AUTONOMIE ET HIERARCHIE 8 / La hiérarchie chez les rats 2
« Une expérience a été effectuée sur des rats. Pour étudier leur aptitude à nager, un chercheur du laboratoire de biologie comportementale de la faculté de Nancy, Didier Desor, en a réuni six dans une cage dont l'unique issue débouchait sur une piscine qu'il leur fallait traverser pour atteindre une mangeoire distribuant les aliments. On a rapidement constaté que les six rats n'allaient pas chercher leur nourriture en nageant de concert. Des rôles sont apparus, ils se les étaient ainsi répartis: deux nageurs exploités, deux non nageurs exploiteurs, un nageur autonome et un non nageur souffre-douleur.
Les deux exploités allaient chercher la nourriture en nageant sous l'eau. Lorsqu'ils revenaient à la cage, les deux exploiteurs les frappaient et leur enfonçaient la tête sous l'eau jusqu'à ce qu'ils lâchent leur magot. Ce n'est qu'après avoir nourri les deux exploiteurs que les deux exploités soumis pouvaient se permettre de consommer leurs propres croquettes. Les exploiteurs ne nageaient jamais, ils se contentaient de rosser les nageurs pour être nourris.
L'autonome était un nageur assez robuste pour ramener sa nourriture, passer les exploiteurs et se nourrir de son propre labeur. Le souffre-douleur, enfin, était incapable de nager et incapable d'effrayer les exploités, alors il ramassait les miettes tombées lors des combats. La même structure : deux exploités, deux exploiteurs, un autonome et un souffre-douleur, se retrouva dans les vingt cages où l'expérience fut reconduite.
Pour mieux comprendre ce mécanisme de hiérarchie, Didier Desor plaça six exploiteurs ensemble. Ils se battirent toute la nuit. Au matin, ils avaient recréé les mêmes rôles. Deux exploiteurs, deux exploités, un souffre douleur, un autonome. Et on a obtenu encore le même résultat en réunissant six exploités dans une même cage, six autonomes, ou six souffre douleur.
Puis l'expérience a été reproduite avec une cage plus grande contenant deux cents individus. Ils se sont battus toute la nuit, le lendemain il y avait trois rats crucifiés dont les autres leur avaient arraché la peau. Moralité: plus la société est nombreuse plus la cruauté envers les souffre douleur augmente. Parallèlement, les exploiteurs de la cage des deux cents entretenaient une hiérarchie de lieutenants afin de répercuter leur autorité sans même qu'ils aient besoin de se donner le mal de terroriser les exploités.
Autre prolongation de cette recherche, les savants de Nancy ont ouvert par la suite les crânes et analysé les cerveaux. Or les plus stressés n'étaient ni les souffre-douleur, ni les exploités, mais les exploiteurs. Ils devaient affreusement craindre de perdre leur statut de privilégiés et d'être obligés d'aller un jour au travail.
