SEMINAIRE ETIENNE BALIBAR / Qu'est qu'une situation politique ?
Allocution de Bertrand Ogilvie et échanges avec Etienne Balibar suivi de contributions en réponse de la part Yanis Najib et de Yann Gomez. La rédaction
Trop de poncifs polluent ce débat et reviennent à chaque épisode de violence. Le premier c’est l’affirmation selon laquelle seul l’Etat (dans un Etat de droit) peut user de la violence dite «légitime». Max Weber est mis à toutes les sauces par les ministres de l’Intérieur pour justifier les LBD, les Brav-M… Le sociologue allemand avait en effet considéré que la «violence légitime» est la condition nécessaire pour qu’une institution puisse être appelée «Etat». Nécessaire mais pas suffisante. C’est une affirmation que personne ne peut réfuter mais dans l’esprit de Weber, il s’agissait d’un constat historique plus que d’une recommandation. Imaginons même que ce soit une recommandation, cela ne règle rien. Il faut que cette violence légitime soit encadrée, proportionnée, soumise au contrôle du juge. Donc le débat ne doit pas porter sur la violence légitime mais simplement sur les conditions de son exercice. Il faut débattre de la doctrine du maintien de l’ordre, de la définition de l’ordre et même de la dose et de la nature du désordre acceptable.
Car une société civilisée est obligée d’accepter une dose de désordre vitale. Est-ce que l’envahissement d’un trou (le chantier d’une méga bassine) par des écologistes radicaux est un désordre que nous devons rendre inacceptable au point de risquer la vie de l’un ou plusieurs de ces militants ? Est-ce que les motifs de la rage de ces militants, une partie de la jeunesse à qui la société d’ordre laisse un avenir bouché d’un point de vue environnemental, ne sont pas plus entendables – peut-être même compréhensibles que la rage de la jeunesse des années 70 qui souhaitait établir en France un régime maoïste ? Le discours sécuritaire des ministres de l’Intérieur qui ont tendance à répercuter les aspirations des syndicats de police, et qui pensent ainsi se forger une image d’homme à poigne pour l’avenir, a, en réalité, un effet accélérateur de l’acceptation de la violence dans une partie de la jeunesse. Tout comme les chaînes d’infos, qui dramatisent les situations en rediffusant en boucle la porte de la mairie de Lyon en feu alors qu’elle a cessé de brûler depuis des heures. Sur leurs écrans, la France semble un pays à feu et à sang et ainsi le discours d’ordre primaire prend des atours pertinents.
Deuxième poncif : l’affirmation – pour justifier la violence des manifestants – selon laquelle les forces de l’ordre défendent un ordre injuste. Cette affirmation, efficace aux oreilles des partisans de l’insurrection qui vient, est basée sur l’idée que l’ordre des choses et de la société n’est pas le résultat de choix démocratiques, mais de contraintes exogènes ou de groupes de puissants hors de portée des choix démocratiques. Ça se discute en effet. Mais, quand la violence est le fait d’une frange ultra-minoritaire qui risque de diviser ou de démobiliser, ou de discréditer un mouvement social puissant et calme, alors cette violence devient à son tour porteuse plus de promesse de totalitarisme que de démocratie. Dans ce face-à-face jeunesse et police violente, c’est à l’Etat de rechercher les moyens de la désescalade. La plupart des pays démocratiques ont réussi, par une doctrine du maintien de l’ordre moins «matamoriste» à contenir les excès d’une partie de la jeunesse qui, au regard du monde qu’on lui laisse, considère leur violence comme légitime. »
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Petite contribution de Yanis Najib à l'intervention d'Etienne Balibar lors du séminaire de gr-ve de Bertrand Ogilvie en réaction aux documents de B. Ogilvie, aux "réponses" et à des éléments de discours circulant dans le mouvement, une petite contribution aux discussions de demain. (La précipitation excusera les potentielles les fautes d'orthographe)
La brève tribune de Balibar, après quelques autres, me parait suivre une démarche simple et essentielle : encourager vivement la création populaire de formes institutionnelles et de pensées qui seules peuvent donner aux éléments d'insurrection leur portée pleinement politique. Il s'agit au fond d'une question d'efficacité (je signale comme allant dans le même sens le texte de Sophie Wahnich qui a circulé sur infophilo). La belle énergie déployée dans les luttes est déjà, heureusement, autre chose et beaucoup plus que la simple "colère" où certains croient voir une émancipation. Pourquoi ? Parce que ces luttes supposent et charrient des capacités politiques des gens hétérogènes à l'ordre social et affirment des manières d'exister, des valeurs, des rapports sociaux, des rapports au pouvoir qui, à défaut de s'unifier dans une alternative d'ensemble à l'ordre capitaliste du monde, sont dans le monde capitalistes autant de manière d'exister hétérogènes au capitalisme.
