Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Quelques recherches sur la philosophie se faisant ! ABONNEZ-VOUS A LA NEWSLETTER pour nous soutenir 1530 abonnées

La Philosophie à Paris

LITTERATURE / Steampunk

LITTERATURE / Steampunk

ON DIT SOUVENT QUIL EST DE CERTAINS LIVRES comme de certaines rencontres. Des romans nous marquent et restent avec nous sans que l’on sache jamais trop pourquoi ni comment. J’en sais quelque chose. En effet, j’ai toujours le souvenir exact de ce que j’avais ressenti en découvrant La Lune seule le sait dans le rayon des nouveautés d’une librairie.

Je me souviens de la curiosité provoquée par la couverture, de l’intérêt vif suscité par le texte au verso. Surtout, je me rappelle un sentiment que je n’ai éprouvé que devant une poignée de livres : la conviction immédiate que ce texte avait été écrit pour moi.

Je suis persuadé que vous savez de quoi je parle : l’impression diffuse et troublante que, par une étrange alchimie, par une puissance magique que l’on appelle parfois talent, l’auteur avait eu accès à mes banques de données mémorielles privées afin d’écrire le roman qui répondait à mes attentes les plus vives.

J’ai adoré la lecture de La Lune seule le sait, j’ai trépigné durant l’attente de ses suites et maintenant que j’ai l’occasion d’écrire la préface de cette édition intégrale, je suis heureux de pouvoir fixer sur le papier ce que j’ai déjà eu l’occasion de dire de vive voix à cette personne adorable qu’est Johan Heliot : merci.

Avec son premier roman publié, Johan Heliot réussissait brillamment un tour de force qui allait faire parler de lui dans le milieu de la science-fiction francophone. Il n’était jusqu’alors qu’un jeune auteur, dont on lisait les nouvelles en attendant de voir ce qu’il parviendrait à faire s’il s’attaquait à la forme longue. Et voilà qu’il semblait inventer le steampunk francophone, devenait dans la foulée un spécialiste du genre et osait s’emparer de l’immense figure tutélaire qu’est Jules Verne pour en faire un improbable héros. Certains pointaient des défauts de jeunesse du roman, mais ne pouvaient s’empêcher de reconnaître son originalité profonde et ses qualités redoutables. L’année suivante, en 2001, il recevait le prix Rosny aîné.

Et pourtant… Il faut vous le dire : Johan Heliot ne connaissait pas le terme steampunk quand il a écrit La Lune seule le sait. Cela peut sembler incroyable. Jamais je ne l’aurais imaginé alors. Et Johan Heliot de reconnaître aujourd’hui encore, avec une humilité souriante, qu’en fait non, il n’en était rien.

Il avait fait du steampunk par hasard.

Une fois de plus dans l’histoire du steampunk, le hasard avait vraiment bien fait les choses. Jugez-en en revenant quelques années en arrière pour brosser rapidement l’histoire du genre. La mécanique steampunk démarre lentement en 1975, aux États-Unis, quand trois jeunes auteurs californiens sont engagés afin d’écrire une série de romans racontant diverses apparitions du roi Arthur au fil de l’histoire contemporaine. Le projet les emballe : on a beau être jeune et plein d’énergie, avoir l’assurance d’être payé a de quoi motiver n’importe quel auteur débutant ! K.W. Jeter, James Blaylock et Tim Powers se mettent assidûment au travail. Cela ne dure qu’un temps, parce que la collection est rapidement enterrée avant même que le premier volume ne soit publié. Que pouvaient-ils faire ? Rester avec leurs manuscrits sur les bras ? Passer à autre chose ? Avec vigueur, les trois camarades reprennent leurs textes, les corrigent et y incorporent leurs délires d’étudiant, leurs lectures et leur plaisir d’écrire… qui finissent cette fois par être publiés. Cela donne successivement Morlock Night de K.W. Jeter en 1979 (inédit en France), Les Voies d’Anubis de Tim Powers en 1983 et Homunculus de James Blaylock en 1986. Trois carrières sont lancées.

Leurs romans sont trépidants. Le rythme y est souvent effréné, les péripéties incroyables, et ils sont bourrés d’humour. Dans la tradition du roman feuilleton, les auteurs embarquent le lecteur avec un souci affirmé de l’amuser et de le distraire. Ce ne sont certes pas les premières fictions victoriennes mâtinées de science-fiction à paraître. Mais pour des raisons impalpables, celles-là vont marquer les esprits.

