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La Garenne de philosophie

BIODIVERSITE / Quels sont les effets de la chute de la biodiversité sur les écosystèmes ?

La chute de biodiversité représente l’une des crises écologiques les plus graves de notre époque, avec des répercussions profondes et souvent irréversibles sur le fonctionnement des écosystèmes. La biodiversité, qui désigne la variété du vivant à toutes ses échelles – des gènes aux espèces, en passant par les habitats et les processus écologiques –, joue un rôle fondamental dans la stabilité, la productivité et la résilience des milieux naturels. Lorsqu’elle diminue, ce ne sont pas seulement des espèces qui disparaissent, mais ce sont aussi des fonctions écologiques essentielles qui se dégradent, entraînant des déséquilibres en cascade. Ces perturbations affectent la qualité des sols, la régulation du climat, la pollinisation, la purification de l’eau, la décomposition de la matière organique, et même la capacité des écosystèmes à résister aux maladies ou aux invasions d’espèces exotiques. Pour comprendre l’ampleur de ces effets, il est nécessaire d’analyser les mécanismes par lesquels la biodiversité maintient les écosystèmes, puis d’examiner les conséquences de son appauvrissement, en s’appuyant sur des études scientifiques et des exemples concrets.

Un écosystème en bonne santé repose sur une complémentarité fonctionnelle entre les espèces, c’est-à-dire que chaque organisme, qu’il soit producteur (comme les plantes), consommateur (comme les herbivores ou les prédateurs) ou décomposeur (comme les champignons et les bactéries), contribue à des processus écologiques spécifiques. Par exemple, les espèces ingénieures, telles que les castors ou les vers de terre, modifient physiquement leur environnement : les castors créent des zones humides en construisant des barrages, ce qui favorise la biodiversité aquatique et terrestre, tandis que les vers de terre aèrent les sols et recyclent les nutriments. Lorsque ces espèces disparaissent, les fonctions qu’elles assurent s’effondrent, entraînant une simplification des écosystèmes. Une étude publiée dans Nature en 2012 a montré que la disparition des grands herbivores, comme les éléphants ou les hippopotames, en Afrique subsaharienne a conduit à une prolifération de végétaux ligneux, arbustes et petits arbres, modifiant la structure des savanes et réduisant la diversité des herbacées, ce qui affecte en retour les populations d’ongulés et de prédateurs. De même, la diminution des prédateurs supérieurs, comme les loups ou les requins, provoque des effets en cascade connus sous le nom de cascades trophiques. Dans le parc national de Yellowstone, aux États-Unis, la réintroduction du loup dans les années 1990 a permis de réguler les populations de cerfs, évitant ainsi la surconsommation des jeunes pousses d’arbres comme les saules et les peupliers, ce qui a à son tour stabilisé les berges des rivières et favorisé le retour des castors. À l’inverse, lorsque les prédateurs disparaissent, les herbivores pullulent, dégradant la végétation et appauvrissant les sols.

La résilience écologique, c’est-à-dire la capacité d’un écosystème à absorber des perturbations, comme les incendies, les inondations ou les maladies, et à se rétablir, dépend directement de sa diversité biologique. Un milieu riche en espèces dispose d’une plus grande redondance fonctionnelle, ce qui signifie que si une espèce disparaît, une autre peut prendre le relais et maintenir les processus écologiques. Par exemple, dans les forêts tropicales, où des centaines d’espèces d’arbres coexistent, la perte de quelques-unes n’affecte pas immédiatement la productivité globale, car d’autres espèces compensent. En revanche, dans les monocultures ou les écosystèmes appauvris, comme les plantations de palmiers à huile en Indonésie, la disparition d’une seule espèce de pollinisateur peut entraîner un effondrement des rendements. Une méta-analyse publiée dans Science en 2018 a démontré que les écosystèmes les plus diversifiés sont jusqu’à 50 % plus résilients face aux changements climatiques que ceux qui sont appauvris. La chute de la biodiversité réduit donc la capacité des milieux naturels à s’adapter, les rendant plus vulnérables aux stress environnementaux. Cela se manifeste notamment par une augmentation des maladies : dans les forêts où la diversité des arbres diminue, les pathogènes comme les champignons ou les insectes ravageurs se propagent plus facilement, car les espèces résistantes ont disparu. En Europe, l’épidémie de chalarose du frêne, un champignon introduit accidentellement, a décimé plus de 90 % des frênes dans certaines régions, en partie parce que les forêts monospécifiques (composées majoritairement de frênes) manquaient de diversité génétique pour résister.

Un autre effet majeur de la chute de biodiversité est la dérégulation des cycles biogéochimiques, c’est-à-dire les processus naturels de circulation des éléments comme le carbone, l’azote ou le phosphore. Les espèces jouent un rôle clé dans ces cycles : les plantes captent le CO₂ atmosphérique, les micro-organismes du sol décomposent la matière organique et libèrent des nutriments, tandis que les animaux, en se nourrissant et en excrétant, redistribuent ces éléments dans l’écosystème. Lorsque la biodiversité diminue, ces cycles sont perturbés. Par exemple, la disparition des lombrics (vers de terre) dans les sols agricoles intensifs réduit la décomposition de la matière organique, ce qui entraîne une accumulation de déchets végétaux et une baisse de la fertilité. De même, dans les océans, la surpêche des grands poissons prédateurs a conduit à une prolifération de méduses, qui consomment le plancton et perturbent le cycle du carbone marin. Une étude de l’Institut Max Planck en 2020 a montré que la réduction de la diversité des poissons dans les récifs coralliens diminue de 30 % l’efficacité du recyclage de l’azote, un nutriment essentiel pour les algues symbiotiques des coraux. Sans ces algues, les coraux blanchissent et meurent, accélérant l’effondrement des récifs.

