TEXTE / Propositions pour une Université démocratique
Ces propositions ont pour but d’engager une réflexion sur la transformation de l’Université de Paris 8. Si elles s’inscrivent dans le cadre de la mobilisation, elles ont pour objectif de le dépasser, et de déborder la normalité universitaire. Ces propositions font suite aux ateliers autour de la position des étudiants dans l’Université et la mobilisation, ainsi que sur les pratiques d’assemblées.
Tout le monde est invité à participer à cette réflexion mardi 18 avril à 14h au carré rouge.
1. Constatations
Le mouvement ne s’est jamais massifié. Les étudiants qui se sont engagés étaient pour la plupart déjà politisés. Il ne faut pas s’en étonner : comment espérer que des étudiants que l’on réduit à une position passive toute l’année, puissent d’un coup s’engager activement dans un mouvement politique ?
L’université est au centre des préoccupations des étudiants, or ces étudiants subissent l’université en règle générale, et même les semblants d’activité sont eux-mêmes écrasés par le poids de l’institution. Dès lors, on peut essayer autant qu’on veut de toucher tels ou tels étudiants, tant que l’on ne touche pas à la structure universitaire en elle-même, on ne touchera pas les étudiants.
Lorsque l’on parle d’université, on parle d’un tout : les bâtiments, les professeurs, les associations, les étudiants, les différents UFR, les devoirs, les partiels, les cours, etc. Pour ne pas s’y perdre, il faut penser en termes de logique institutionnelle : quelle est la logique de l’université ? D’un point de vue interne, fonctionnel : elle délivre des diplômes ; et d’un point de vue institutionnel : elle cherche à continuer à exister. Ce dernier point de vue intègre le premier mais prend en compte l’environnement extérieur - autres universités, ministère, marché du travail, etc.
L’université doit être calibrée pour le monde en dehors d’elle, en ce sens elle ressemble à une entreprise, en compétition avec les autres pour être reconnue, et ainsi attirer des étudiants et par conséquent des financements. Si le spectre de Vincennes hante encore les discours, force est de constater que la transformation continue de Paris 8 en fait de plus en plus une université parmi d’autres. Si c’est vrai dans la forme, dans le fond c’est pire que ça, car notre université est victime d’un échange inégal qui s’accentue au fur et à mesure des réformes : les élèves ne viennent plus à Paris 8 parce qu’ils le veulent, mais parce qu’ils ont été refusés ailleurs. Couplé à la réduction des financements, et c’est une véritable dévalorisation de l’université qui se met en place peu à peu, et donc une dévalorisation de ses diplômes.
Pour ces calibrages interne (remise des diplômes) et externe (compétition interuniversitaire), la note joue un rôle central. Elle est l’instrument de mesure universel, de l’école à l’université.
Premièrement, elle permet de classer les étudiants pour chaque devoir, dans chaque cours, dans chaque domaine, dans chaque université, dans chaque pays. Ce classement se veut une manière objective de différencier les étudiants au niveau interne, pour permettre au regard externe de s’y retrouver. Ce regard externe c’est le marché universitaire (candidatures licences, masters, doctorats) et le marché du travail - ou plutôt pour le marché des stages et des CDD long terme.
Ensuite, la note établit ce classement en fonction d’identités spécifiques : 20/20 c’est l’étudiant modèle, 10/20 c’est l’étudiant moyen, 0/20 c’est l’étudiant nul. À ces trois grossières découpes s’ajoutent un hachage un peu plus fin, celui des mentions qui permet aux étudiants « plus que moyens » de se situer, et qui permet encore une fois aux recruteurs extérieurs de les situer - 16/20 en master est souvent une condition pour un financement de doctorat par exemple. Enfin, au-delà de ce travail de boucher, se cisèle un des classements infiniment plus raffinés, selon les professeurs, les classes, les universités, qui entraînent avec eux une infinité de choix et d’identités - « ne pas prendre cette classe où le professeur est sévère », « un 12/20 à science po vaut bien un 16/20 de Paris 8 », « 13/20 c’est nul mais c’est la meilleure note de la classe », etc. Bref, avec la note l’étudiant n’existe pas, c’est une abstraction dont l’identité s’établit en fonction d’une mesure. Chaque étudiant n’a aucune autre qualité que celles qui se reflètent dans sa note, c’est-à-dire que la seule qualité de l’étudiant est celle de pouvoir être mesuré à tous les autres.
