11 Septembre 2025
Pindare est un poète grec du Ve siècle av. J.-C., profondément attaché à l’aristocratie dorienne et à la religion traditionnelle et demeure l'une des figures les plus énigmatiques et les plus influentes de la littérature grecque antique, Né à Cynoscéphales, près de Thèbes en Béotie, dans une famille aristocratique, Pindare évoluera dans un monde grec en pleine transformation, marqué par les guerres médiques, l'émergence de la démocratie athénienne et l'apogée des jeux panhelléniques. Son œuvre, dont nous ne conservons aujourd'hui qu'une fraction substantielle constituée principalement des Épinicies (odes de victoire), révèle un poète au génie complexe, mêlant virtuosité technique, profondeur religieuse et réflexion morale dans une synthèse unique qui influencera durablement la pensée occidentale. Thébain, il rejette l’esprit démocratique d’Athènes, qu’il juge instable, et préfère les cités gouvernées par des élites vertueuses. Son œuvre peut être vue comme une célébration poétique de l’ordre ancien, de la hiérarchie aristocratique et de la transmission des valeurs, puisqu'il célèbre dans ses odes triomphales (épinicies), les vainqueurs des jeux et leurs vertus mais aussi les valeurs de bon ordre (eunomia), de piété (eusebeia, εὐσέβεια), de la grandeur morale et physique (aretē, ἀρετή), du mérite personnel (timē, τιμή) . Pindare lie souvent ces notions, la victoire sportive étant un signe d’aretē, qui doit s’accompagner piété pour être légitime, le mérite étant à la fois un don des dieux et le fruit d'un ’effort personnel, l'honneur (timē, τιμή) et le gloire immortelle (kleos, κλέος) étant les récompenses du mérite autant que de la volonté des dieux. Dans la Première Olympique (pour Hieron de Syracuse), Pindare célèbre à la fois la victoire du champion, son aretē, et la nécessité de rester pieux (eusebēs) pour conserver la faveur des dieux. Ces idéaux, ces valeurs sont proches du mos maiorum, bien que grecs dans leur formulation, cela explique pourquoi certains courants féministes actuels critique sa vision exclusivement masculine de l'excellance développée dans les Épinicies.
L'apport philosophique et moral de Pindare s'enracine dans une conception aristocratique de la valeur humaine qui privilégie l'excellence innée (phusis) tout en reconnaissant l'importance de l'effort et de l'éducation. Cette vision, qui peut paraître élitiste aux yeux modernes, reflète en réalité une compréhension sophistiquée de la nature humaine et de ses potentialités. Pour Pindare, l'excellence véritable ne réside pas uniquement dans la naissance noble ou la richesse matérielle, mais dans l'actualisation harmonieuse des capacités naturelles par l'exercice vertueux et l'apprentissage. Cette conception se manifeste particulièrement dans sa célèbre maxime "deviens ce que tu es" (genoi hoios essi), formule condensée qui exprime l'idée selon laquelle l'accomplissement authentique de l'être humain consiste à réaliser pleinement ses potentialités les plus nobles. Cette injonction, loin d'être un simple encouragement à l'individualisme, s'inscrit dans un cadre cosmique où l'homme doit trouver sa juste place dans l'ordre divin, respectant les limites qui lui sont assignées tout en s'efforçant d'atteindre l'excellence dans son domaine propre. La notion de mesure (metron) occupe ainsi une place centrale dans l'éthique pindarique : l'homme doit éviter l'hubris (démesure) qui le conduirait à défier les dieux ou à transgresser les bornes de sa condition mortelle, tout en cultivant l'ambition légitime qui le pousse vers l'excellence.
La dimension religieuse de la pensée pindarique constitue un aspect fondamental de son apport philosophique, révélant une théologie sophistiquée qui dépasse largement le cadre du polythéisme conventionnel de son époque. Pindare développe une vision du divin caractérisée par une hiérarchisation complexe des puissances divines, où Zeus occupe une position de souveraineté absolue, garant de l'ordre cosmique et de la justice. Cette conception monothéiste avant la lettre s'accompagne d'une réflexion approfondie sur les relations entre mortels et immortels, fondée sur le principe de réciprocité : les dieux honorent ceux qui les honorent, mais punissent implacablement l'impiété et la démesure. La piété (eusebeia) pindarique ne se limite pas aux observances rituelles traditionnelles, mais engage l'être humain dans sa totalité, impliquant une attitude de respect et d'humilité face au mystère divin, une reconnaissance de la dépendance humaine envers les puissances supérieures, et un effort constant pour maintenir l'harmonie entre l'ordre humain et l'ordre cosmique. Cette dimension religieuse s'articule étroitement avec l'éthique pindarique, dans la mesure où l'excellence morale apparaît comme la modalité privilégiée de la relation au divin : c'est en actualisant ses potentialités les plus nobles que l'homme rend gloire aux dieux et participe à l'ordre cosmique.
