LA PHYSIQUE QUANTIQUE / La relation entre philosophie et physique quantique
Vers une autre positivité pour notre époque.
La philosophie ne dénonce ou n’encense le « nihilisme moderne » qu’à la mesure de sa propre difficulté à saisir où transite la positivité actuelle BdMP_39. Telle est bien la question. Quelle est la positivité actuelle ? Peut-on donner une positivité de notre époque autre que la théorie des ensembles génériques que met tant en avant Badiou ? Il aurait les ensembles constructibles de Gödel passés sous silence par Badiou. Mais plus largement y a-t-il un autre horizon que la loi du Même et peut-on sortir du repli transcendantal qui oblige la dialectique à s’appuyer sur une phénoménologie à revenir au concept d’objet plutôt que tendre vers les intensités qui déterminent, elles, d’autres idées. La positivité actuelle, nous pouvons la voir au regard de la révolution quantique dans la physique atomique ou plus largement l’ère du silicium. Nous en attestons chaque fois que nous compulsons notre ordinateur ou notre téléphone portable. Ainsi la physique quantique née en Allemagne, au Danemark et en Angleterre a pour base l’analyse transcendantale de la théorie newtonienne des forces autrement appelée par Kant : Critique de la raison pure. Celle-ci repose davantage sur la réciprocité de la matière et de la substance (principe de permanence) que sur la réciprocité du sujet et de l’objet qui, elle, forme l’essentiel du discours. Mais il est clair, reprenant ici les dires de Mr Bitbol, spécialiste de Kant et de la physique quantique, que le langage nous empêche de voir la dynamique de levée de la circularité entre condition et donnée (sujet et objet si vous préférez). Dynamique qui est l’autonomie de la réalité par rapport au savoir (même si celui-ci s’y inclut). Pour tendre vers cette dynamique, il nous faut abandonner toutes les bonnes vieilles réciprocités, toutes les grandes distinctions qu’a articulé jusqu’ici la philosophie au travers de systèmes de réciprocités. Ces bonnes vieilles réciprocités sont, entre autres, de part et d’autre de la crise, les couples possible-réel, théorie-pratique, esprit-matière, âme-corps, pensée-étendue et de part et d’autre de la finitude les couples moi-monde, sujet-objet. Il ne s’agit plus de « découper du poulet » mais d’avancer dans la nuance et d’activer une pensée partout mise en œuvre notamment en physique quantique, où elle est indispensable pour comprendre cette dernière. Bohr, Feynman et Hawking sont les tenants de cette pensée. Ceci peut paraître farfelu, mais on en vient ici à Nietzsche, à celui dont Deleuze disait qu’on ne le comprenait pas DzN (même lui) et qu’il était porteur d’une force propre à former une pensée de l’avenir : vers une formation de l’avenir. Nietzsche dès ses premiers écrits, dans sa critique de l’idéal du savant, anticipa la posture dans laquelle se trouveraient les physiciens quantiques et c’est par ailleurs ainsi que nous comprendrons son assertion : « il n’a pas de matière » qui à la première lecture peut paraître folle si l’on ne comprend la matière que comme un crible inerte posé sur la réalité. Ce n’est pas dans un retrait par rapport à la crise de la philosophie et des sciences mais bien en avant qu’il faut se placer, ceci pour répondre à Husserl. Et c’est peut-être bien en mettant en place une analogie, dispositif entre celui décrit par Badiou Humanité-Inhumanité-Surhumanité et celui du Taquin comme le jeu où il faut déplacer des carrés pour reconstituer l’image. Le dispositif du Taquin (nom donné à posteriori pour vulgariser la chose, voir figure 4) se résume ainsi bande de valence de la physique classique, bande d’énergie interdite (impossibilité) . L’opération