Les services écosystémiques, c’est-à-dire les bénéfices que les humains tirent directement ou indirectement des écosystèmes, sont également gravement affectés par la chute de biodiversité. Parmi ces services, on compte la pollinisation des cultures, la filtration de l’eau, la régulation du climat, ou encore la production de médicaments. La disparition des pollinisateurs, comme les abeilles ou les syrphes, menace directement l’agriculture : selon la FAO, 75 % des cultures mondiales dépendent, au moins en partie, de la pollinisation animale. En Chine, où les abeilles ont presque disparu dans certaines régions à cause des pesticides, des agriculteurs doivent polliniser manuellement les vergers de pommiers et de poiriers, une méthode 10 fois moins efficace et bien plus coûteuse. De même, la dégradation des zones humides, riches en biodiversité, réduit leur capacité à filtrer les polluants et à réguler les crues. Aux États-Unis, la disparition de 50 % des zones humides depuis le XVIIIe siècle a aggravé les inondations, comme celles du Mississippi en 1993, qui ont coûté plus de 20 milliards de dollars. Enfin, la biodiversité est une source inestimable de molécules médicinales : plus de 50 % des médicaments actuels sont dérivés de composés naturels, comme la quinine (contre le paludisme, extraite de l’écorce de quinquina) ou les antibiotiques (comme la pénicilline, issue d’un champignon). La disparition d’espèces avant même qu’elles ne soient étudiées prive l’humanité de potentiels remèdes futurs.

Un aspect souvent sous-estimé de la chute de biodiversité est son impact sur la stabilité microbienne, essentielle pour la santé des sols et des organismes. Les sols abritent des milliards de bactéries, de champignons et d’archées qui décomposent la matière organique, fixent l’azote et protègent les plantes contre les pathogènes. Lorsque la diversité de ces micro-organismes diminue, comme c’est le cas dans les champs traités aux pesticides, les sols deviennent moins fertiles et plus sensibles à l’érosion. Une étude de l’Université du Colorado (2019) a montré que les sols agricoles appauvris en micro-organismes perdent jusqu’à 40 % de leur capacité à retenir l’eau, ce qui aggrave les sécheresses. De même, dans l’intestin humain, la réduction de la diversité du microbiote est associée à des maladies comme l’obésité ou les troubles auto-immuns. Ce parallèle illustre bien que la biodiversité n’est pas seulement une question de conservation de la nature, mais aussi de santé publique et de sécurité alimentaire.

Les effets synergiques entre la chute de biodiversité et d’autres crises environnementales, comme le changement climatique ou la pollution, aggravent encore la situation. Par exemple, les récifs coralliens, qui abritent 25 % de la biodiversité marine, sont menacés à la fois par le réchauffement des océans (qui provoque leur blanchissement), par l’acidification (due à l’absorption de CO₂) et par la surpêche. Lorsque les coraux meurent, ce sont des milliers d’espèces de poissons, de crustacés et de mollusques qui perdent leur habitat, ce qui affecte en retour les pêches côtières et la protection des littoraux contre les tempêtes. De même, en Amazonie, la fragmentation des forêts (due à la déforestation) et les incendies (favorisés par la sécheresse) créent un cercle vicieux : moins il y a d’arbres, moins il y a de pluie, ce qui assèche encore plus la forêt et accélère sa transformation en savane. Une étude publiée dans Science Advances en 2021 a calculé que l’Amazonie pourrait atteindre un point de bascule d’ici 2035, au-delà duquel elle ne pourra plus se régénérer, avec des conséquences catastrophiques pour le climat mondial (le bassin amazonien stocke 150 à 200 milliards de tonnes de carbone).

La chute de biodiversité a des conséquences culturelles et spirituelles souvent négligées. De nombreuses communautés autochtones, comme les Yanomami en Amazonie ou les Inuits dans l’Arctique, dépendent de la diversité biologique pour leur subsistance, leurs médicaments traditionnels et leur identité. La disparition d’espèces emblématiques, comme le caribou au Canada ou le tigre en Asie, affecte aussi les récits, les croyances et les pratiques ancestrales. En Inde, la disparition des vautours (à cause d’un anti-inflammatoire vétérinaire, le diclofénac) a non seulement perturbé les écosystèmes en laissant les cadavres d’animaux se décomposer, mais elle a aussi bouleversé les rituels funéraires des Parsis, qui exposent leurs morts aux vautours dans des « tours du silence ». Ces exemples montrent que la biodiversité n’est pas seulement une question écologique, mais aussi une dimension fondamentale du patrimoine humain.

La chute de biodiversité n’est pas un phénomène isolé, mais un processus systémique qui altère les fondements mêmes des écosystèmes. Ses effets se répercutent sur la productivité agricole, la qualité de l’eau, la régulation du climat, la santé humaine et la stabilité économique. Les solutions existent – protection des habitats, restauration écologique, réduction des pollutions, agriculture durable – mais elles nécessitent une action coordonnée et urgente à l’échelle mondiale. Comme le soulignait le biologiste Edward O. Wilson, « détruire la biodiversité, c’est scier la branche sur laquelle l’humanité est assise ». Les choix que nous ferons dans les prochaines décennies détermineront si les écosystèmes pourront continuer à nous soutenir, ou si nous devrons faire face à un monde appauvri, instable et bien plus hostile

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