BALIBAR / Europe, une médiation évanouissante
Etienne BALIBAR
Europe, une médiation évanouissante
Ce texte est la version française augmentée et corrigée de la première des
« Mosse Lectures » pour l’année 2002-2003, donnée le 21 novembre 2002 à
l’Université Humboldt de Berlin (Institut de Littérature allemande). Les
Mosse Lectures ont été instituées en 1997 en l’honneur de l’historien
américain d’origine allemande George Mosse, héritier d’une grande famille
d’éditeurs berlinois, contraint à l’exil par la législation antijuive en 1933,
devenu ensuite professeur à l’Université de Madison, Wisconsin, et à
l’Université hébraïque de Jérusalem.
L’invitation que m’a adressée l’Université Humboldt à donner la première des « Mosse Lectures » pour cette année est un honneur auquel je suis extrêmement sensible. L’œuvre de George Mosse, hélas mal connue en France, est celle d’un maître de l’anthropologie historique et politique. Ses travaux sur les communautés de nation, de race et de sexe, en partie suscités par l’expérience qu’il avait faite avec sa famille de la catastrophe européenne du XXe siècle avant de poursuivre sa carrière aux Etats-Unis et en Israël, sont à mes yeux incontournables.
C’est en citant un autre témoin de cette catastrophe que je voudrais engager devant vous ces considérations sur les incertitudes de l’identité politique européenne au début du XXIe siècle. On sait que la réflexion sur cette expérience tragique a conduit Thomas Mann à un retournement spectaculaire de ses engagements et de ses convictions. En 1918, dans les Considérations d’un apolitique (Betrachtungen eines Unpolitischen), il avait rejeté la « politique » avec la « démocratie » au nom de l’opposition entre la conception « allemande » d’une culture spiritualiste et la conception « française » d’une civilisation intellectualiste. Mais en 1939, après avoir lancé le célèbre appel Achtung Europa ! (« Europe, prends garde à toi ! ») au « Comité de coopération intellectuelle », il renverse la signification de cette identité entre politique et démocratie : face au projet d’hégémonie nationale et mondiale du nazisme, la politique démocratique est plus qu’une obligation, c’est une contrainte (Zwang zur Politik), l’abstentionnisme est un suicide de l’esprit dont l’humanité et les peuples qui la composent paieraient le prix fort. Notons qu’il aura fallu l’épreuve de l’exil et de la traduction (des langues, des cultures), le « décentrement » ou la « délocalisation » de la pensée, pour que surgisse, chez lui comme chez d’autres, cette conscience aiguë de l’appartenance réciproque entre le travail intellectuel, l’art et l’engagement politique.
Dirons-nous qu’aujourd’hui, tandis que résonnent à nouveau les bruits d’une guerre opposant des « cultures » ou des « civilisations », la tentation de l’apolitisme guette les intellectuels ? Si c’était le cas, il ne manquerait certes pas non plus d’exceptions. Et pourtant… quelque chose comme un sentiment d’impuissance et de désespoir y contribue manifestement. Pourquoi ce sentiment ? J’en verrai la cause, d’abord, dans l’impression qui est la nôtre qu’à l’époque de la « mondialisation » la complexité des processus économiques, sociaux et historiques échappe à la décision et au débat collectifs (ce qui fait précisément que les conflits débouchent sur des catastrophes) ; ensuite dans la conviction répandue (et même encouragée par quelques grands intellectuels du siècle dernier : mais peut-être les a-t- on mal compris) que le domaine propre de l’intervention des intellectuels est l’expertise spécialisée, ce qui conduit en pratique à revenir de l’intellectuel « organique » à l’intellectuel « subalterne », puisque les questions globales et le discours de l’universel ne déboucheraient que sur l’opinion et le bavardage médiatiques. Répétons-le, les exceptions à ce nihilisme sont éclatantes : il y a toujours des artistes, des écrivains, des savants, des philosophes qui parlent et agissent en commun en Europe et dans le monde entier.