quantique de base consistant à exciter un atome avec un photon de telle sorte que l’électron entre en état quantique où la connaissance bute, pour le dire selon les termes de Badiou l’intelligibilité des axiomes n’est plus possible. Malheureusement, pour l’instant, je ne peux que poser cette analogie spéculative sans y apporter plus de crédit. Mais ce que l’on peut dire par ailleurs, dire c’est qu’au travers de l’infini mathématique (le transfini de la théorie des ensemble) et de la théorie des ensembles comme homogène, et n’ayant aucune intensité possible, un destin de la philosophie semble écarté. C’est avec joie qu’il faut accueillir que le destin de toute situation soit l’infinie multiplicité des ensembles, qu’aucune profondeur ne puisse jamais s’y établir, que l’homogénéité du multiplie l’emporte ontologiquement sur le jeu des intensités OT_22. Nous permettons de prendre son contre-pied de Badiou, simplement pour ne pas oublier une piste qui s’offre à nous, en demeurant indifférent aux questions de l’un et du multiple, du Même et de l’Autre, qui gagerait nos spéculations. En physique quantique, il y a des intensités (impulsions) qui ne rentrent ni dans la catégorie qualité ni celle de la quantité, problème de la non-correspondance des variables (intelligibilité) et qui ne font appelle à aucune profondeur mais à un changement d’échelle, pourrait-on dire pour simplifier. Pour en revenir à la philosophie, en posant l’être comme vide et en accolant le signifiant au sens univoque Badiou ne peut aller au-delà du Gap (anglicisme pour la bande d’énergie interdite) que pose la physique quantique. Deleuze, au-delà de la neutralité de l’être, percevait l’instance sélective d’un extra-être à savoir le dispositif de l’éternel retour, qu’il rabattait au début de son œuvre en une disjonction de deux séries réciproques, tout en posant l’existence d’un monde sans autrui, d’un monde qui dépassait l’impossibilité, d’une création qui tenait bon au-delà de l’air raréfié. L’éternel retour est peut-être plus qu’une instance univoque, entendons propre à l’Univocité de l’Etre, il est l’instance qui sélectionne les forces ou les énergies (et les casse en deux, pour rejoindre le questionnement de Mr Badiou). On peut employer un image grossière, celle des diodes électroluminescentes qui peuplent petit à petit tous nos appareils : les diodes ne laissent passer le courant que si l’on n’y adjoint une certaine quantité d’énergie, comme une bille qui sauterait de crevasse en crevasse si on la lance avec suffisamment de force. Se réfugier dans les vérités pour fuir le sensible, ce mixte de puissance et d’opinions BdAM_110, sans voir que l’on peut dissocier les affects qui forcent à penser des opinions qui se mettent au travers de la pensée. Trouver la nuance dans ce mixte, la fêlure qui s’y joue comme objet le plus haut de la pensée DzID_128. Le point de butée est bien là : soit on se replie sur un objet donné par le champ transcendantal, soit on active une pensée capable d’aller au delà du point de butée. Si la philosophie ne veut encore produire son propre confinement ésotérique, creuser son propre tombeau qui serait aussi, s’il y avait là quelque vérité celui des processus du Dehors, des procédures de création. Ce n’est plus traiter comme existant en acte (actuel) ce qui n’existe qu’en puissance (virtuel) mais court-cuiter l’un par l’autre et produire de l’effort et de la singularité, solutionner par la création. Il s’agit plus d’accélérer ou d’activer ou même d’épurer, d’éliminer au contraire les vides, les ailleurs, les nostalgies implicites, qui grèvent la pensée et finalement ralentissent sa procession, sa bonne marche, son retard vis-à-vis des problèmes de la vie.