Souvenons-nous, ce n’est quand même pas si lointain, que ces années sont celles d’un cyberpunk conquérant, exigeant, polémique et politiquement radical. Une science-fiction de l’extrême modernité qui explorait les rapports tumultueux de l’homme et de la machine à l’époque de l’information numérique, de la découverte d’un âge numérique âpre et inquiétant. On peut comprendre comment les livres de notre trio surprenaient et détonnaient dans ce contexte. Dans le numéro d’avril 1987, le magazine américain Locus publie une lettre de K.W. Jeter qui explique que « les fantaisies victoriennes vont être le prochain truc à la mode, du moment que nous parvenons à trouver un terme collectif adéquat […]. Quelque chose basé sur la technologie propre à la période, comme “steampunk” peut-être… »

Et voilà qu’un nom est donné. Un nom qui claque comme un pied de nez au cyberpunk. Un nom qui va rester alors qu’il ne sera jamais réellement défini ni expliqué. Parce que si le steampunk venait d’être nommé, il lui restait encore à naître.

Pendant un temps, on a pu croire que le steampunk ne reposait que sur une variation mélangeant uchronie et science-fiction. Comme l’écrivait Douglas Fetherling « le steampunk s’efforce d’imaginer jusqu’à quel point le passé aurait pu être différent si le futur était arrivé plus tôt. » Il s’agit du steampunk du superbe roman écrit à quatre mains par Bruce Sterling et William Gibson La Machine à différences, en 1990, qui explore une Angleterre uchronique, où la machine de Charles Babbage a bel et bien été construite, faisant faire un bond extraordinaire à la technologie et par extension à l’Empire britannique. Le livre explore les conséquences politiques, sociales, économiques d’un tel événement. La construction uchronique frappe par sa complexité et sa cohérence, mais se visite comme une cathédrale, magnifique et pourtant un peu froide.

Rester sur cette première définition serait nous cantonner au territoire de l’uchronie, limitant de facto le steampunk à la vapeur de son nom et négligeant le mauvais garçon qui sommeille en lui. Il ne demande qu’à se réveiller pour pousser à l’extrême la logique uchronique : le goût pour la citation.

Le steampunk ne cite pas seulement l’Histoire, il cite les histoires. Il fabrique de la fiction à partir de fictions antérieures qu’il visite, évoque, réécrit. En cela il s’éloigne définitivement du genre de l’uchronie pour acquérir ici même la spécificité qui fait son originalité. Lire du steampunk revient à visiter des souvenirs de lectures passées, en compagnie d’un auteur qui nous sert de guide. Par exemple, les personnages principaux de la bande dessinée La Ligue des gentlemen extraordinaires d’Alan Moore et Kevin O’Neill sont le capitaine Nemo, Allan Quatermain, le docteur Henry Jekyll. Ils affrontent la guerre des mondes et les complots de l’infâme Fu Manchu. Ils promènent leurs aventures entre les lignes des romans de H.G. Wells, de Burroughs et bien sûr de Jules Verne.

Le steampunk a développé au fil des œuvres une esthétique forte, immédiatement reconnaissable, faite de machines gigantesques, de dirigeables et de rouages. Son cadre est souvent victorien. Ses personnages sont généralement des types littéraires, l’aventurier, l’agent secret, le mécanicien, etc. Son ouverture à toutes les fictions le pousse aussi bien du côté de la fantasy urbaine que du merveilleux, du weird west américain que du roman policier, du fantastique que de la science-fiction. En un mot, le steampunk est moins un genre que la croisée des genres.