Beaucoup plus largement qu’autrefois même, témoin la force et le retentissement de certaines voix d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, du Moyen Orient. Reste une incertitude profonde quant aux possibilités de recréer, à l’échelle de la « mondialisation », une fonction sociale pour l’intelligence prise dans toute sa généralité. Je n’ai pas de solution toute prête à cette aporie, mais si je suis ici, c’est que je veux plaider en faveur du droit et du devoir des intellectuels de débattre publiquement des urgences de la politique, avec leurs armes propres, en rejetant toute tentation d’apolitisme. En même temps, je voudrais tenir compte des raisons qui induisent cette tentation, auxquelles il faut ajouter le malaise qu’ils ressentent à l’égard de leur propre identité culturelle, la difficulté qu’ils éprouvent à définir la « place » où ils se trouvent et donc la « position » d’où ils parlent et écrivent, et qui leur permet le cas échéant de coopérer entre eux. Ma conviction personnelle est que cette place, plus que jamais, est celle de « gens du voyage », se déplaçant par le corps autant que par l’esprit, et d’abord pour tenir compte des effets de la trans-nationalisation de la culture, qui est assurément le contraire même d’une uniformisation. Nous ne pouvons plus en rester à ce que Michel Foucault a nommé le « doublet empirico-transcendantal » c’est-à-dire à la figure traditionnelle d’un intellectuel doublement immobilisé, ancré d’un côté dans sa nation, son idiome, son alma mater, de l’autre dans la communauté idéale de l’humanité. Et, si précieuse qu’en soit la ressource, nous ne pouvons pas non plus entretenir l’illusion qu’Internet et l’accès qu’il fournit à un système unifié de communication des données, des informations et des opinions résoudra techniquement le problème de la constitution d’une « sphère publique » mondialisée. Notre singularité comme notre universalité sont appelées à prendre des figures plus complexes, des figures intermédiaires, dialogiques, voire transférentielles. C’est pour rechercher ces figures qu’il faut nous exposer sans réserve aux aléas et aux risques de la conjoncture, qui excluent par définition toute certitude préétablie.
Je parle donc en tant qu’intellectuel européen. C’est me semble-t-il à ce titre qu’aujourd’hui nous voyageons dans le monde et que d’autres nous adressent leurs questions, demandes, objections. Mais pourquoi le cacher ? je trouve que nous n’exerçons pas suffisamment notre capacité de traverser les frontières, de traduire ce qui peut l’être et même ce qui ne peut pas l’être (Derrida dit à juste titre qu’on ne traduit jamais, au fond, que l’intraduisible), en bref que nous ne contribuons pas assez activement à l’émergence de la citoyenneté européenne. Nous ne nous comportons pas encore comme les citoyens d’une Europe de la pensée et de l’engagement (et non seulement de la monnaie, des polices ou de la défense). Mais cela étant dit, les catégories de « citoyenneté européenne », de « culture européenne », d’ « intellectuels européens » sont évidemment restrictives. C’est peu dire qu’elles ne garantissent par elles-mêmes aucun accès à l’universalité : il est évident qu’elles comportent une unilatéralité intrinsèque, un « biais » dont il faudra bien tenir compte au moment de discuter du problème que pose un certain « unilatéralisme ». J’y reviendrai en conclusion : il n’existe rien de tel, décidément, qu’un point de vue synoptique, universel dans sa singularité même, permettant de déterminer a priori les caractères du temps présent et d’une politique juste. Ni le point de vue de l’Empire mondial, ni celui de telle ou telle nation, ni celui de la « multitude » de ses adversaires, ni celui de telle ou telle région du monde ne peuvent se présenter comme tels. Cela ne veut pas dire que nous soyons condamnés à rester enfermés dans la particularité des intérêts et des croyances. Cela veut dire que l’universalité qui pour nous fait corps avec l’idée même de la politique et la mission de l’intellectuel doit résulter d’une construction pratique. Il faut s’en approcher autant que possible à travers l’épreuve de la rencontre et du conflit. Et pour cela il faut que nous prêtions une oreille elle-même critique aux objections et aux demandes qui nous viennent d’autres parties du monde : à l’Est, au Sud et à l’Ouest.
Voix d’Amérique
Mon point de départ, ce soir, ce seront certains appels qui nous parviennent aujourd’hui en tant que nous sommes « européens ». Plus insistants, semble-t-il, depuis le 11 septembre 2001 et l’entrée dans la zone des tempêtes. Cela nous flatte, et cela nous inquiète. Nous y voyons la preuve que nous existons, et nous craignons le quiproquo.