Les scientifiques ont peut-être raison de se targuer que la seule révolution qui ait marché au vingtième siècle n’est ni bolchevique ni surréaliste et ni complètement psychanalytique : cette révolution est simplement quantique. Il ne s’agit pas là de faire une apologie de la technique ou du progrès, mais de faire qu’un certain dispositif d’affection se répande, qu’une autre manière d’envisager la réalité nous soit offerte : cette nouvelle appréhension se fait par les signes qui nous affectent. Les physiciens quantiques, plus encore que les mathématiciens de la théorie des ensembles, ont été les premiers à mettre en place un dispositif effectif de pensée collective qui leur permette de prendre des risques au-delà de la méthode transcendantale qu’il ont fait muter (voir le rapport que Bohr entretenait avec Helmholtz BohPA_422-442). C’est ceci qu’a tant de mal à faire la philosophie, trop empêtrée dans ses contradictions car trop abstraite et dialectique. C’est spécifiquement pour faire un pied de nez à la dialectique qu’il faut insister sur la plus petite contradiction et non la contradiction majeure, bref il faille relever ou entretenir la nuance, toujours mieux l’affiner et subtiliser quelques pointes de pensée à la dialectique. On est avec la réalité quantique dans l’ordre du devenir imperceptible. Deleuze et Guattari ont sans doute été les premiers à mettre en place auto-affection et bifurcation loin des questions de l’être et à créer l’effervescence nécessaire pour franchir un cap de pensée, celui de percevait Nietzsche. Il ne s’agit pas de soustraire la pensée à la société en la fondant une énième fois mais de créer une société affective de la pensée. L’apport de Niels Bohr et des ses colistiers, est celui-ci : on ne peut plus parler de matière, de corps matériels qui structureraient la réalité. Plus précisément les lois newtoniennes, qui reposent sur la stabilité de la matière, ne s’appliquent pas en-deçà de l’échelle atomique pour la simple et bonne raison que ce qui gravite en cercle, rayonne et émet de l’énergie. La fausse représentation qu’on se fait de la structure atomique est de croire que l’électron gravite sur des orbites circulaires autour du noyau de l’atome. Si tel était le cas, la distance entre l’électron qui tourne autour du noyau de l’atome tendrait à s’annuler puisque en toute logique l’électron en rayonnant, perdrait de l’énergie. Alors l’atome disparaîtrait, et la matière « s’effondrerait ». Mais il n’en est rien Il faut donc inventer une nouvelle théorie atomique : la théorie quantique, basée davantage sur des relations (forces) et des dispositions (potentialités) que sur les prétendues propriétés de la matière, qui pour le coup nous échapperons toujours. Ce que l’on nommait propriété n’existe que si l’on veut en rester à une vision habituelle et routinière du monde où tout serait inerte et sans grand intérêt. Les propriétés, qu’elles soient de la matière ou de la substance, l’une étant la réciproque de l’autre BohPA_435, n’existent pas. Même la masse se trouve être le résultat d’une mesure c’est-à-dire de l’interaction d’un appareil et d’un « objet ». Ceci est une interaction forte, à l’échelle sub-atomique ou quantique, les interactions faibles font que même l’observateur interagit et ne peut se soustraire à l’expérience, au monde qui s’opère autour de l’appareil de mesure, et pas seulement si l’on sort de l’expérience scientifique et que l’on s’intéresse aux électrons qui codent nos données informatiques.
Vis-à-vis de la dialectique. — Ceci a des conséquences aussi en philosophie notamment au niveau de la dialectique matérialiste de Badiou. L’une des tâches que l’on pourrait se donner serait d’éliminer tout les vides qui compliquent la philosophie, notamment les pensées abstraites comme celle de Badiou. Ces vides ralentissent le cheminement de la pensée, là où précisément il faudrait l’accélérer par des intensités inouïes et franchir un cap. Ce cap, cet au-delà de l’intervalle vide (le « gap » en physique anglophone) est marqué par une nouvelle subjectivité ou capacité d’énergie. Si l’on peut parler de « saut quantique » c’est là qu’il se situe. A travers ce saut, c’est une pensée collective qui est visée comme la mise en place d’une surhumanité, d’un au-delà de l’humanité. Sur l’autre versant, le ralentissement de la pensée chez Badiou sa fixation sur l’argument transcendantal et un possible principe du Bien, provient de la restriction de mouvement dans la pensée, de sa subordination au repos. Le repos étant premier, rappelons-le dans la physique aristotélicienne qui a valu jusqu’à Galilée. La pensée de Badiou fonctionne au coup par coup, au travers de points et non de lignes. Comme Leibniz, comme Kant, la pensée de Badiou, par ses abords compliqués, a tendance à se poser comme frein à la pensée (non-dialectique et intuitive) et à sa libération.