La naissance du steampunk francophone est une bonne illustration de ce processus. Il est intimement lié à une toute jeune maison d’édition : Mnémos, qui publie, dans un tir groupé assez remarquable, de nombreux premiers romans d’auteurs qui proviennent pour nombre d’entre eux du monde du jeu de rôle. Citons pour mémoire Mathieu Gaborit et son Bohème en 1997, ou encore David Calvo et Délius, une chanson d’été. En 1999, le mot « steampunk » occupe même une large part de la couverture des Confessions d’un automate mangeur d’opium de Fabrice Colin et Mathieu Gaborit. Chez d’autres éditeurs, nous croisons Hervé Jubert qui commence le cycle de « La Bibliothèque noire » en 1998 avec Le Roi sans visage. En 1999, le Fleuve Noir publie L’Équilibre des paradoxes de Michel Pagel, précisant en quatrième de couverture, avec un sens du raccourci commercial qui prête à sourire aujourd’hui, qu’il s’agit du « premier grand roman steampunk écrit par un Français. » La même année Daniel Riche dirige, toujours au Fleuve Noir, une anthologie de nouvelles du genre, Futurs antérieurs.

Le steampunk francophone est né au tournant de l’année 2000, au moment où nous attendions que les bugs informatiques s’attaquent à nos machines et que nous constations, un peu tristes, que les voitures volantes n’étaient pas près de décoller. La France steampunk a su presque immédiatement trouver une voie originale en explorant son propre imaginaire. Là où l’anglo-saxon se fixe sur un imaginaire victorien, le francophone s’empare de la Belle Époque, des boulevards haussmanniens, de l’Art nouveau et des Brigades du Tigre. Il se fixe à un moment charnière de notre histoire, bien avant les bains de sang des deux Guerres mondiales, alors que notre modernité est en train de prendre forme dans un bouillonnement artistique, social et politique dense et complexe.

Pourtant à considérer ces titres, qui n’ont pas perdu leur charme ni ne déméritent dans l’œuvre de leurs auteurs, force est de constater qu’aucun n’a eu le retentissement de celui de Johan Heliot. Est-ce injuste ? Oui, assurément. Mais le roman d’Heliot comportait un petit quelque chose en plus qui à mes yeux fait la différence : Jules Verne.

Mince. Vous le savez déjà mais je ne peux résister au plaisir de l’écrire : Victor Hugo envoie Jules Verne sur la Lune pour sauver Louise Michel prisonnière des geôles sélénites.

Tout y est. Le jeu sur la littérature. Le récit d’aventure. Le cadre rétro-futuriste. Le mélange entre uchronie et science-fiction. Du pur steampunk.

L’uchronie surgit dès les premières pages, avec l’évocation de l’arrivée d’un navire extra-terrestre faisant « irruption dans le ciel de Paris, ce mois de mai 1889, clôturant à sa drôle de manière l’Exposition universelle et volant la vedette à la première-née des tours de monsieur Eiffel. » Les Ishkiss, des créatures insectoïdes aux mystérieuses visées, s’allient avec Napoléon III, le laissant devenir un empereur fou plus vraiment humain. La résistance s’organise autour de Victor Hugo. Il faut sauver Louise Michel.

Tordons dès à présent le cou aux critiques qui ont tenté de faire du roman ce qu’il n’est pas : un manifeste politique – on ne touche pas impunément à Louise Michel ! Si la sensibilité humaniste et politique de Johan Heliot ne fait pas de doute à ceux qui le lisent, c’est un contresens de faire de son texte un brûlot pour le moins marxiste ou libertaire.

Johan Heliot parvient à bâtir un monde qu’il déploie sous nos yeux à mesure que Jules Verne le découvre. Nous sommes en train de faire un voyage extraordinaire de plus et on sent l’auteur heureux de nous prendre à bord. L’étrangeté steampunk s’y déploie à merveille, alliant la surprise visuelle à la lecture critique de l’histoire, le sens du récit à l’hommage. On pense parfois à René Réouven, on est conquis.

Puis vint le moment d’envisager une suite. La Lune n’est pas pour nous paraît en 1993 et Johan Heliot quitte le steampunk du XIXe siècle pour entrer dans un univers rétro-futuriste plus moderne. Il passe d’un littérateur à l’autre, quitte Jules Verne pour Léo Malet. On sent à sa lecture que l’auteur a mûri. Il prend un risque en choisissant de s’éloigner de l’univers connu de La Lune seule le sait, de le faire vieillir pour nous plonger dans les années 1930 : cinquante ans après les événements du premier roman, nous retrouvons une humanité divisée entre une utopie libertaire sur la Lune et un Reich triomphant sur Terre.

