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La Garenne de philosophie

BIODIVERSITE / Comment la chute de la biodiversité affecte-t-elle les humains ?

La diminution progressive de la diversité biologique ne constitue pas une menace abstraite ou lointaine, mais un phénomène aux conséquences tangibles et immédiates pour les sociétés humaines, touchant à la fois la santé, l’économie, la sécurité alimentaire et même la stabilité sociale. Les écosystèmes, dans leur complexité, fournissent ce que les écologues appellent des services écosystémiques – des processus naturels dont dépendent directement ou indirectement les activités humaines. Lorsqu’une espèce disparaît ou que sa population décline, ce ne sont pas seulement des équilibres naturels qui sont perturbés, mais aussi des mécanismes essentiels à notre survie. Par exemple, la pollinisation des cultures, assurée à 75 % par des insectes comme les abeilles, les bourdons ou les papillons, est un service dont la valeur économique annuelle est estimée entre 235 et 577 milliards de dollars selon l’IPBES (2016). Or, en Europe et en Amérique du Nord, les populations d’abeilles domestiques ont chuté de 30 à 50 % depuis les années 2000 en raison des pesticides (notamment les néonicotinoïdes), de la destruction des habitats et des pathogènes comme le Varroa destructor, un acarien parasite. Cette disparition force déjà certains agriculteurs, comme dans la province chinoise du Sichuan, à recourir à une pollinisation manuelle, une méthode 10 fois moins efficace et économiquement insoutenable à grande échelle. Si cette tendance se poursuit, les rendements des cultures dépendantes des pollinisateurs – parmi lesquelles figurent des aliments de base comme les fruits, les noix, le café et le cacao – pourraient chuter de 20 à 90 % d’ici 2050, selon les projections de la FAO. Une telle baisse aurait des répercussions en chaîne : pénuries alimentaires, hausse des prix, instabilité des marchés et exacerbation des inégalités, les populations les plus pauvres étant les premières touchées.

Au-delà de l’agriculture, la biodiversité joue un rôle crucial dans la régulation des maladies, un domaine où son déclin a des conséquences directes sur la santé humaine. Les écosystèmes riches en espèces agissent comme un rempart contre la propagation des pathogènes, un phénomène connu sous le nom d’effet de dilution. Par exemple, dans les forêts tropicales, une grande diversité de rongeurs et d’autres mammifères limite la transmission de maladies comme la fièvre de Lassa ou le hantavirus, car les pathogènes circulent entre de multiples hôtes sans se concentrer sur une seule espèce. En revanche, lorsque la biodiversité diminue – par exemple à cause de la déforestation ou de la fragmentation des habitats –, les espèces généralistes et résistantes, comme certains rongeurs, prolifèrent et deviennent des réservoirs de maladies. C’est ce qui s’est produit en Amérique du Sud, où la déforestation de l’Amazonie a favorisé l’expansion des moustiques vecteurs de la malaria et de la dengue, ou en Afrique de l’Ouest, où la réduction des prédateurs naturels a augmenté les populations de rongeurs porteurs du virus Ebola. Une étude publiée dans Nature en 2020 a établi un lien direct entre la perte de biodiversité et l’émergence de zoonoses (maladies transmises de l’animal à l’homme), estimant que 60 % des maladies infectieuses humaines ont une origine animale. La pandémie de COVID-19, dont l’origine est probablement liée à la perturbation des écosystèmes et au commerce d’espèces sauvages, illustre tragiquement ce risque. La destruction des habitats naturels, en rapprochant les humains et la faune sauvage, multiplie les opportunités de saut d’espèce (spillover) des pathogènes, comme l’a montré une analyse du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) en 2021.

Sur le plan économique, la chute de la biodiversité se traduit par des coûts colossaux, tant en termes de pertes directes que de dépenses engagées pour atténuer ses effets. Le Forum économique mondial estime que plus de la moitié du PIB mondial (44 000 milliards de dollars) dépend modérément ou fortement de la nature. Pourtant, les activités humaines détruisent chaque année des écosystèmes dont la valeur est inestimable. Par exemple, les zones humides, qui couvrent seulement 6 % de la surface terrestre, fournissent des services évalués à 47 000 milliards de dollars par an (ramification des crues, épuration de l’eau, stockage du carbone). Pourtant, 50 % d’entre elles ont disparu depuis 1900, principalement à cause du drainage pour l’agriculture ou l’urbanisation. Aux États-Unis, la disparition des huîtres dans la baie de Chesapeake – qui filtrent naturellement les polluants – a forcé les autorités à investir des milliards de dollars dans des stations d’épuration artificielles. De même, en Indonésie, la destruction des mangroves (qui protègent les côtes des tempêtes) a aggravé les dégâts causés par le tsunami de 2004, avec un coût humain et économique bien supérieur à celui des régions où ces écosystèmes étaient intacts. Une étude de l’OCDE en 2019 a calculé que, si rien n’est fait, la perte de biodiversité pourrait entraîner une baisse annuelle de 2,3 % du PIB mondial d’ici 2050, soit l’équivalent d’une crise financière majeure tous les ans.