Deux visées sur le même. — Nous sommes aujourd’hui à un tournant de la philosophie. Deleuze comme nous l’avons déjà dit l’avait entrevu l’importance au travers des potentialités du silicium DzF (en fait tous les semi-conducteurs comme le silicium = Si, l’arséniure de Gallium = GaAs, et l’arséniure d’Aluminium = AlGaAs) et de la pensée de Nietzsche, tout en voyant bien que cette formation appartenait à une philosophie de l’avenir. Au fond depuis Socrate et Platon, il y a toujours eu de la philosophie effective mais seulement à l’état de comètes imprévisibles, de tentatives dispersées. Pourquoi cela parce qu’elle était abstraite. Exceptés les stoïciens, les cyniques, les épicuriens et les médecins sceptiques, il est peu de philosophies qui se soient constituées collectivement, ou qui aient échappé à l’emprise académique. C’est pour se démarquer des doctrines que sont apparues, telles des comètes, les pensées de Nietzsche ou de Spinoza[1]. Leurs œuvres si mal reçues voire dénaturées par leurs premiers lecteurs. Plus qu’à un tournant, nous en sommes à un déroulement à l’envers de la philosophie comme si nous remontions de Platon à Socrate et aux physiciens pré-platoniciens, car l’épuisement des concepts statiques, se fait jour comme le note Bergson BgEC. Ceci est marqué chez Badiou par un repli sur le transcendantal et un réinvestissement de la catégorie d’objet qui avait été rejeté dans un premier temps : « la philosophie n’a pas d’objet », c’est une pensée sur la pensée. Par son acte, par son geste, le système badiolien apparaît comme le théâtre d’une justice où la compossibilité des vérités se trouve confinée pour ne pas affronter au dehors la finitude (restriction de l’espace de vérité). On peut, comme Badiou, partir de l’énoncé de Parménide mais par contre en donner une tout autre lecture. L’énoncé parménidien « Le même est à la fois pensée et être » peut se lire comme une loi fondatrice ou comme l’anomalie constitutive de la philosophie. Il y a deux points de vue possibles sur ce « même ». Deux visées sur le même. Devisons. Soit on l’envisage comme une loi statique soit comme un processus à anomalie, qui échappe à la loi. Si Nietzsche pense à Platon comme à un dévoyé. NzLP •194 _150, c’est que pour appréhender le « à la fois pensée et vie » ou le « à la fois penser et être » (comme acte), il lui fallait poser un vide puisque l’union des deux n’avait plus rien d’une évidence et d’une effervescence. Mais Platon ne faisait que prolonger le coup d’arrêt porté par Socrate à l’élan vital. Socrate, par sa décision d’aiguillonner les consciences, interrompit en effet ce que les philosophes avaient peu inscrit jusqu’alors et qui tenait de la vie-pensée, de l’effervescence d’un milieu. La prise de conscience, la conscience de ce danger réclama alors l’institution d’un vide (celui de l’être comme un) pour palier à la perte de vitalité de la philosophie et de la société athénienne, comme on rassemble ses dernières forces. …chez les Grecs tout avance vite, et aussi décline terriblement vite. Lorsque le génie grec eut épuisé ses types supérieurs, le Grec baissa très rapidement. Il a suffi qu’une fois se produise une interruption et que la grande forme de la vie ne soit plus remplie ce fut aussitôt terminé; exactement comme pour la tragédie. Un seul contradicteur puissant comme Socrate — la déchirure fut irréparable. En lui s’accomplit la destruction de soi de tous les Grecs Nz cité in DzN. Pour conclure notons que ces deux visées sur le Même ou plus exactement sur le « à la fois » constitutif ou soustractif du Même s’explique par le fait que l’hétérogène peut se comprendre lui aussi de deux manières différentes 1°) l’hétérogène est ce qui est d’un genre autre dans le cas par exemple des vérités génériques qui ont une dimension d’absolu, mais 2°) l’hétérogène c’est aussi ce qui est autre qu’un genre par exemple que le cas des multiplicités hétérogènes qui sont marquées par la nuance ou variation BdLM_249. C’est ce que nous verrons dans nos prochains articles :) Nous vous recommandons chaudement la lecture de Une brève histoire du temps de l'astrophysicien Hawking, spécialiste de physique quantique, sans doute le livre le plus clair sur la physique contemporaine et pourtant il date d'il y a vingt ans :)
[1] Pensons à cette citation de Cassirer dans le problème de la connaissance : la méthode générale de la réflexion philosophique qui avait été le terrain commun de toutes les doctrines, au delà de leur conflits, fait place à un mode de pensée totalement différent. La continuité dans la position des problèmes semble s’interrompre brusquement (p. 73)
Nz = Nietzsche
Bd = Badiou
Dz = Deleuze