Enfin, la note constitue autour d’elle un monde spécifique qui n’a d’autre logique que la mesure. En amont, tous les travaux sont homogénéisés, standardisés pour répondre à la mesure standard : les mêmes sujets et les mêmes types de devoirs pour tout le monde, peu importe les spécificités des étudiants. Encore une fois, les qualités individuelles ne comptent que si elles peuvent se mettre au service d’une mesure universelle. La production universitaire est donc une machine circulaire, qui n’a pour but que d’être notée, et le travail peut ensuite être jeté, brûlé, mangé, peu importe. Tout ce qui ressort de l’année universitaire - ou presque, c’est une moyenne de moyennes. En aval, l’étudiant, dans son identité à la mesure, travaille pour la note, pour le classement. Ses efforts ne sont pas faits pour une production spécifique qu’il désire, mais pour répondre aux besoins de la mesure. Ainsi, le bachotage s’installe comme pratique normale, car si réviser la veille pour le lendemain me permet d’atteindre la mention dont j’ai besoin, pas de raisons de faire plus.
Ce système est un enfer. À la fois pour les étudiants qui sont mis sous la pression d’une identité abstraite, forcés d’entrer « dans un moule » comme le veut l’expression. Ils sont privés d’une puissance créative et productrice qu’il serait pourtant facile de libérer, à la fois clients et produits de l’université-entreprise. Mais c’est aussi l’enfer pour les professeurs qui doivent corriger des centaines de copies de travaux standardisés, finissent par mettre du rouge et des points aux mêmes endroits pendant des heures, et doivent même jouer aux surveillants pendant les devoirs et partiels. Eux aussi sont privés de leurs qualités propres. Étudiants et professeurs sont pris dans un taylorisme universitaire qui semble inattaquable.
On le voit bien, le problème ne peut pas se construire autour d’un « qui » réel et visible au premier regard. Ce « qui » est une abstraction concrète, un faux-sujet. Ce n’est pas l’étudiant tel qu’il existe qui doit être atteint, mais plutôt celui qui est latent, en puissance, qui désire se libérer de l’empire qui s’impose à lui. Il faut par conséquent d’abord penser un « quoi » et un « comment » : quelle université et comment la faire advenir ? Dans cette optique, les propositions ci-dessous ont pour objectif de former une base première de réflexion, de discussion et d’action.
Il est important d’éviter tout de suite deux confusions :
- Le but n’est pas de supprimer la note, ni de transformer de fond en comble l’université - car il y a des obligations légales qui s’imposent et nous ne sommes pas en période révolutionnaire. Il s’agira plutôt de repousser, conjurer au maximum la note et le monde qu’elle constitue, et de démocratiser au maximum la structure universitaire
- Ces propositions ont vocation à être discutées, elles sont réfléchies, et sont affirmatives, mais elles sont surtout un matériau de base. Elles n’auraient par ailleurs aucun sens s’il s’agissait d’imposer un modèle tout fait et statique.
En commençant par les modes d’évaluation, on commence par le cœur de la vie universitaire, et donc au cœur de la vie de l’étudiant. C’est de ce point de réflexion que toute transformation peut partir, sans cela, on ne risque que de créer des formes institutionnelles vides et mortes. Si l’étudiant doit avoir un pouvoir de participation réel, il doit pouvoir s’emparer du sujet de l’évaluation.
Qu’est-ce que cela signifie ? Concrètement, une coconstruction des modalités d’évaluation au niveau des cours, des promotions, des départements, des UFR et de l’Université sur le mode de la discussion en assemblée. C’est-à-dire, dans chaque classe il doit être possible de discuter et de décider des travaux qui seront réalisés, de leur mode d’évaluation, et de ce que ces travaux deviendront à la fin du semestre. Cela implique que le contenu du cours doit aussi pouvoir être discuté. Bien entendu, on me rétorquera que chaque cours est différent, et chaque domaine est différent ; mais justement, si chaque cours et différent, et que chaque domaine est différent, comment se fait-il que tous les cours se ressemblent et que tous les travaux soient standardisés dans leur forme ? L’idée n’est pas que les étudiants savent mieux que les professeurs, mais que les étudiants savent et désirent des choses que les professeurs ne savent pas, et inversement. Plutôt que de prendre le cours et les modes d’évaluation comme des statues intouchables dans le musée poussiéreux de l’éducation, nous pouvons faire le pari de construire ensemble des modalités de cours et d’évaluation plus libres, innovantes pour parler startup-nation, qui à leur tour libèrent le désir, la créativité et la production des étudiants. Qui font valoir les qualités déjà là et en construction des étudiants, qui mettent réellement à l’épreuve leurs compétences, et qui leur donnent une gratification autre que d’être simplement un nombre parmi d’autres.
Pour que cela puisse se mettre en place, il est indispensable que professeurs et étudiants travaillent ensemble, mais aussi que l’administration soutienne cette initiative. On me rétorquera que les professeurs n’ont aucun intérêt à cela, et l’administration encore moins.
