand on a au moins deux manuscrits. Ici on n’en qu’un. Donc il va être publié dans une autre série.
E. Faye : Ce texte – E. Faye montre un volume de la Gesamtausgable de Heidegger – a été publié avec un seul manuscrit qui est, qui sont les notes d’un étudiant Halbwachs. Et voici qu’à l’automne, pour comprendre le rôle des avocats de monsieur Heidegger fils. A l’automne de cette année on apprend que l’original de Heidegger existe et qu’il est en vente publique. J’ai écrit à monsieur Stargart […], qui est le commissaire-priseur allemand qui m’a dit : venez voir le texte. J’ai pris rendez-vous. Huit jours après monsieur Stargart m’envoie un e-mail en me disant malheureusement monsieur Hermann Heidegger a envoyé ses avocats. Il a empêché la vente publique. Il ne veut pas qu’on ait accès aux manuscrits de Heidegger.
J-P. E. : Question : pourquoi. Pourquoi si tout va être progressivement publié.
F. Fédier : Ecoutez là on entre dans des choses sordides. Je connais personnellement le fils de Martin Heidegger. Et penser que cet homme poursuive des buts inavouables c’est purement et simplement une calomnie.
J-P. E. : Et donc il va tout publier. Pourquoi pas plus vite les publications. F. F. : Tout simplement parce que cela demande du travail.
J-P. E. : Est-ce que vous souhaitez que les archives soient ouvertes aux chercheurs ?
F. F. : Je souhaite que les archives soient ouvertes à des chercheurs qui n’aient pas d’idées préconçues.
E. Husson : Monsieur Faye peut y aller… C’est la conclusion que j’en tire !
F. F. : Ah ! Parce qu’il n’a pas d’idées préconçues ?!
E. H. : C’est un historien…
F. F. : C’est un historien ou un philosophe ?
E. H. : En même temps qu’un philosophe il a fait un travail d’historien.
J-P. E. : Monsieur Fédier, quand vous dites « pas d’idées préconçues » vous savez très bien que celui qui y ira aura l’idée, a priori, contre Heidegger ou pour Heidegger. Est-ce que cela veut dire que les contre seront interdits et qu’il ne restera plus que les dévots.
F. F. : Je pense qu’il ne faut pas être contre Heidegger comme il ne faut pas être pour Heidegger. Il faut lire, il faut faire l’effort de lire, il faut faire l’effort de travailler
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