L'apport poétique de Pindare révèle une révolution esthétique majeure dont les implications dépassent largement le domaine littéraire pour toucher aux fondements même de la création artistique et de l'expression de la vérité. La technique pindarique, caractérisée par une complexité structurelle extraordinaire, mêle avec une maîtrise consommée les mythes traditionnels, les éloges circonstanciés des vainqueurs, les réflexions gnomiques (sentences morales) et les développements hymniques dans des compositions d'une architecture savante où chaque élément contribue à l'effet d'ensemble. Cette esthétique de la discontinuité apparente, qui procède par associations d'idées, ruptures narratives et transitions abruptes, anticipe remarquablement les techniques littéraires modernes tout en révélant une conception originale de la création poétique. Pour Pindare, le poète n'est pas seulement un artisan des mots, mais un inspiré des Muses, un intermédiaire privilégié entre le monde divin et le monde humain, chargé de révéler les vérités cachées et de perpétuer la mémoire des actions nobles. Cette conception de la poésie comme révélation s'accompagne d'une théorie de l'inspiration qui influence durablement la réflexion occidentale sur la création artistique : le génie poétique apparaît comme un don divin qui permet d'accéder à des vérités inaccessibles à la raison ordinaire, mais ce don doit être cultivé par l'art et l'étude pour produire des œuvres dignes de sa haute mission.
La métrique pindarique elle-même constitue une innovation technique remarquable qui témoigne d'une recherche constante de l'excellence formelle au service de l'expression du sublime. Les odes de Pindare, construites selon le principe de la triade (strophe, antistrophe, épode), révèlent une maîtrise exceptionnelle des rythmes complexes et des correspondances musicales, chaque composition étant conçue pour l'accompagnement instrumental et l'exécution chorale. Cette dimension musicale, indissociable de la poésie pindarique, manifeste une conception synthétique de l'art où parole, musique et danse convergent pour créer un spectacle total capable d'élever l'âme et de la conduire vers la contemplation du beau et du vrai. L'emploi savant de figures rhétoriques sophistiquées, comme la métaphore filée, l'allégorie, l'hyperbole contrôlée et surtout l'épithète ornementale, révèle une esthétique de la magnificence qui vise à créer un style élevé, digne des sujets traités et capable de susciter l'admiration et l'élévation morale chez l'auditeur.
La conception pindarique de l'histoire et du temps révèle une philosophie de l'existence humaine d'une profondeur remarquable, articulée autour de la tension entre l'éphémère et l'éternel, entre l'individuel et l'universel. Pour Pindare, l'action humaine exemplaire, notamment la victoire athlétique célébrée dans ses odes, possède une dimension trans-temporelle qui la fait échapper à la fugacité ordinaire de l'existence mortelle. La gloire (kleos) authentique, acquise par l'excellence et consacrée par la poésie, confère une forme d'immortalité à ceux qui l'obtiennent, les inscrivant dans une mémoire collective qui traverse les générations. Cette conception de l'immortalité par la gloire s'accompagne d'une réflexion approfondie sur la nature du temps humain : Pindare distingue le temps chronologique (chronos), succession mécanique des instants, du temps qualitatif (kairos), moment privilégié où l'action humaine peut atteindre sa pleine signification. L'art du poète consiste précisément à identifier ces moments décisifs et à les fixer dans des compositions qui leur confèrent une permanence dépassant les circonstances particulières de leur genèse.
La morale pindarique, loin de se limiter à un code de conduite conventionnel, développe une éthique de l'excellence qui anticipe certains aspects de l'éthique aristotélicienne tout en conservant une dimension religieuse que ne possédera plus la philosophie classique. Le concept central d'arete (excellence, vertu) chez Pindare ne désigne pas seulement la conformité à des normes morales établies, mais l'actualisation optimale des potentialités humaines dans un cadre qui respecte l'ordre cosmique et honore les dieux. Cette excellence se manifeste selon des modalités diverses - courage guerrier, performance athlétique, sagesse politique, piété religieuse, générosité matérielle - mais possède toujours une dimension agonistique (compétitive) qui révèle l'influence de l'idéal aristocratique grec. Cependant, Pindare dépasse la simple apologie de la compétition pour développer une vision plus nuancée où l'excellence véritable implique la reconnaissance des limites humaines et le respect d'autrui. La notion de sophrosyne (sagesse pratique, modération) tempère ainsi l'ambition légitime et prévient les excès de l'orgueil. Cette synthèse entre ambition et modération, entre affirmation de soi et respect de l'ordre établi, constitue l'un des apports les plus originaux de l'éthique pindarique.