On pense à Philip K. Dick et à son Maître du Haut Château pour l’uchronie nazie, à Robert Heinlein et à sa Révolte sur la Lune pour l’utopie libertaire. On croise Albert Londres, Blum, Jaurès, toute la clique du IIIe Reich dans une course contre la montre pour sauver l’humanité d’elle-même. Le cinéma fait son apparition, avec Gabin, Carrette, Fresnay. Je pourrais poursuivre la liste dans un inventaire à la Prévert, mais pourquoi vous priver du plaisir du jeu de la référence ? Soyez par conséquent attentif, le clin d’œil est parfois rapide ! Dans les deux derniers romans de la trilogie, Johan Heliot pousse à son paroxysme le principe de la citation, jouant sur tous les registres quelle lui offre. La référence est tour à tour explicite et allusive, parfois gratuite, souvent pertinente. L’univers de la Trilogie de la Lune est ainsi constitué d’artistes et de personnages de fiction qui apparaissent et disparaissent au fil des péripéties, dans une sarabande joyeuse et ludique.

Écrivain de science-fiction, Johan Heliot maîtrise tout son petit monde. L’uchronie fonctionne sans être parfaitement rigoureuse. On s’en moque : le steampunk nous a appris que le sens de l’aventure, le sense of wonder, prime sur l’architecture souterraine du récit. Celui-ci est enlevé, plein d’humour et de rythme. Il gomme les défauts de jeunesse de La Lune seule le sait en étant moins explicatif et plus nuancé dans ses considérations politiques. Avec ce roman, Johan Heliot s’inscrit à mes yeux dans la lignée de nos grands littérateurs feuilletonistes.

C’est peut-être cette qualité qui explose le plus à la lecture de La Lune n’est pas pour nous. Johan Heliot est un écrivain populaire, pour qui le rocambolesque n’est en rien péjoratif, pour qui être écrivain, c’est savoir travailler la langue pour raconter une histoire. En plus, il a du style, quitte à aller jusqu’au jeu de mots le plus baroque. Mais peut-on en attendre moins de celui qui n’allait pas tarder à se dissimuler avec Xavier Mauméjean derrière le pseudonyme de Luc Dutour pour écrire des nouvelles steampunk aussi iconoclastes que monstrueusement drôles ?

L’histoire uchronique se poursuit encore avec La Lune vous salue bien en 2007, clôturant de belle manière la trilogie. Nous faisons un bond supplémentaire dans le futur pour atteindre les années 1950.

Vous le verrez, après la période nazie, le récit se fait plus léger. Nous retrouvons cette fois encore les personnages historiques ou fictifs de l’époque concernée, avec un humour emportant les références culturelles. D’ailleurs, dans ce dernier volume, Johan Heliot se déchaîne dans un feu d’artifice référentiel et déjanté. Boris Vian s’enfonce au cœur des ténèbres à la recherche de l’insaisissable Rommel. Son bateau s’appelle – forcément – L’Apocalypse maintenant ! Et comme de l’Afrique aux États-Unis, il n’y a qu’un pas, suivons Vian alors qu’il mène l’enquête. Il finit nécessairement par rencontrer les avatars des auteurs de science-fiction de l’Âge d’or, le commandant Bob, Robert Ceylan, et les membres du clan Campbell.

Est-ce encore du steampunk ? Non, bien sûr. Le cadre historique nous en éloigne beaucoup trop. Heureusement, un autre mot-valise est là pour nous aider : disons que cette uchronie référentielle déviante est du dieselpunk. Un récit rétro-futuriste qui se nourrit de l’imaginaire de l’Après-guerre.

La Trilogie de la Lune est maintenant achevée. Johan Heliot l’a promis. Il n’y en aura pas d’autre ! Bien sûr, le lecteur est libre d’espérer qu’un jour lointain notre auteur décide de revenir se promener du côté des fictions des années 1970.

Bâtisseur infatigable d’univers, Johan Heliot regarde pour l’instant ailleurs.

Pourtant notre époque aurait bien besoin d’un peu plus d’utopie libertaire sélénite.

Demandons à la Lune ce qu’elle en pense.

Elle seule le sait.

 

Étienne Barillier

Mars 2011

Préface à La trilogie de la Lune de Johan Heliiot (un nom prédestiné)

 
LITTERATURE / Steampunk
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article