Si nous avons pu, provisoirement, reconnaître dans un feu de poubelle dans les rues de Paris un symbole, en vérité incertain, de l'émancipation que l'on se cherche, ce n'est pas comme expression d'une violence même seconde s'opposant à une violence de l'Etat et de sa police, mais c'est comme manifestation sensible de l'entrée en scène d'une autre subjectivité, celle que représentait un peu l'intersyndicale mais que contenait beaucoup le scénario du dialogue avec le gouvernement. A ce moment, tous et toutes pouvaient se reconnaître dans les défilés, les destructions et leur mise en scène de quelques-un.e.s. Si est politique ce qui fait exister d'autres manières de vivre, de voir et de penser en conflit avec un ordre du monde inégalitaire, les actions violentes/contre-violences n'ont comme telle rien de politique, elles deviennent peut-être et parfois politique seulement à la faveur de leur rencontre, en tant que manifestation sensible, avec ces diverses manières de faire exister un autre monde. Cela veut dire aussi que la continuation de ces (contre)violences et ces affrontements en tout genre, au delà des cas où ils sont nécessaires pour défendre un objectif (grèves, blocage, etc.), lorsqu''ils sont scénarisés comme embryon de confrontation ou de guerre avec l'Etat et sa police, et s'enfermant progressivement dans ce scénario qui est plus à l'initiative de l'Etat que des manifestant.e.s, ressort d'une posture largement réactive, n'a plus de rapport évident avec la politique et, relayée dans cette mise en scène par les médias de masse, fait courir au mouvement le risque de la dépolitisation.
Mais cela veut dire surtout qu'au-delà de l'efficacité immédiate des actions et manifestations (manifester la puissance nombreuse du peuple dans la rue, "bloquer l'économie", etc.), seule la progression des manières égalitaires de vivre, de voir, d'agir, hétérogènes à l'ordre dominant du monde et leur manifestation confère au mouvement son efficacité dans le temps et lui donne sa portée politique. C'est ainsi que se comprend la proposition de poursuivre dans des institutions qui restent à inventer le travail d'unification et de généralisation de ces manières égalitaires de vivre. Rien à voir, ici, avec un nouvel organe intermédiaire entre l'Etat et le "peuple". Il s'agit plutôt, pour un peuple comme tel introuvable, qui n'existe qu'à travers des opérations et des politiques en conflit, de continuer à s'inventer, en une figure nouvelle, à travers des institutions articulées non pas au pouvoir, mais peut-être davantage aux contre-pouvoirs. Seulement par ce travail le mouvement peut être pleinement politique et s'inscrire, même encore de loin, dans une portée révolutionnaire.
La négligence de la part institutionnelle de l'invention politique révolutionnaire a progressé continûment depuis quelques années. Elle n'est souvent que le revers subjectif de la dé-démocratisation objective de nos sociétés. Mais cette posture, qui s'auto-qualifie volontiers de radicale et révolutionnaire parce qu'elle croit aller au plus court, va au contraire souvent au plus loin, au plus loin d'une politique de l'égalité où s'inventent et s'affirment des capacités politiques nouvelles. Le problème des (contre)violences et de tout ce qui y trouve un modèle ou un idéal n'est pas d'être ou non des violences, c'est d'être le plus souvent si peu porteuses de quelque chose d'un monde autre, d'être si peu politiques.
Yanis
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Je voudrais juste continuer la discussion en relevant deux affirmations de Yanis qui me semblent erronnées.
1. On peut se demander à qui pense Yanis lorsqu’il écrit : « la continuation des (contre)violences et des affrontements en tout genre, au-delà des cas où ils sont nécessaires pour défendre un objectif (grèves, blocage, etc.), lorsqu''ils sont scénarisés comme embryon de confrontation ou de guerre avec l'État et sa police, et s'enfermant progressivement dans ce scénario qui est plus à l'initiative de l'État que des manifestant.e.s, ressort d'une posture largement réactive, n'a plus de rapport évident avec la politique et, relayée dans cette mise en scène par les médias de masse, fait courir au mouvement le risque de la dépolitisation. »
Il est difficile de ne pas voir ici une critique de ce qu’il s’est passé à Sainte Soline. Événement organisé par les Soulèvements de la Terre, un groupe qui est menacé de dissolution par Darmanin. On sait qu’il y a encore une personne, Serge, entre la vie et la mort suite à la violence criminelle de la police.
Il n’y a pas eu quoiqu’il en soit de violence « scénarisée comme embryon de guerre avec l’État » durant ce mouvement. Et on se demande de quel chapeau sort cette affirmation. Je n’ai pas vu de stratégies guévaristes, ou de nouvelle Action Directe, sauf, bien sûr, dans la bouche des gouvernements.