Les appels, autour de nous, cela ne manque pas : appels à l’Amérique, appels à l’Europe, appels aux Arabes, appels aux institutions internationales, appels aux peuples, à la multitude mondiale, aux autorités religieuses. Appels venant de ces mêmes entités, ou de leurs porte-paroles, et de quelques autres encore qui veulent accéder à la tribune : Palestiniens écrasés, Tchétchènes martyrisés, Africains mourant du Sida et luttant contre lui. Tout cela fait une combinaison assez complexe. Ils demandent le soutien, la compréhension, la protection, l’intervention, plus rarement la contradiction et la critique. Pour simplifier et par choix, je partirai des appels qui nous viennent des Etats-Unis d’Amérique, appels singuliers même s’ils recoupent aussi d’autres voix.
Je ne dirai qu’un mot des appels que l’actuelle administration américaine adresse à l’Europe : directement par la voix du Président Bush et de ses conseillers, indirectement au travers des discours et des écrits d’intellectuels comme ceux que, un moment au moins, avait rassemblés l’Institute for American Values pour énoncer dans une Lettre d’Amérique (février 2002) les raisons du soutien nécessaire à la « guerre juste » en Afghanistan, où l’on retrouvait des figures aussi différentes que Jean Bethke Elshtain, Francis Fukuyama, Samuel Huntington et Michael Walzer. La formulation de ces appels varie : de « réveillez vous, le totalitarisme est là ! » à « suivez-nous » en passant par « qui n’est pas avec nous est contre nous » (ce qui est plutôt une menace voilée qu’un appel). Tantôt ils font référence aux intérêts des Etats-Unis, tantôt aux intérêts communs, plus rarement à celui des institutions et du droit international. Ils mettent l’accent sur la légitimité de l’action ou sur son efficacité (la diplomatie implique les deux, puisqu’il est difficile de mettre sur pieds efficacement une coalition contre « l’ennemi public » si l’on n’a pas aussi avec soi la légitimité). Mais ils restent inséparables de l’affirmation d’un leadership de la puissance hégémonique, et le plus souvent aussi d’une mission unilatérale qui lui reviendrait de faire régner la paix, la sécurité et la civilisation (les « valeurs démocratiques ») dans le monde.
Il y a là, évidemment, peu de place pour l’autocritique, pour l’examen des objectifs communs et des moyens de les atteindre, moins encore pour le soupçon que les intérêts « particuliers » de la puissance dominante pourraient à l’occasion entrer en conflit avec les intérêts « de tous » qu’elle affirme représenter. Ne sous-estimons pas pour autant, lorsque nous cherchons à expliquer ce qui fait qu’un tel point de vue peut être largement admis dans le monde, et notamment en Europe, qu’il ne renvoie pas seulement à l’écrasante supériorité matérielle des Etats-Unis, aux moyens d’intimidation dont ils disposent, mais à la crédibilité que l’effondrement du communisme et du tiers-mondisme ont conféré à leur idéologie de la libre entreprise, et plus encore peut-être au traumatisme universel qu’a produit l’attaque du 11 septembre contre la ville cosmopolitique, la « ville-monde » par excellence qu’est New York. Les Etats-Unis se trouvent ainsi paradoxalement bénéficier en même temps du statut d’hyperpuissance et de victime, d’où procèdent de puissants effets d’identification.
Mais ce qui m’intéresse avant tout, ce sont d’autres voix d’Amérique, celles des intellectuels libéraux, en ce sens que, malgré leurs divergences, puisque les politiques dont ils se réclament vont du socialisme au néo-républicanisme, ils n’en mettent pas moins en avant les mêmes principes : le caractère inaliénable des droits civils et judiciaires de l’individu, la responsabilité des gouvernements devant le peuple, la soumission des autorités militaires aux autorités civiles, la défense du droit international. Eux aussi s’adressent à l’Europe, lui demandant de peser sur la politique américaine, dans son propre intérêt comme dans celui de l’Amérique et de la démocratie. L’appel qu’ils nous lancent est celui d’une minorité critique de son propre pays, en tout cas des choix que lui imposent les représentants de la majorité, qui pourraient avoir des conséquences dramatiques pour tous. Dans son principe il procède d’une vision « multilatéraliste » de la politique, partant de l’idée qu’au sein d’un monde mondialisé même la plus grande puissance ne peut se préserver seule (moins encore « sauver » les autres), mais peut fort bien, en revanche, se perdre avec tous…
Ce sont ces voix d’intellectuels dont je voudrais ici donner quelques exemples : j’en ai retenu quatre, assez représentatifs je crois. Leurs fluctuations quant à la nature de l’aide qu’ils attendent nous intéresseront autant que la force de l’appel qu’ils formulent.