C’est faux. Comme expliqué plus haut, Paris 8 est déjà la victime d’un échange inégal, le diplôme est déjà dévalorisé par rapport à la grande majorité des universités. Par ailleurs, dans son discours d’ouverture des journées Guattari au premier semestre, la présidente elle-même a salué l’initiative, expliquant qu’il fallait faire valoir la différence de Paris 8 contre ceux qui voudraient la voir couler. Nous prenons cela au mot. Faisons valoir cette différence, mais non pas dans les discours, qui vient souvent sous la forme d’un spectre lourd, mais dans la réalité de l’université, dans son fonctionnement. En retour, non seulement la note ne sera pas écartée complètement - ce qui encore une fois n’est pas possible légalement, mais surtout Paris 8 pourra se prévaloir de permettre aux étudiants de se développer de manière différente, unique, et finalement d’offrir quelque chose en plus.
La forme que prend naturellement la réflexion sur l’évaluation est celle d’une démocratie participative en assemblée. Au niveau de la classe, mais également aux échelons supérieurs, les promotions, les départements, les UFR, l’Université. Mais pourquoi un tel modèle général si le but c’est simplement de changer les modes d’évaluation dans les classes ?
Premièrement, parce qu’il ne s’agit d’ouvrir la réflexion à l’ensemble de l’université.
Deuxièmement, parce que cela peut permettre d’échanger entre les classes, entre les départements et entre les UFR sur ces modes d’apprentissage et d’évaluation.
Troisièmement, parce que cela permet aux étudiants de dépasser leur réduction aux cours qu’ils prennent, au-delà de leurs classes, de décloisonner les cours et les promotions afin de permettre une meilleure sociabilisation intra- et interdépartementale.
Quatrièmement, parce que cela peut permettre la mise en place de coopération, d’échange et de coconstruction des cours entre les départements et entre les UFR, afin de faire valoir une réelle interdisciplinarité qui dépasse les formules creuses et les évidences - par exemple quand dans les années 1970 les départements de philosophie et de mathématiques étaient très liés. Il y a une infinité d’échanges interdépartementaux et interUFR à Paris 8, ces échanges permettraient d’ouvrir les possibilités d’apprentissage et de savoir de manière inégalée.
La forme administrative de l’assemblée épouse parfaitement les contours déjà existants de l’université. Mais surtout, elle peut permettre de faire bien plus que de discuter des modes d’apprentissage et d’évaluation.
Au niveau des promotions, des départements, des UFR - et potentiellement des classes, on pourrait imaginer la mise en place de commissions spécifiques sur des questions cruciales pour la vie étudiante, mais qui sont complètement recouverts par la structure actuelle de l’université centrée sur la note et le classement. Des commissions logement, revenus, violences sexistes et sexuelles, sociabilisation, etc. pourraient être mises en place, avec des étudiants élus mais révocables qui y participeraient. Non seulement cela pourrait permettre une bien meilleure connaissance de la réalité des conditions de vie des étudiants dans l’université, mais en plus, cela permettrait de plus facilement agir sur ces questions.
Les décisions prises en assemblée et en commission validées par les assemblées aux échelons les plus bas pourraient remonter aux échelons les plus haut. Plutôt qu’une imposition par le haut de projets aveugle, nous aurions des constats et des décisions prises directement par les étudiants, professeurs et personnel administratif, par le bas, qui remonterait aux échelons les plus hauts - par exemple, plutôt qu’un projet de financement participatif incohérent, nous aurions directement l’expression des besoins et désirs des étudiants, débattus aux différents échelons, et dont la décision remonterait jusqu’à l’administration qui aurait alors pour but de coordonner cela.
Cela n’empêche pas l’existence d’organisations à part, tels que les syndicats ou les associations, bien au contraire. Premièrement, elles pourront être consultées sur tous les sujets qui les concernent - par exemple le droit au logement. Deuxièmement, elles auraient directement devant elles, aux niveaux micro et macro, la réalité des besoins et désirs des étudiants. Enfin, elles auraient de véritables courroies de transmission de leurs activités plutôt que de devoir avancer dans le vide à l’aveugle via des posts instagram ou tractage sauvage. Nous pensons par ailleurs que des étudiants plus engagés dans leur quotidien à l’université seront plus à même de rejoindre voire fonder des associations.
Un point important est que, s’il se prête bien à la forme administrative de l’université, le modèle de l’assemblée peut convenir à bien d’autres secteurs de la société. Que ce soit sur les lieux de travail, dans les associations, dans les immeubles, dans les quartiers, etc. En faisant ce premier pas, ce sont de nombreux pans de la société qui peuvent finir par adopter cette forme démocratique d’organisation.
Encore une fois, il ne s’agit pas d’imposer des modèles spécifiques, mais de partir du quotidien, comme cela a été fait dans ce texte. De partir du quotidien, de comprendre ce qui entrave le désir et la puissance d’agir des individus, et de s’en débarrasser le plus possible. En tirant sur le fil qui se montre on peut arriver à une véritable transformation des pratiques sociales, et à une véritable libération des corps et des esprits.