La sécurité alimentaire est un autre domaine où les conséquences de l’appauvrissement biologique se font cruellement sentir. Les pêches maritimes, qui fournissent 20 % des protéines animales à 3,3 milliards de personnes, sont directement menacées par la surpêche et la destruction des récifs coralliens. Selon la FAO, 34 % des stocks de poissons sont surexploités, et 60 % sont pleinement exploités, ce qui signifie qu’ils ne peuvent pas supporter une augmentation des prélèvements. La disparition des coraux, qui abritent 25 % de la vie marine, aggrave encore la situation : en Asie du Sud-Est, où 100 millions de personnes dépendent des récifs pour leur alimentation, le blanchissement des coraux (causé par le réchauffement et l’acidification des océans) pourrait réduire les prises de 50 % d’ici 2030. Sur terre, l’appauvrissement des sols, lié à la disparition des vers de terre, des champignons mycorhiziens et des bactéries fixatrices d’azote, réduit les rendements agricoles. En Afrique subsaharienne, où 60 % des terres arables sont déjà dégradées, la perte de fertilité des sols pourrait doubler le nombre de personnes sous-alimentées d’ici 2050, selon le Rapport sur la sécurité alimentaire mondiale (2021). Par ailleurs, la diversité génétique des cultures est en chute libre : depuis 1900, 75 % de la diversité des plantes cultivées a été perdue, car les agriculteurs privilégient des variétés hautement productives mais peu résistantes. Cette uniformité rend les cultures vulnérables aux maladies et aux changements climatiques. En Irlande, au XIXe siècle, la dépendance à une seule variété de pomme de terre (la Lumper) a causé la Grande Famine après l’apparition du mildiou. Aujourd’hui, des cultures comme le blé, le maïs ou la banane (dont 99 % de la production mondiale repose sur une seule variété, la Cavendish) pourraient subir le même sort face à de nouveaux pathogènes.

Les conflits sociaux et les migrations forcées sont également exacerbés par la dégradation des écosystèmes. Lorsque les ressources naturelles – eau, terres arables, poissons – deviennent rares, les tensions entre communautés s’intensifient. En Afrique de l’Est, la réduction des pâturages due à la désertification et à la surpopulation du bétail a ravivé les conflits entre éleveurs et agriculteurs, comme au Soudan du Sud ou en Éthiopie, où ces tensions ont dégénéré en violences faisant des milliers de morts. De même, au Sahel, la disparition des points d’eau et la dégradation des sols ont poussé des millions de personnes vers les villes ou vers l’Europe, alimentant les crises migratoires. Une étude de l’Institut de Potsdam pour la recherche sur l’impact climatique (2020) a établi que jusqu’à 1,2 milliard de personnes pourraient être déplacées d’ici 2050 en raison de la combinaison du changement climatique et de la perte de biodiversité. Ces migrations, souvent mal anticipées, déstabilisent les pays d’accueil et créent des tensions politiques, comme on l’a vu avec la crise des réfugiés en Europe en 2015.

Enfin, la biodiversité a une dimension culturelle et psychologique profonde, dont la disparition affecte le bien-être des sociétés. De nombreuses cultures autochtones, comme les Aborigènes d’Australie ou les Peoples autochtones d’Amazonies, basent leur identité, leurs traditions et leurs savoirs médicaux sur des espèces locales. La disparition de plantes ou d’animaux sacrés – comme le bison pour les Lakotas ou le cèdre pour les Premières Nations de Colombie-Britannique – équivaut à une perte de mémoire collective. Même dans les sociétés industrialisées, le contact avec la nature est essentiel à la santé mentale : des études en neurosciences environnementales (comme celles menées à l’Université d’Exeter en 2019) ont démontré que l’exposition à des milieux naturels riches en biodiversité réduit le stress, l’anxiété et la dépression, tandis que les environnements appauvris (comme les villes sans parcs) aggravent ces troubles. Au Japon, la pratique du shinrin-yoku (« bain de forêt ») est même prescrite par les médecins pour ses effets sur la pression artérielle et le système immunitaire.

Face à ces enjeux, des solutions existent, mais elles nécessitent une transformation profonde de nos modes de production et de consommation. La transition vers une agriculture régénérative (sans pesticides, avec rotation des cultures et préservation des haies) pourrait restaurer les populations de pollinisateurs et la fertilité des sols. La protection stricte de 30 % des terres et des océans (comme le propose l’Accord de Kunming-Montreal de 2022) limiterait l’effondrement des écosystèmes. Enfin, la réduction de la consommation de viande (responsable de 80 % de la déforestation en Amazonie) et le développement de villes vertes (avec corridors écologiques) atténueraient les pressions sur la faune et la flore. Ces mesures ne relèvent pas seulement de l’écologie, mais aussi de l’intérêt économique et sanitaire : selon le Rapport Stern (2006), chaque dollar investi dans la restauration des écosystèmes en rapporte entre 4 et 30 en bénéfices. La question n’est donc plus de savoir si nous pouvons nous permettre de protéger la biodiversité, mais si nous pouvons nous permettre de ne pas le faire.

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