Premier exemple : Bruce Ackerman,
éminent constitutionnaliste et philosophe politique de Yale, qui se présente lui-même comme un civil libertarian. Dans la London Review of Books du 7 février dernier, sous le titre Don’t Panic, il prophétisait une série d’événements semblables au 11 septembre, et remarquait que « si la réaction américaine doit faire école, le besoin est urgent de repenser la garantie constitutionnelle des libertés civiles (…) sinon quatre ou cinq attaques du même genre suffiront à anéantir les libertés civiles en moins d’un demi-siècle ». Les libéraux ne sauraient pourtant selon lui poser les droits comme des absolus intangibles : ils n’entreraient pas seulement en conflit avec le sentiment collectif et les exigences de la sécurité, mais ils laisseraient sans réponse les questions constitutionnelles que soulève toute situation de crise grave. Ackerman redoute particulièrement la manipulation des angoisses collectives en vue de porter des atteintes durables aux libertés publiques. La notion d’une « guerre sans fin prévisible » contre le terrorisme menace les libertés des Américains aussi bien que des étrangers, et met en danger l’équilibre constitutionnel des pouvoirs entre le gouvernement, le Congrès et le pouvoir judiciaire. Seul recours à ses yeux : la définition d’un « état d’urgence » soigneusement délimité dans le temps et dans les pouvoirs qu’il confère à l’exécutif et aux organes de sécurité, où la suspension de la légalité normale demeure sous le contrôle des « défenseurs de la liberté » nationaux et étrangers. Et voici son appel conclusif : « Déjà l’Europe influence politiquement cette dynamique. En refusant de livrer des suspects au gouvernement Bush, les Espagnols ont refroidi son ardeur pour les tribunaux militaires d’exception. La nationalité française de Zacarias Moussaoui, soupçonné d’être le 20 e terroriste du 11 septembre, a contraint l’Attorney General [John Ashcroft] à l’envoyer devant un tribunal civil (…) Mais à l’avenir il ne suffira pas de résister ainsi aux menaces contre les libertés. Il faut que les Européens prennent l’initiative de solutions constructives (…) avant que Londres ou Paris n’aient été elles-mêmes prises pour cibles (…) Tout grand Etat européen qui adopterait une loi constitutionnelle encadrant rigoureusement l’état d’urgence lui conférerait par là-même une portée mondiale et montrerait la « guerre sans fin » sous son vrai jour, celui d’une fausse solution délirante pour un vrai problème. » Un tel texte est étonnant, même si nous tenons compte de ce qu’il a été publié dans un journal européen. Il suggère que certaines de nos traditions juridiques peuvent constituer un pôle de résistance à la militarisation de la politique qui menace aux Etats-Unis et au-dehors de détruire les valeurs au nom desquelles a été déclarée la « guerre au terrorisme ». Il demande à l’Europe de se faire le rempart du droit international pour préserver de la corruption les principes constitutionnels, en particulier celui de la division des pouvoirs, évitant ainsi à la
démocratie de sombrer dans l’état d’exception ou le coup d’Etat permanent.