La question de la justice (dike) occupe une place privilégiée dans la réflexion morale de Pindare, révélant une conception théologique du droit qui influencera durablement la pensée politique occidentale. Pour Pindare, la justice n'est pas seulement un principe d'organisation sociale, mais une loi cosmique qui gouverne les relations entre mortels et immortels comme entre les hommes eux-mêmes. Cette justice divine se manifeste à travers le mécanisme de la rétribution : les actions excellentes sont récompensées, les fautes punies, selon un processus qui peut s'étendre au-delà de la vie individuelle pour affecter la descendance. Cette conception, qui évoque la doctrine du karma, s'accompagne d'une réflexion sur la responsabilité morale et la liberté humaine : l'homme n'est pas le jouet aveugle du destin, mais dispose d'une marge d'action qui lui permet d'influencer son sort par ses choix éthiques. Cependant, cette liberté s'exerce dans un cadre prédéterminé par les dieux et les conditions de naissance, ce qui confère à l'éthique pindarique une complexité tragique où l'effort vertueux ne garantit pas automatiquement le succès, mais demeure néanmoins un impératif catégorique.
L'anthropologie pindarique révèle une conception dualiste de l'être humain qui anticipe certains développements de la philosophie platonicienne tout en conservant des éléments archaïques liés à la conception homérique de l'âme. Pour Pindare, l'homme possède une dimension mortelle, liée au corps et aux nécessités matérielles, et une dimension potentiellement immortelle, liée à l'âme et susceptible de survie post-mortem. Cette anthropologie dualiste s'articule autour de la notion de psyche (âme) conçue comme principe vital et siège de la personnalité morale. Cependant, contrairement à la tradition homérique qui ne reconnaissait à l'âme qu'une existence fantomatique après la mort, Pindare développe une eschatologie sophistiquée où les âmes des justes accèdent à une béatitude éternelle tandis que les méchants subissent des châtiments appropriés à leurs fautes. Cette doctrine, qui évoque les mystères d'Éleusis et l'orphisme, introduit dans la pensée grecque une dimension sotériologique (relative au salut) qui influencera profondément le développement ultérieur de la philosophie morale.
La pédagogie pindarique, bien qu'elle ne soit jamais systématisée sous forme de traité, se dégage de l'ensemble de son œuvre comme une méthode originale d'éducation morale fondée sur l'exemple et l'émulation. Les odes de victoire fonctionnent en effet comme des instruments pédagogiques sophistiqués qui visent à transmettre les valeurs aristocratiques traditionnelles tout en les adaptant aux réalités politiques et sociales de l'époque. L'emploi constant du mythe comme vecteur d'enseignement révèle une conception de l'éducation qui privilégie l'impact émotionnel et imaginatif sur la démonstration rationnelle. Les récits mythologiques, soigneusement choisis et adaptés au contexte particulier de chaque ode, fonctionnent comme des paradigmes moraux qui illustrent les conséquences de l'excellence ou de la faute, offrant aux auditeurs des modèles d'identification positive ou négative. Cette pédagogie par l'exemple s'accompagne d'une rhétorique de la persuasion qui vise à susciter l'adhésion émotionnelle aux valeurs transmises plutôt qu'à démontrer leur validité logique.
L'esthétique pindarique soulève des problèmes théoriques considérables qui touchent aux fondements même de l'art et de la beauté. La complexité extrême de son style, caractérisée par l'obscurité (to skoteinos) voulue, pose la question des rapports entre forme et contenu, entre accessibilité et profondeur. Pindare semble délibérément cultiver une certaine hermétisme qui réserve la compréhension intégrale de ses œuvres à une élite cultivée, capable de décrypter les allusions mythologiques, les références historiques et les subtilités métriques. Cette esthétique élitiste entre en tension avec la fonction sociale de ses compositions, destinées à être exécutées en public lors de célébrations civiques. Comment concilier l'exigence d'excellence artistique avec l'impératif de communication collective ? Cette tension révèle une conception de l'art qui privilégie la verticalité (élévation vers le divin) sur l'horizontalité (communication humaine), faisant du poète un médiateur entre deux mondes plutôt qu'un simple artisan du langage. Ceci est peut-être à l'origine de l'obscurité que lui reprocheront ses détracteurs, comme nous l'évoquerons plus bas.
