8 Octobre 2025
Les pesticides néonicotinoïdes, introduits dans les années 1990 et devenus les insecticides les plus utilisés au monde, exercent un impact dévastateur sur les populations d’insectes en agissant à la fois comme neurotoxiques directs et comme perturbateurs subtils des fonctions biologiques essentielles. Ces molécules, dont les plus connues sont l’imidaclopride, le thiaméthoxame et la clothianidine, ciblent spécifiquement les récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine – un neurotransmetteur clé du système nerveux central des insectes. Contrairement aux pesticides traditionnels qui tuent par contact, les néonicotinoïdes sont systémiques : ils sont absorbés par les racines des plantes traitées et se diffusent dans tous leurs tissus à savoir feuilles, nectar et même pollen, rendant chaque partie de la plante toxique pour les insectes qui s’en nourrissent. Leur persistance dans l’environnement avec des demi-vies pouvant atteindre 1 000 jours dans les sols, et leur solubilité dans l’eau qui permet leur diffusion dans les cours d’eau et les nappes phréatiques, en font une menace durable, bien au-delà des zones traitées.
L’impact le plus documenté concerne les abeilles domestiques et sauvages, dont les populations déclinent à un rythme alarmant. Les néonicotinoïdes perturbent leur capacité cognitive : des études en conditions réelles, comme celle publiée dans Science en 2017 par l’équipe de Ben Woodcock, montrent que l’exposition à des doses sublétales, au sens où elles ne provoquent pas une mort immédiate, altère la mémoire spatiale des abeilles, les empêchant de retrouver leur ruche après butinage. Une expérience menée par l’INRAE en France a révélé que les abeilles exposées à l’imidaclopride présentaient une réduction de 30 % de leur taux de retour, avec des conséquences directes sur la survie des colonies. Ces insecticides affectent également le comportement social des abeilles : les ouvrières exposées communiquent moins efficacement par la danse, mécanisme clé pour indiquer les sources de nourriture, et les reines voient leur fécondité diminuer, avec une réduction de 20 à 30 % de la ponte après exposition. Les bourdons, autres pollinisateurs cruciaux, subissent des effets encore plus marqués : une étude de l’Université de Stirling (2012) a démontré que les colonies exposées au thiaméthoxame produisaient 85 % de reines en moins, compromettant leur reproduction et leur survie hivernale.
Au-delà des pollinisateurs, les néonicotinoïdes déciment les insectes aquatiques, souvent négligés mais essentiels aux chaînes trophiques. Ces molécules, lessivées par les pluies, contaminent les cours d’eau où elles atteignent des concentrations 10 à 100 fois supérieures aux seuils considérés comme sûrs pour les écosystèmes aquatiques. Une méta-analyse publiée dans PLoS ONE (2014) a montré que les larves d’éphémères, de libellules et de trichoptères (indicateurs de la qualité de l’eau) présentaient des taux de mortalité jusqu’à 70 % plus élevés dans les zones agricoles traitées. Les effets en cascade sont dramatiques : la disparition de ces insectes prive les poissons et les oiseaux insectivores d’une source alimentaire majeure. En Allemagne, la perte de 75 % de la biomasse d’insectes volants en 27 ans (étude de 2017 dans PLoS Biology), partiellement attribuable aux néonicotinoïdes, a coïncidé avec le déclin de 15 % des oiseaux des champs, comme l’alouette des champs ou la pie-grièche écorcheur.
Les insectes du sol, souvent ignorés mais vitaux pour la fertilité des écosystèmes, sont également gravement touchés. Les vers de terre, les collemboles et les carabes (qui régulent les populations de ravageurs) voient leurs populations chuter sous l’effet de ces neurotoxiques. Une étude néerlandaise (2015) a révélé que les sols traités aux néonicotinoïdes présentaient 40 % de moins d’invertébrés décomposeurs, ralentissant la cyclisation des nutriments et appauvrissant la structure des sols. Les conséquences agronomiques sont paradoxales : à long terme, ces pesticides réduisent la résilience naturelle des agrosystèmes, augmentant la dépendance des agriculteurs aux intrants chimiques.
Les effets sublétaux – ceux qui n’entraînent pas la mort immédiate mais altèrent les fonctions vitales – sont particulièrement insidieux. Chez les papillons, comme le monarchique, les néonicotinoïdes réduisent la capacité migratoire en perturbant leur boussole interne magnétique. Les coccinelles, prédateurs naturels des pucerons, voient leur taux de prédation chuter de 50 % après exposition, selon une étude de l’Université de Guelph (2018). Même les insectes non ciblés, comme les syrphes, ces mouches pollinisatrices, subissent des défauts de développement : leurs larves exposées à de faibles doses présentent des malformations des pièces buccales, les empêchant de se nourrir normalement.
Face à ces constats, plusieurs pays ont pris des mesures : l’Union européenne a interdit en 2018 trois néonicotinoïdes qui sont le clothianidine, l'imidaclopride et le thiaméthoxame pour les cultures en plein champ, suivie par le Canada en 2021. Cependant, des dérogations persistent, et ces molécules restent autorisées dans de nombreux pays, dont les États-Unis et le Brésil. Les alternatives, comme les pesticides à base de sulfoxaflor, autrement dit une nouvelle génération de néonicotinoïdes, ou les pyrethrinoïdes, ne sont pas sans risques : certaines présentent une toxicité similaire pour les abeilles, tandis que d’autres favorisent l’émergence de résistances chez les ravageurs. La solution la plus prometteuse réside dans les méthodes agroécologiques telles que la rotation des cultures, les haies florales et la lutte biologique, qui réduisent le recours aux insecticides tout en restaurant les populations d’insectes bénéfiques. En Suisse, des fermes ayant adopté ces pratiques ont observé un retour de 60 % des espèces d’abeilles sauvages en cinq ans, prouvant que la transition est possible.
L’impact des néonicotinoïdes dépasse ainsi largement le cadre des cultures traitées : en perturbant les réseaux trophiques, en appauvrissant la diversité génétique des populations et en altérant les services écosystémiques comme la pollinisation, la décomposition et la régulation des ravageurs, ils contribuent à l’effondrement silencieux des insectes – un phénomène dont les conséquences, bien que moins visibles que la disparition des grands mammifères, pourraient s’avérer bien plus profondes pour le fonctionnement des écosystèmes et la sécurité alimentaire mondiale.