Second exemple : Immanuel Wallerstein,
le théoricien du « système-monde », créateur du Fernand Braudel Center. Dans sa conférence du 5 décembre 2001 : « L’Amérique et le monde : les Twin Towers comme métaphore » (publiée depuis à Paris dans le n° 22 de la revue Transeuropéennes), il lance lui aussi un appel aux Européens, ou plutôt un appel aux Américains à écouter les Européens (ce qui suppose que les Européens s’expriment). Rappelant que les Etats-Unis ont toujours cherché à se comparer au monde entier pour se persuader de leur supériorité, il montre que le défi lancé par Al Qaida à la puissance américaine est sans précédent en ce qu’il matérialise pour la première fois des sentiments anti-américains largement répandus dans le monde dans une attaque contre laquelle les Américains sont d’autant plus démunis qu’elle est partie de leur propre sol. Pour lui aussi la « guerre totale » anti-terroriste qui en découle est susceptible d’affecter durablement les institutions américaines. Mais dans quelle mesure ? Cela dépendra de la façon dont les Américains eux-mêmes comprendront les fragilités de leur puissance dont ils découvrent soudain l’existence. Depuis que les Etats-Unis ont cessé de dominer sans partage l’économie-monde, ils ont déployé différentes stratégies pour éliminer leurs concurrents : containment, neutralisation, interventions ou encouragement à la subversion, politiques de non-prolifération… Or les Etats-Unis « se croient eux-mêmes fiables pour ce qui concerne l’utilisation des armes de destruction massive au service de la liberté », supposant à l’inverse que toute autre puissance est susceptible de les utiliser contre celle-ci (sans qu’on puisse déceler ici de différence entre « liberté » et « intérêt national américain »). Pour ma part, ajoute-t- il, « je ne fais confiance à aucun gouvernement pour utiliser sagement les armes de destruction massive et je préférerais les voir universellement interdites, mais je ne crois pas à la possibilité d’y parvenir dans le système inter-étatique actuel. C’est pourquoi je m’abstiens de mêler la morale à cette question… » Wallerstein exprime sa crainte que les Etats-Unis, pour rétablir l’hégémonie que symbolisaient les tours du World Trade Center, ne sacrifient les idéaux de liberté et d’universalité qui allaient de pair avec elle. Pour qu’il en aille autrement, il faudrait que les Américains soient capables de renoncer à la promesse fallacieuse que leur fait le Président Bush de rétablir le règne des certitudes et des sécurités inébranlables, et prennent le risque de la confrontation avec le monde extérieur, à la recherche d’une civilisation dont ils ne seraient plus les porteurs exclusifs, mais qui serait construite en commun avec tous les peuples. D’où l’urgence de favoriser le « dialogue des égaux » entre l’Amérique et l’Europe (mais aussi le Canada, le Mexique, le Japon, les « plus proches alliés et amis » des Etats-Unis, représentant en quelque sorte auprès d’eux le reste du monde) pour sortir du cercle de la confrontation mortelle entre terrorisme et contre-terrorisme.
Cette position cherche à refonder l’universalisme. Elle prend la forme d’une défense du multilatéralisme contre la tentative des Etats-Unis de pallier leur déclin économique relatif en usant d’une hégémonie militaire encore sans rivale, bien que celle-ci soit apparue vulnérable aux menaces qui surgissent de l’intérieur du système (mais l’on peut se demander où c’arrête l’intérieur, puisque le « système » englobe aussi les innombrables « intérêts vitaux » des Etats-Unis dans le monde). La tâche des progressistes est alors de résister à la fois au « Béhémoth » et au « Léviathan », c’est-à- dire aux forces de la subversion nourrie d’intégrisme religieux et, symétriquement, à la violence légitime monopolisée à l’échelle mondiale par une seule superpuissance. Il faut travailler à la reconstitution d’un équilibre multipolaire entre les forces mondiales, qu’elles soient de caractère national ou post-national. C’est pourquoi, dans son intervention à la « conférence anti-mondialisation » de Porto-Alegre de janvier 2002, Wallerstein a pris position pour l’Union Européenne : même s’il s’agit aussi d’une puissance « impérialiste » exploitant une partie du monde (Afrique notamment…), elle n’en représente pas moins la possibilité de tenir en respect la surpuissance américaine. Car, comme disait Mao, il y a contradiction (principale) et contradiction (secondaire)…
Troisième exemple : Timothy Garton Ash,