La question de l'authenticité soulève également des difficultés considérables dans l'interprétation de l'œuvre pindarique. Dans quelle mesure l'éloge des vainqueurs et de leurs cités reflète-t-il les convictions personnelles du poète ? Comment distinguer les éléments conventionnels, imposés par le genre épinique et les attentes du public, des innovations personnelles révélatrices de la pensée authentique de l'auteur ? Cette question se complique du fait que Pindare écrit sur commande pour des clients appartenant à des cités rivales et parfois ennemies, ce qui l'oblige à adapter son discours aux circonstances politiques particulières. L'analyse de ses odes révèle néanmoins une cohérence remarquable dans les valeurs défendues et les positions morales adoptées, suggérant l'existence d'un système de pensée personnel qui transcende les contraintes circonstancielles.
La réception de l'œuvre pindarique pose des problèmes herméneutiques spécifiques liés à l'évolution des contextes culturels et des horizons d'attente. Comment interpréter aujourd'hui une poésie si étroitement liée aux réalités socio-politiques de la Grèce archaïque ? Dans quelle mesure les valeurs aristocratiques défendues par Pindare peuvent-elles encore parler aux lecteurs contemporains ? Ces questions révèlent la difficulté fondamentale de toute approche des œuvres du passé : comment maintenir une lecture historiquement informée tout en permettant une actualisation du sens qui rende l'œuvre vivante pour les lecteurs d'aujourd'hui ?
Les continuateurs directs de Pindare dans l'Antiquité comprennent d'abord Bacchylide de Céos (vers 520-450 av. J.-C.), son contemporain et rival, qui développe un style épinique plus accessible tout en conservant la structure triadique et l'emploi du mythe. Simonide de Céos (vers 556-467 av. J.-C.), oncle de Bacchylide, partage avec Pindare une conception élevée de la poésie et une réflexion morale sur la condition humaine, bien qu'avec un pessimisme plus marqué.
Dans la philosophie, Platon hérite de la conception pindarique de l'inspiration poétique et de la théorie de l'âme, qu'il systématise dans sa métaphysique. Aristote reprend et développe la notion d'arete pindarique dans son Éthique à Nicomaque, bien qu'en l'intellectualisant davantage. Plutarque (vers 46-125 ap. J.-C.) s'inspire largement de l'éthique pindarique dans ses Vies parallèles et ses Œuvres morales.
À l'époque moderne, Pierre de Ronsard et la Pléiade française s'inspirent directement du modèle pindarique pour créer une poésie lyrique élevée. Friedrich Hölderlin développe une esthétique néo-pindarique dans ses hymnes tardifs, retrouvant la complexité structurelle et la dimension religieuse de son modèle antique. Les poètes romantiques anglais, particulièrement William Wordsworth et Percy Bysshe Shelley, reprennent la conception pindarique du poète-prophète et de l'inspiration divine.
Les opposants les plus notables de l'esthétique pindarique comprennent d'abord Aristophane, qui dans ses comédies raille l'obscurité et la prétention du style élevé, préfigurant la critique de l'hermétisme poétique. Callimaque (vers 305-240 av. J.-C.) et les poètes alexandrins développent une esthétique opposée, privilégiant la clarté, la brièveté et l'érudition technique contre la grandiloquence pindarique.
Dans la philosophie morale, les Cyniques, particulièrement Diogène de Sinope, rejettent radicalement les valeurs aristocratiques pindariques, prônant un égalitarisme radical et la critique des conventions sociales. Les Stoïciens tardifs, bien qu'héritant partiellement de l'éthique pindarique, développent une morale plus universaliste qui s'oppose à l'élitisme aristocratique.
À l'époque moderne, les tenants du classicisme français (Boileau, Racine) critiquent l'irrégularité formelle et l'obscurité pindariques, lui préférant la clarté cartésienne et l'ordre classique. Voltaire attaque directement l'obscurité pindarique et son aristocratisme dans ses écrits critiques. Les philosophes des Lumières rejettent généralement la conception théocratique de l'ordre social défendue par Pindare, lui opposant les valeurs démocratiques et égalitaires.