2. Dans le même genre d’idées, on peut se demander à quoi pense Yannis lorsqu’il écrit que « La négligence de la part institutionnelle de l'invention politique révolutionnaire a progressé continument depuis quelques années. » Le mouvement de Nuit Debout, où la question de l’institution était centrale avec ses commissions qui constituaient la forme du mouvement et la perspective constituante qui en était l’horizon ; les AG de Commercy et les carnets de doléances pendant les Gilet-Jaunes ; les associations et pratiques féministes de justice réparatrice du mouvement metoo, (avec une augmentation significative du nombre d’adhérent.e.s au planning familial).
La question de l’institution me semble au cœur de la réflexion politique de ces dernières années. Que ce soit, au hasard et en vrac, dans les livres de Frederic Lordon, de Dardot et Laval, de Michèle Riot-Sarcey ou encore de Bernard Friot.
Il faut naturellement discuter des institutions « mineures », ou « révolutionnaires ». Mais je me permettais de douter du geste de proposition de Balibar qui le fait depuis la place du philosophe, et non en parlant de l’intérieur des mouvements eux-mêmes, en s’y frottant, concrètement et pratiquement. Mais c’est une discussion ouverte, je voulais seulement corriger deux affirmations qui me semblent contestables.
Yann Gomez
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Ce que Balibar vise curieusement, c'est une nouvelle édition de la Révolution française sans violence et avec un contenu bourgeois limité. L'Etat doit à nouveau être capable d'un compromis de classe et ne pas représenter unilatéralement les intérêts de l'oligarchie financière. Pour cela, l'État doit être transformé sur le plan constitutionnel, l'oligarchie financière et son représentant monarchique des intérêts doivent être écartés du trône et soumis à une nouvelle constitution démocratique. Comment y parvenir ? C'est dans les masses que se trouvent les aspirations démocratiques et les capacités politiques à se faire entendre : et ce, en particulier au niveau communal. Ces capacités semblent résulter de la synergie entres masses et leur organisation par les syndicats. Il faut donc, aux yeux de Balibar, une alliance entre les syndicats et ces institutions d'Etat (municipalités) existantes, qui doivent en quelque sorte se détacher du corps présidentiel pour dessiner, avec les syndicats (organisation enfin trouvée des masses), une nouvelle architectonique institutionnelle.
Les masses semblent être 'mûres' pour la cause de la démocratisation des institutions. Leur capacité politique a fait surgir cette question. En quoi consiste-t-elle ? Nous n'obtenons pas de réponse. La seule : les manifestations “pacifistes” organisées par les syndicats et dont la nouveauté consistait justement en une “insurrection pacifiste”. Il s'agit d'une innovation contemporaine et conjoncturelle, car face à l'appareil militaire de l'Etat, une politique pacifiste représente la seule possibilité de changer les conditions existantes. La question qui se pose est évidemment la suivante : quel est ce lien entre pacifisme et insurrection ? Au lieu de la prise de pouvoir et de la destitution d’un gouvernement, il s'agit de concevoir un nouvel État démocratique qui n'a apparemment rien à voir avec le pouvoir et le gouvernement ? Insurrection et pacifisme ne peuvent se confondre qu'en un seul mot, car Balibar semble avoir déjà résolu les "contradictions au sein du peuple" par le biais de l'organisation des syndicats. Les syndicats sont identifiés comme des organisations d'"insurrection pacifiste et démocratique" et sont ainsi placés en dehors du pouvoir de l'Etat. Ils représentent donc la modalité contemporaine de l'insurrection sans être une attaque contre le pouvoir. Elles ne peuvent évidemment pas être une attaque contre le pouvoir, car elles font partie du pouvoir. Mais cela, Balibar ne le dit pas. Il faut suivre son hypothèse selon laquelle la prise de pouvoir ne peut plus être un contenu de la politique. Mais cette hypothèse ne doit pas être l'occasion de s'associer au pouvoir et de le faire passer pour une nouvelle politique de masse, alors que les appareils d'Etat des syndicats et des municipalités organisent simplement leur fusion 'par le bas’.
Balibar ne s'intéresse donc justement pas à de nouvelles institutions issues des masses, mais à des institutions issues d'institutions étatiques déjà existantes, dont le contenu politique n'est donc pas déterminé dès le départ par les masses, mais par les institutions étatiques. La politique d'un autre État à partir d'un État divisé, qui doit provoquer un renversement du rapport de force de la lutte des classes. L'équation est donc la suivante : dictature du prolétariat = institutions d'État remodelées par des institutions d'État déjà existantes = démocratie des masses = insurrection pacifiste.
C'est drôle que Marx et Lénine aient parlé de la machine d’État, alors qu'il est si simple de renverser un rapport de force existant dans l'État... Ce qui passe inaperçu dans l'intervention de Yanis, c'est que Balibar pose la question des institutions de manière totalement erronée. Yann a toutes les raisons d'insister sur le fait qu'il y a eu des innovations institutionnelles dans la séquence précédente, même si elles n'ont pas permis de résoudre (ou peut-être même poser) le problème de la durée et d'une alternative au pouvoir.
Julien Veh