l’historien anglais spécialiste de l’Europe de l’Est, directeur du Centre d’Etudes Européennes d’Oxford, mais aussi chercheur à la Hoover Institution de Stanford. Dans un article du New York Times du 9 avril 2002, précisément intitulé « Du danger de l’excès de pouvoir » (The Peril of Too Much Power), il note que la question qu’on se pose dans le monde d’aujourd’hui n’est plus, comme au XXe siècle, de savoir ce qu’il faut penser de la Russie mais ce qu’il faut penser de l’Amérique. Récusant l’image « caricaturale » d’une Amérique comme concentré des traits impérialistes du capitalisme, surtout s’il s’agissait de lui opposer une Europe vertueuse, il affirme d’abord sa diversité et ses contradictions propres. Evoquant la puissance universelle de l’imaginaire américain (« que nous ayons grandi à Bilbao, à Pékin ou à Bombay, nous avons tous New-York en tête »), il suggère aussi que l’existence d’une culture américaine est indiscutable, alors que celle d’une culture européenne est beaucoup plus problématique. Mais, prenant comme exemple la politique américaine au Moyen-Orient (où la perspective d’une attaque contre l’Irak devient chaque jour plus vraisemblable, grosse de conséquences inquiétantes en l’absence notamment de tout règlement du conflit Israélo-Palestinien), il pose que le problème est l’excès de puissance militaire des Américains dans le monde (« sans équivalent depuis l’Empire romain ») dont rien de bon ne peut résulter, soit qu’ils s’en servent, soit qu’ils se désengagent…. Tout pouvoir veut un contre-pouvoir, ou alors il devient destructeur. Or les contre-pouvoirs internes ici ne suffisent plus. « Qui peut donc équilibrer la puissance américaine ? Les Nations Unies, les organisations non-gouvernementales ont du bon, mais elles ne suffisent pas non plus. A mon avis il n’y a que l’Europe – puissance économique égale à celle des Etats-Unis, groupe d’Etats bénéficiant d’une longue expérience diplomatique et militaire, l’Union Européenne (…) est en train d’acquérir peu à peu la consistance voulue. » Il y a un obstacle pourtant : « le fossé ne cesse de se creuser entre la capacité militaire européenne et celle des Etats-Unis ». D’où la tâche complexe qui attend les Européens : refaire de l’Europe une puissance militaire, accroître son autonomie sans pour autant développer l’anti-américanisme, en cherchant la concertation (partnership) plutôt que la rivalité… Les Américains selon Garton Ash n’ont aucun intérêt véritable à demeurer seuls dans le rôle de l’hyperpuissance.
Dernier exemple : Edward Said.
on sait que le professeur de Columbia, d’origine palestinienne, auteur du best-seller sur L’orientalisme (1978) et de Culture et impérialisme (1993), est aussi un chroniqueur régulier dans la presse anglaise, égyptienne et américaine. Dans l’un de ses derniers articles, « Europe ou Amérique » (Europe versus America, paru dans Al-Ahram Weekly du 14-20 novembre 2002), il rapporte une série de différences culturelles frappantes entre les Etats-Unis et l’Europe, découvertes à l’occasion de ses séjours en Angleterre, et qui ne sont pas sans conséquences politiques : en particulier le caractère beaucoup plus enraciné du fondamentalisme chrétien aux Etats-Unis. « Les fanatiques chrétiens aux Etats-Unis forment le cœur de l’électorat de George Bush, un bloc sans rival de 60 millions d’électeurs. » C’est de la convergence entre ce fondamentalisme et le néo-conservatisme des « valeurs américaines » systématisé à l’époque de la Guerre Froide que procèdent aujourd’hui la bonne conscience « unilatéraliste », la politique d’intimidation qui menace le monde entier, et la prétention à l’exercice d’une mission divine qui alimente paradoxalement l’antisémitisme profond (« tous ces fondamentalistes chrétiens, en particulier les Baptistes du Sud, croient fermement qu’il faut renvoyer tous les Juifs du monde en Israël de façon à préparer le retour du Messie à la fin des temps ») aussi bien que la recherche d’une confrontation avec le monde arabe ennemi d’Israël. Rien de tout cela n’existerait au même degré en Europe, où le pouvoir réel, moins corrompu, serait aussi relativement mieux contrôlé par les citoyens. C’est pourquoi l’Europe et notamment la gauche européenne aurait du monde une vision moins manichéenne que les Américains, du moins lorsqu’elle n’essaie pas de se faire encore plus américaine qu’eux (c’est le cas « troublant » de Tony Blair, dont Said se persuade néanmoins qu’il constitue aux yeux de beaucoup de ses compatriotes une aberration, « un Européen qui a décidé de changer d’identité »…). « J’aimerais bien savoir cependant, conclut Said, quand l’Europe prendra conscience d’elle-même et se décidera à assumer le rôle de contrepoids que lui dictent sa taille et son histoire. D’ici là la guerre approche inexorablement. »