Se pourrait-il que pour chaque espèce animale il existe une sorte de grille d'organisation spécifique. Quels que soient les individus choisis, dès qu'ils sont plus de deux, ils s'empressent de tenter de reproduire cette grille pour s'y intégrer. Peut-être que l'espèce humaine est tributaire elle aussi d'une telle grille. Et quel que soit le gouvernement anarchiste, despotique, monarchiste, républicain ou démocratique, nous retombons dans une répartition similaire des hiérarchies. Seules changent l'appellation et le mode de désignation des exploiteurs. »
Les autonomes. – Sortis de l’oppression, « émancipés », les affranchis (ou autonomes) n’oublient pas que dans leurs trajets sinueux qui les ont conduit à l’autonomie, ils sont passés par la case des opprimés. Et c’est par là même qu’ils biaisent l’objection de Nietzsche : les hommes capables se fourvoient dans leur capacité (réussite, aspirations humaines ou hiérarchiques), ils sont incapables de juger librement. Mais c’est que l’autonomie, la capacité repart sans cesse de zéro, de l’intensité nulle. Les « hommes capables » comme les appelait Nietzsche n’ont plus besoin de juger librement puisqu’ils sont libres après avoir été dans la hiérarchie puis « affligés » par celle-ci de leurs passés. Chez les philosophes, ce moment d’oppression se caractérise de plusieurs manières ; son issue et son intensité, par un détachement de deux années pour Hegel DesMA_59-60, par un trou de huit années chez Delezue DzP_185, au sujet desquelles Michel Tournier qui s’occupait à l’époque de Deleuze disait : « un génie n’est pas viable », ou encore l’excommuniaction de Spinoza. On devrait corriger, un génie seul n’est pas viable, c’est pour cela qu’il surgit toujours dans un milieu, une constellation affective. Sorti de cette période d’oppression grâce à des amis, des « tuteurs de résilience » pour Boris Cyrulnik, l’individu s’affranchit en formant ses propres armes (son propre langage – concepts – et sa propre temporalité qu’on peut nommer auto-affection ou création) et suivant ses propres intuitions. L’individu devient autonome et quelque peu « anarchiste », puisque c’est la seule manière de se détourner du système des représentations (hiérarchie ou hétéronomie) sans pour autant éprouver de la haine. Le système pour sa trop grande sensibilité a voulu lui faire la peau, ou plus exactement qui lui a rempli la tête de passions tristes, mais la personne résiliente qui n’est plus un individu du système dominant est apte à un plus grand nombre de choses notamment la pensée, qui n’est plus dialectique, il a acquis une nouvelle capacité d’énergie que l’on nommait dans les années 60-70 : nouvelle subjectivité. Ceci est un perspectivisme, un chemin tracé que la dialectique omet tout simplement, car la dialectique comme axiomatique ou homonomie se situe juste avant ce point sensible qu’est la période d’oppression et par son « homonomie » elle ne fait que renforcer le système hiérarchique en ayant pas un contre-pied suffisant pour pouvoir s’en défaire librement. L’homonomie est le fait qu’elle reconnaisse l’être ou la loi du Même à partir de laquelle elle pense l’Autre en posant l’événement).
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Chez Nietzsche - Ces différents types, nous les retrouvons chez Nietzsche notamment dans un aphorimse de la Volonté de Puissance (I, 146) où Nietsche parle de morale. Mais ils parcourent toute son oeuvre.
- « l’homme médiocre » (ou les dominants)
- « les humbles » (ou les dominés)
- « l’homme souffrant » (ou les souffre-douleurs), ceux qui sont affligés d’un « passé ». NsHH2a°6
- « les affranchis » (ou les autonomes) que sont les penseurs ou les créateurs immoraux.
Cette typologie forme un dispositif complexe, une statis contemporaine et tragique qui n'a plus rien avec la stasis athénienne. Nous employons le terme grec stasis pour parler de la fragmentation inéluctable de la société qui tend à l'équilibre des forces mais qui n'est plus forcément organisé en partis politiques ou en clan rivaux. Nous pourrions compliqué encore cet ensemble en y ajoutant le cas du prêtre ascétique qui tend vers des abstractions et qui n'existe pas dans la hiérarchie des rats ou peut-être comme le prêtre qui sert de caution aux dominants et les aident à maitenir la hiérarchie. Mais nous sommes alors dans le domaine de la spéculation fantaisiste, ce simple texte visant à affirmer qu'il existe une part autonome dans notre société comme dans toute situtation mais que ne faisant partie du discours des dominants elle n'est que rarement prise en compte.
Chez Guattari et Deleuze. - Pour faire un lien avec Guattari et Deleuze, vous retrouvez :
- avec les autonomes, les schizophrènes, les nomades et leurs machines de guerre
- avec le système dominant-dominés, l'appareil de capture sédentaire de l'Etat.
Entre les deux il y a une schize, le passage oligé par une certaine dose de douleur mais qui permet l'autonomie par rapport au système dominant. C'est la tension entre les deux qui donne l'intitulé de notre rubrique schizo-analyse politique ou explique le titre de cet article "autonomie et hiérarchie". C'est pourquoi on peut appeler le passage du "stade" souffre-douleur à celui d' "autonome" résilience